Révolution «verte» à la BCE

Karsten Junius, J. Safra Sarasin

5 minutes de lecture

Il serait préférable que la BCE ne puisse pas décider quelles entreprises sont durables et doivent être soutenues et lesquelles ne doivent pas l’être.

A l’occasion de sa prochaine revue stratégique, la Banque centrale européenne examinera les modalités de traitement des questions environnementales, sociales et de gouvernance. Les changements qui en résulteront pourraient conduire à accroître ses prérogatives politiques, mais aussi à une meilleure compréhension de sa politique auprès de la population européenne. 

Christine Lagarde, la nouvelle présidente de la Banque centrale européenne (BCE), a clairement indiqué son intention d’accorder une grande importance aux questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG). La revue stratégique de la BCE, officiellement lancée en janvier, portera sur un large éventail de questions, allant de l’objectif d’inflation à la manière dont les banques centrales pourraient contribuer à réduire les risques liés au changement climatique. Dans les paragraphe qui suivent, nous évoquons les principaux enjeux du point de vue des questions ESG.

Le soutien aux politiques «vertes»
ne doit pas contredire d’autres objectifs de l'UE.
Aspects environnementaux 

En principe, la BCE dispose de cinq moyens pour s’attaquer à la question de l’environnement et soutenir les mesures d’atténuation du changement climatique ou les entreprises «vertes» engagées dans ce domaine:

  1. Intégrer le changement climatique et les risques associés dans les modèles et les prévisions économiques.
  2. Rendre obligatoire l’inclusion des risques liés au changement climatique dans les scénarios de crise des banques et parer aux éventuels risques systémiques résiduels qui en découlent. Rendre les résultats publics afin que les agences de notation et les marchés puissent les intégrer de manière appropriée. Traiter les risques systémiques résiduels à l’aide d’outils macro-prudentiels.
  3. Positionner ses propres portefeuilles détenus pour des raisons non monétaires, comme son fonds de pension, sur des actifs d’entreprises «vertes».
  4. Acheter des obligations ou des actions «vertes» dans le cadre de son programme d’achat d’actifs.
  5. Exiger une décote plus faible lorsque les obligations d’entreprises «vertes» sont utilisées comme collatéral pour les opérations de refinancement de la BCE.
  6. Fournir des facilités de prêt spécialisées ou d’autres instruments de politique monétaire aux entreprises «vertes».
Le traité sur le fonctionnement de l’UE devrait orienter la BCE vers la poursuite d’objectifs plus divers
L’Article 127(1) stipule que «sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix», l’Eurosystème doit également «apporter son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union». Ceux-ci incluent entre autres le «plein emploi» et une «croissance économique équilibrée». Ces dispositions devraient permettre à la BCE de soutenir les politiques limitant le changement climatique si celles-ci constituent un objectif clair de l’UE et ne contredisent son premier objectif. La BCE doit donc s’attaquer à la question du changement climatique si elle juge que celui-ci constitue un risque pour la stabilité financière. Cependant, elle doit également faire preuve de neutralité par rapport au marché. La revue stratégique doit ainsi préciser dans quelle mesure cela reste le cas si certaines entreprises ou certains secteurs sont soumis à des facteurs exogènes. 

Le soutien aux politiques «vertes» ne doit pas contredire d’autres objectifs de l'UE, comme un niveau d’emploi élevé, une croissance équilibrée et la sécurité énergétique. Dans la plupart des cas, la réalisation d’un objectif politique rend plus difficile l’atteinte d’un autre. C’est pourquoi, il incombe aux élus, et non aux organes indépendants comme les banques centrales, d’envisager des compromis et de prendre des décisions politiques. En gardant à l’esprit les principes ci-dessus, les options 1, 2, 3 et 6 nous semblent les meilleurs moyens pour la BCE de faire face au changement climatique. En particulier, privilégier les actifs «verts» dans les portefeuilles de politique non monétaire de la BCE, comme son fonds de pension, ne contredirait pas ses objectifs de politique monétaire.

La BCE dispose déjà d’un système intégré
qui favorise les entreprises moins risquées.

Nous recommandons que la BCE ne prenne pas la décision politique de déterminer quelles entreprises sont durables et doivent être soutenues et lesquelles ne doivent pas l’être. Cette décision pourrait nécessiter d’entrer dans des considérations politiques et il est préférable qu’elle soit prise par un autre organe de l’UE. Par ailleurs, la BCE ne devrait pas orienter son programme d’achat d'actifs de manière à soutenir les actifs «verts» (option 4). Cela impliquerait d’utiliser ses outils de politique cyclique, avec lesquels elle entend remplir son mandat premier, pour des objectifs secondaires de politique structurelle. Au lieu de cela, la BCE devrait garder l’option de liquider si besoin ses actifs pour atteindre son objectif premier sans se voir contrainte par l’éventualité que la vente d’obligations de sociétés «vertes» contredise ses objectifs secondaires.

La BCE ne doit pas non plus exiger une décote plus faible si les actifs d’entreprises «vertes» sont utilisés comme collatéral dans ses opérations de refinancement (option 5). La BCE dispose déjà d’un système intégré qui favorise les entreprises moins risquées. Si une réglementation adéquate et des scénarios de crise rendent transparents les risques liés au changement climatique auxquels les entreprises sont confrontées, les agences de notation pourront attribuer des notes moins élevées aux entreprises pénalisées par le changement climatique ou par les politiques de lutte contre celui-ci. Par conséquent, le prix de leurs obligations devrait également être inférieur à celui d’entreprises comparables mais moins risquées. Le montant que la BCE reconnaît comme collatéral dans ses opérations de refinancement dépend du prix du marché, déduction faite d’une décote en fonction de sa notation. Ainsi, les entreprises «vertes» bénéficient déjà d’une décote plus faible appliquée à un prix de marché potentiellement plus élevé.

