Le scénario d’atterrissage en douceur est-il définitivement enterré?

François Savary

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La tension observée sur les taux réels américains suscite de légitimes interrogations sur le niveau de croissance que l’on peut espérer outre-Atlantique en 2024.

Alors que les dernières statistiques de l’emploi américain ont une nouvelle fois surpris à la hausse en fin de semaine dernière, la question peut apparaître saugrenue. En effet, ces chiffres – associés à des révisions à la hausse des données pour les deux mois précédents – vont a priori dans le sens du scénario de résilience de la croissance au pays de l’Oncle Sam. Toutefois, il ne faut pas oublier que l’emploi est un indicateur retardé et non pas avancé de la conjoncture.

Dans un contexte macroéconomique qui demeure incertain et alors que les données susmentionnées n’étaient pas encore connues, il est intéressant de relever que Mohamed El-Erian, défenseur, depuis plus d’un an, du scénario de «soft landing» pour l’économie américaine a changé de point de vue; désormais, la possibilité d’une récession aux Etats-Unis lui paraît plus probable au cours des prochains trimestres. Il vaut toujours la peine d’écouter ou de lire les vues d’un économiste qui a souvent su naviguer bien mieux que d’autres dans les méandres des incertitudes statistiques.

On le sait, les récessions ne sont pas des phénomènes linéaires. Au contraire, elles résultent de chocs inattendus et abrupts que l’on n’a pas «vu venir». L’argument de Monsieur El-Erian porte évidemment sur le «choc obligataire» que nous sommes en train de connaître depuis la fin juin et qui a conduit les taux américains à dix ans sur des niveaux qui n’avaient plus été observés depuis 2007.

Ainsi, la correction obligataire post-covid prend la forme d’une déroute, que le choix du «plus élevés pour plus longtemps» adopté par la Réserve Fédérale à l’issue de sa réunion de septembre n’a fait que renforcer et de quelle manière! A cet égard, lorsque la présidente de la Fed de San Fransisco, Mary Daly, a concédé (il y a quelques jours) que la tension des dernières semaines sur les rendements obligataires pouvait être assimilée à une augmentation «de fait» des taux directeurs US, elle n’est pas loin de dire que l’erreur de politique monétaire n’est peut-être pas loin. Le fruit de la détérioration des conditions financières à laquelle nous avons assisté récemment et qui laisse penser que les conditions monétaires sont désormais restrictives aux Etats-Unis. Les obligations d’Etat en USD ne sont d’ailleurs pas les seules en cause; il suffit de regarder l’écartement des spreads de crédit ou encore la consolidation (marquée) des actions pour observer les dommages qui ont été réalisés en quelques semaines seulement sur ce front!

La fin de cycle est-elle en train de prendre forme sous nos yeux du fait de la déroute obligataire?

D’une manière générale, la tension observée sur les taux réels américains qui n’a fait que s’amplifier au cours de l’été va d’ailleurs dans le même sens et suscite de légitimes interrogations sur le niveau de croissance que l’on peut espérer outre-Atlantique en 2024. Il est bien loin le temps où les injections de liquidités de la Fed maintenaient ces taux en territoire négatif. Nous sommes désormais revenus aux alentours de 2,5% de taux réels, de l’inédit depuis plus d’une décennie. La faute au choc d’inflation post-covid c’est incontestable et cela ne mérite guère de discussion. En revanche, la question centrale et nettement plus intéressante que l’argument de M. El-Erian sous-tend est celle de savoir si la croissance américaine peut résister longtemps à de tels niveaux de taux réels?

Les théories sur la détermination de ces derniers sont multiples. Partons de celle qui a nos faveurs et qui établit un lien entre les taux réels et le potentiel de croissance de l’économie, ce dernier étant schématiquement déterminé par la croissance de la population active et les gains de productivité. Si les bons chiffres de ces derniers au second trimestre 2023 constituent une lueur d’espoir qui doit encore trouver confirmation, il ne faut pas occulter la tendance longue sur la productivité américaine; et sur ce front la réalité est nettement moins encourageante puisque celle-ci est largement en berne et a eu tendance à décevoir au cours des dernières années. En d’autres termes, en partant de l’hypothèse d’une population active stable et sans extrapoler le chiffre de la productivité du second trimestre qui pour l’instant reste «contre tendance», on peut tout à fait défendre l’idée que les taux d’intérêt réels américains sont désormais supérieurs au potentiel de croissance de l’économie; ils  exercent une pression restrictive sur l’activité qui pourrait mettre en péril le scénario de «soft landing» que beaucoup considéraient comme fort probable il y a quelques semaines encore.

L’absence de certitudes sur le scénario macroéconomique a plutôt constitué un facteur de soutien pour les marchés financiers jusqu’à l’été 2023. Face à des chiffres économiques résilients et malgré un processus accéléré de resserrement monétaire, les investisseurs ont trouvé une forme de confort dans l’absence de signes que le scénario d’atterrissage en douceur devait être remis en cause. Le changement de régime sur marchés obligataires depuis fin juin a-t-elle fini par casser cette belle mécanique de «l’incertitude positive» pour faire place à une «peur légitime» que la récession finira par s’imposer? La fin de cycle si souvent annoncée et jamais réalisée est-elle en train de prendre forme sous nos yeux du fait de la déroute obligataire? Cette idée est loin d’être saugrenue.

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