Le marché spatial est un marché global en pleine disruption. L’observateur a parfois l’impression que la science fiction devient réalité tant l’innovation s’accélère rapidement et les prix de ses produits et services reculent, note Mark Boggett, fondateur et CEO de Seraphim Space, lors d’une présentation à Zurich à l’occasion du lancement de son deuxième fonds, le Seraphim Space Venture Fund II. Pour celui-ci, il entend lever 100 millions de dollars. A la suite d’une première levée de fonds de 50 millions effectuée en 2024, ce fonds contient déjà 30 investissements. Un deuxième «closing» sera réalisé à fin juin.
Seraphim Space est le premier groupe d'investissement mondial axé sur le secteur spatial. Il gère 146 millions de dollars d’actifs dans son portefeuille Space Tech, 25 millions dans son «growth fund», 15 millions dans son Venture Fund. Ses effectifs sont de 15 à Londres, auxquels s’ajoutent un collaborateur à San Francisco et une nouvelle représentation à Berlin, en partenariat avec Einstein Industries Ventures.
La société a été fondée en 2016. Elle a été soutenue par des entreprises spatiales de premier plan et des agences spatiales internationales. Avec un portefeuille combiné de plus de 130 entreprises dans 30 pays différents, Seraphim Space se présente comme «l’investisseur le plus prolifique dans la technologie spatiale au niveau mondial». Il est reconnu comme un investisseur de premier plan dans le domaine de la défense. L’une des sociétés sociétés en portefeuille, Iceye, vient de signer un accord de joint-venture avec le groupe de défense allemand Rheinmetall. Mark Boggett répond aux questions d’Allnews:
Comment votre société s’est-elle développée?
Nous avons l’avantage d’être un pionnier de cette industrie. Etant les premiers, nous avons mis à disposition un accélérateur pour accompagner le développement de start-up. Nous avons aussi géré plusieurs fonds en parallèle dans l’industrie spatiale.
Nous avons lancé notre premier fonds en octobre 2016 puis le programme d’accélérateur en 2017 comprenant 10 sociétés qui, pour en faire partie, nous ont accordé une participation de 3 à 4%. Ces sociétés sont parvenues à lever près de 700 millions de dollars depuis qu’elles ont intégré notre programme. Au total, chaque année 20 entreprises ont participé à ce dernier. Nous avons ensuite lancé notre «growth fund» (Seraphim Investment Trust) qui a investi dans 25 compagnies. Finalement, nous avons lancé notre Venture Seraphim Space Fund II avec 30 investissements.
Existe-t-il d’autres fonds dans votre spécialité?
Il en existe une vingtaine dans le monde, dont la moitié en Europe.
«L’espace est une partie clé d’une industrie de défense.»
Est-ce que votre spécialité est le secteur spatial, la défense ou la haute technologie?
Nous investissons dans toute entreprise qui se développe dans l’industrie spatiale dans le monde. La technologie doit être développée pour le marché spatial mais elle peut être employée dans d’autres secteurs. L’une de nos participations a par exemple développé un type particulier de carburant pour les fusées de SpaceX. Elle est devenue autonome pour développer un gaz naturel synthétique non seulement pour des fusées mais aussi pour d’autres marchés.
Nous avons aussi investi dans des technologies dérivées, développées pour l’industrie spatiale mais employées ailleurs. Dans le sillage de la mission Apollo qui utilisait des batteries au plutonium, nous investissons maintenant dans des entreprises qu utilisent des formes modernes de batteries nucléaires que l’on trouve sur d’autres marchés, par exemple pour des bateaux et des avions. Nous investissons tant dans le domaine «upstream» (recherche et production), lequel est lié au «hardware» employé dans le domaine spatial, que dans le «downstream» (logiciels et gestion des données). Par exemple, l’une de nos sociétés offre des services d’assurance incendie en Californie à l’aide d’instruments basés dans l’espace qui permettent de mesurer les risques associés aux différentes propriétés. Cette société ne dispose pas de satellites propres mais elle utilise des données obtenues dans l’industrie spatiale.
Nous avons également des sociétés qui, à l’image de drones, utilisent des GPS pour réaliser leurs opérations. C’est un secteur très large. Nous témoignons de l’extrême étendue du domaine spatial, capable d’intégrer des activités de blockchain, de robotique, de l’énergie et de cyber-sécurité.
Quelle est la part du marché de la défense dans le secteur spatial?
La part de la défense représente 20 à 30% de l’industrie spatiale. Les instruments de reconnaissance et les satellites en font clairement partie. Le rôle de ce secteur a paru évident quand la Russie a détruit toutes les télécommunications ukrainiennes dès le début de son offensive.
Tous les actifs présents dans l’espace comme les satellites de communication ont aussi besoin d’être protégés. L’espace est une partie clé d’une industrie de défense.
Il faut savoir que la guerre change de nature. Elle est moins une question d’hélicoptères et de chars de combat que de cyber-sécurité, d’utilisation des drones, de participation d’entreprises commerciales à un conflit et de destructions des systèmes électroniques. L’espace devient de plus en plus important dans ce domaine.
Est-ce que l’indice des actions de défense est un bon indicateur du développement du secteur spatial?
Non. Les actions de défense tendent à présenter une faible croissance et des marges modestes pour des contrats à très long terme avec un petit nombre de clients par région. En revanche, le secteur spatial présente une forte croissance, des marges élevées, une technologie de pointe et un marché global.
Combien de vos investissements ont-ils été introduits en bourse et combien de licornes avez-vous en portefeuille?