Aspects sociaux et politique monétaire

La politique monétaire n’a plus le soutien de l’opinion publique: nombreux sont ceux en effet qui ne comprennent pas l’argumentaire économique qui sous-tend la politique de taux négatifs et ses effets bénéfiques – comme la baisse des taux de chômage. Ils remettent également en cause les effets des taux bas sur la répartition des richesses dans la société, notamment via la hausse du prix des logements. Selon certains, ces effets impliquent que l’inflation n’est pas bien mesurée.

La revue stratégique peut répondre à ces préoccupations de deux manières: (1) en mettant davantage l’accent sur une meilleure communication avec le grand public. En particulier, les banques centrales nationales devraient davantage communiquer dans leur propre langue et leur contexte culturel. (2) L’autre moyen consiste à attribuer aux coûts du logement une pondération plus élevée et plus appropriée dans l’indice des prix. Cela pourrait passer par l’inclusion des coûts des logements occupés par leurs propriétaires – ce qu’on appelle le loyer imputé – dans l’indice des prix, comme cela se fait déjà aux États-Unis. Jusqu'à présent, seuls les loyers réels sont inclus dans la mesure européenne de l’inflation. Cela néglige le fait que l’immobilier (à l'exclusion de la valeur du terrain) doit être considéré comme un bien de consommation à long terme et faire partie de l’indice des prix à la consommation. Ce faisant, les pondérations de tous les biens de consommation de l’indice des prix changeraient, comme c’est le cas avec l'indice national allemand. Dans cet indice, les loyers, y compris les loyers imputés, ont une pondération de 20,7% alors que la pondération des loyers n’est que de 10,7% dans l’indice européen. Toutefois, une pondération plus élevée des coûts de logement ne se traduit pas automatiquement par un taux d’inflation plus élevé susceptible de déboucher sur une politique monétaire moins expansionniste.

L’augmentation de la taille du Conseil des gouverneurs
complique naturellement les discussions.

En effet, si les prix de l’immobilier baissent alors que les prix d’autres biens de consommation augmentent, la baisse des taux directeurs qui en résulterait pourrait stabiliser les prix de l'immobilier aux dépens d’une hausse des prix à la consommation et donc d’une baisse des revenus réels. D’autre part, une augmentation rapide des prix de l’immobilier pourrait nécessiter une politique restrictive même si les salaires et les prix à la consommation sont stables. Les conséquences en termes de répartition des richesses dans ces deux exemples sont délicates.

Politique monétaire et gouvernance

Jusqu'à présent, les décisions de politique monétaire au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE sont prises sans vote formel. La revue stratégique devrait être l’occasion de discuter des expériences en la matière. De bonnes raisons expliquent que la décision de politique monétaire ait été confiée au Conseil des gouverneurs plutôt qu’au président de la BCE: (1) des comités aboutissent souvent à de meilleures décisions que celles prises par des individus et (2) une décision de politique monétaire sur laquelle tous les gouverneurs des banques centrales nationales influent est susceptible de trouver un soutien plus large dans les pays membres de la zone euro qu’une décision prise par le seul président de la BCE. Jean-Claude Trichet, ancien président de la BCE, a essayé de tenir compte de ces raisons et de parler au nom de l’ensemble du Conseil des gouverneurs. Mario Draghi, en revanche, a essayé de diriger le Conseil des gouverneurs et de le convaincre des politiques qu’il jugeait appropriées. Son leadership solide a peut-être sauvé la zone euro, mais il a sans doute parfois frustré les membres du Conseil des gouverneurs et les représentants des divers pays, qui constataient que leurs opinions divergentes n’étaient pas prises en compte. En l’état actuel des choses, le Conseil des gouverneurs a naturellement tendance à privilégier l’avis de l’économiste en chef, qui commence par présenter les choix politiques à disposition, et celui du président, qui préside la réunion, résume les discussions et conclut. L’augmentation de la taille du Conseil des gouverneurs, qui est passé de 17 membres en 1999 à 25 actuellement, complique naturellement les discussions. C’est également le cas si tout le monde n’a pas le droit de vote à chaque réunion. Étant donné que le mandat de la BCE a été élargi depuis la crise financière pour inclure, par exemple, la politique macro-prudentielle, il va de soi que tous les membres du Conseil des gouverneurs ne sont pas des spécialistes chevronnés de la politique monétaire. Par conséquent, certains membres sont susceptibles d’être moins actifs lorsque le comité discute de l’orientation de la politique monétaire, mais souhaitent néanmoins influer sur la décision qui sera finalement prise. Le vote contribuerait à garantir la prise en compte de l’opinion de chacun. Il accroît la responsabilité en rendant les décisions plus transparentes. Cela pourrait empêcher que les décisions de politique monétaire prises par le Conseil des gouverneurs ne soient le résultat d’un «marchandage», consistant à apporter son soutien à une mesure dans l’optique de recevoir un soutien pour une autre décision de politique non monétaire. Nous serions favorables à une procédure de vote formelle pour les décisions de politique monétaire.

A lire aussi...