Nous avons effectivement investi dans des entreprises qui ont été introduites en bourse. Nous avons 4 licornes dans notre portefeuille, et deux autres étaient des licornes mais elles ont fait un IPO à travers un SPAC. Une autre entreprise, Voyager Space, a récemment annoncé son intention de faire une IPO au Nasdaq. Cela en fera sans doute une autre licorne. Trois autres sociétés sont en attente d’une IPO mais les conditions de marché ne le permettent pas pour l’instant.
Notre propre organisation est cotée à Londres à travers notre «Growth Fund» mais notre accélérateur et notre Venture Fund sont privés. Ces fonds sont disponibles aux investisseurs européens, sous la forme de Limited Partners.
«La part de la défense représente 20 à 30% de l’industrie spatiale.»
La performance de certaines licornes, comme Iceye et Astrocale n’est pas impressionnante par rapport à Rheinmetall. Comment l’expliquer?
Vous ne pouvez pas comparer des sociétés cotées et des entreprises privées. Ces dernières sont valorisées en vertu du prix de leur dernière levée de fonds et en fonction d’un regard sur leur performance passée. C’est pourquoi HawkEye ne voit pas son prix augmenter malgré les hausses des budgets de la défense dans le monde.
Les groupes cotés sont valorisés selon leurs perspectives. L’approche est différente. Les prochaines levées de fonds des sociétés privées conduiront à un «re-pricing».
Quant à Rheinmetall, sa forte hausse s’explique par l’attente d’une forte hausse du chiffre d’affaires dans le sillage des hausses des budgets militaires en Europe.
Les gouvernements sont sans doute les premiers clients de plusieurs de vos investissements. Est-ce un problème dans la mesure où les grands groupes sont des clients privilégiés?
Effectivement, les gouvernements préfèrent s’adresser à de grands groupes en vertu de leur stabilité. C’est un défi pour les plus petites sociétés. Mais il est maintenant reconnu que les secteurs de la défense doivent avoir accès aux meilleures technologies disponibles sur le marché. Ces dernières proviennent souvent de jeunes pousses et de petites sociétés. Les agences chargées de l’octroi de commandes modifient leurs pratiques en conséquence.
Il faut préciser ici que le marché spatial est dual. Chaque satellite peut être employé pour le militaire comme pour des industries privées telles que l’assurance, le commerce maritime, la logistique et l’immobilier. Les sociétés spatiales ne sont pas uniquement dépendantes des budgets militaires pour se développer.
La tendance est favorable à ce sujet, avec une forte augmentation des budgets militaires en Europe et, aux Etats-Unis, les dernières initiatives de bouclier antimissile de Donald Trump (Golden Dome) qui ne peuvent provenir que du spatial. Les entreprises de notre portefeuille ne manquent pas d’options pour se développer.
Sur le plan technologique, quelles disruptions attendent le secteur spatial?
La disruption s’observe à chaque coin du secteur spatial. En tant que secteur, il est pourtant traditionnellement averse au risque. La raison tient au prix extrêmement élevé des fusées. On préfère ne pas adopter une nouvelle technologie parce qu'il en résulterait un risque systémique. Un changement de rivet pour une fusée ou une modification de logiciel pour un satellite peuvent avoir de graves conséquences. Mais ces 10 dernières années, l’industrie spatial a commencé à adopter des nouvelles technologies. Cela a changé les règles du jeu, avec l’établissement de vastes constellations qui autorisent de nouvelles formes de communication. Qu’il suffise de penser à Starlink, en Ukraine.
Il en va de même de la capacité de reconnaissance à haute résolution, qui permet d’observer avec précision, nuit et jour et par tous les temps, des changements intervenant au sol en temps réel. Iceye est un leader dans ce domaine. Rheinmetall vient de signer un accord avec Iceye pour créer des satellites spécialisés dans ce domaine. C’est un formidable exemple d’un grand groupe qui utilise les dernières technologies pour répondre aux nouveaux besoins.
Comment valoriser une entreprise de ce secteur?
Les mêmes critères peuvent être employés que pour toute autre entreprise, comme la croissance des ventes et des bénéfices, l’évolution des marges et de la rentabilité du capital. Il faut toutefois reconnaître que l’industrie de la défense a profondément changé. Auparavant, les infrastructures de défense étaient très coûteuses. Aujourd’hui, elles ne coûtent qu’une fraction de ce prix. On est passé d’une industrie intense en capital disponible uniquement pour de riches Etats à une industrie à bas coût et disponible pour tout Etat.
Est-ce grâce à Elon Musk?
Elon Musk a été le catalyseur du changement. Quand il est arrivé, un lancement de fusée coûtait 100 millions de dollars. Il est parvenu à le réduire à une fraction de ce coût. Il a commencé en prenant une feuille blanche et en y détaillant les composants nécessaires, qu’ils se trouvent dans l’automobile, l’énergie ou l’industrie des smartphones. Et ce qu’il ne pouvait pas acheter, il l’a construit en utilisant l’impression 3D. L’industrie 3D était totalement absente de l’industrie spatiale. Dès lors tout a changé: Dans les années 1980, le coût d’un lancement atteignait 86 000 dollars par kilo et il est tombé à 1000 dollars grâce à SpaceX. Il y a 20 ans, on assistait à un lancement de fusée par mois. En 2024, il y en avait un toutes les 34 heures. L’accès à l’espace a été disrupté en faisant appel à des composants et à l’impression 3D. L’industrie des satellites a été transformée et c’est devenu un vaste marché de croissance.
Qu’en est-il de la concurrence chinoise?
La Chine a investi massivement dans ce secteur ces dernières années. Au premier semestre 2024, elle a investi davantage que les Etats-Unis. A la fi de l’année, ces derniers sont toutefois repassés devant. Les deux pays sont très proches l’un de l’autre.
Le marché spatial chinois est toutefois un marché national et peu ouvert, à l’inverse du marché occidental.