Les effets boursiers de la «régression démocratique»

Emmanuel Garessus

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Les entreprises exposées à l’autocratie sont systématiquement handicapées par cette exposition, selon Yves Choueifaty, de TOBAM.

La démocratie régresse dans le monde, comme l’indique le dernier rapport de V-Dem. Mais les marchés financiers poursuivent leur progression. Comment combiner les deux informations dans un portefeuille? Une stratégie du gérant d’actifs TOBAM repose précisément à la fois sur une analyse fondamentale des sociétés et sur l’étude des droits civiques et démocratiques des pays. L’objectif est de présenter un portefeuille d’actions faiblement exposé aux autocraties.

Au total, le groupe TOBAM comprend quatre activités: la diversification maximale, un service de recherche, une offre satellitaire (avec un fonds Bitcoin) et la stratégie LBRTY. Yves Choueifaty, président et CIO de TOBAM, répond aux questions d’Allnews:

Est-ce que votre stratégie qui vise à réduire le risque «tyrannique» des actions intéresse les investisseurs?

Les fonds alloués à notre gamme LBRTY, lancée en novembre, a dépassé la barre des 100 millions d’euros fin mars. Le dernier souscripteur est l’un des grands «Endowments» américains. Je suis sûr que nous continuerons à accroître les actifs sous gestion dans le cadre de la stratégie suite à une récente tournée de présentation aux Etats-Unis et à l'intérêt croissant des investisseurs. En conséquence, nous avons décidé d'augmenter notre équipe commerciale aux Etats-Unis et en Europe.

Est-ce que vous parlez d’une réduction des risques «tyranniques» aux investisseurs ou d’une préférence pour les pays démocratiques?

Nous ne parlons pas seulement d’une réduction des risques mais aussi d’une augmentation de la performance. Les entreprises exposées à l’autocratie sont systématiquement handicapées par cette exposition. Il n’est pas nécessaire d’assister à un conflit géopolitique pour que cette sous-performance se matérialise. Une entreprise exposée à l’autocratie est systématiquement pénalisée.

«Nous sommes extrêmement positifs sur les actions, en ajoutant un bémol sur le poids qu’a atteint le marché américain».

Qu’en est-il de la performance?

Le fonds vient de démarrer si bien qu’il serait déplacé d’en tirer des enseignements à ce stade. La performance atteint 4% depuis le lancement sur le fonds émergent et 3% sur le fonds Monde. La performance sur l’indice Liberty peut être jugée à plus long terme. Il est basé sur 7 bases de données différentes, par exemple celle de l’Institut V-Dem sur la démocratie dans le monde. L’an dernier, notre indice marchés émergents (+21%) a battu le benchmark (+8%).

Votre stratégie Monde présente une allocation de 80% aux actions américaines. N’est-ce pas un risque de concentration majeure?

La totalité de la «tracking-error» provient de la sous-exposition aux autocraties. Selon la caractérisation de notre fonds, on s’aperçoit que le Beta est de 1, soit exactement le même que le benchmark. Il n’y a pas de biais small/large caps, ni de biais «Value» ou Croissance, ni de biais momentum. Le seul biais qui émerge est celui en faveur des titres de qualité. Au plan sectoriel, la tracking error est de 0,5%, autant dire zéro…

Il est vrai que les entreprises américaines, bénéficient d’un marché domestique considérable et sont moins exposées aux autocraties que les entreprises non américaines.

Quels sont les 4 pays les moins exposés au risque autocratique?

Les 4 pays démocratiques les moins exposés sont les Etats-Unis, le Portugal, la Suisse et le Canada. Inversement, les plus exposés sont la Hongrie, la Grèce et l’Afrique du Sud.

Le rapport de l’institut V-Dem, sorti il y a un mois, souligne la persistance du recul des démocraties dans le monde. Qu’en déduisez-vous pour l’investisseur?

Depuis 15 ans, la démocratie recule dans le monde. Cette tendance implique des risques plus importants pour l’investisseur et une moindre efficacité économique. Cette dernière n’est jamais aussi forte que dans une vraie démocratie.

Si dans l’absolu, la démocratie recule aux Etats-Unis, en termes relatifs, les Etats-Unis restent une démocratie et un pays où il est plus aisé de faire des affaires que dans une autocratie comme la Chine ou la Turquie.

Quels changements avez-vous entrepris ces derniers trimestres?

Chaque pays possède une note «droits civiques et démocratiques» entre 0 et 10. Nous sortons tous les pays dont la note est inférieure à 5,5 et nous incluons tous ceux qui sont au-dessus de 6,5.

Pour ceux qui se trouvent entre 5,5 et 6,5, nous avons formé un comité de gouvernance, composé de personnalités externes telles que des professeurs d’université, des membres organismes de recherche sur les droits de l’homme, qui vont statuer sur les pays de la zone grise. Il s’agit actuellement de la Hongrie, de l’Inde, de Singapour, du Pérou, des Philippines, Hongkong, le Mexique, le Sri Lanka, la Colombie et la Thaïlande.

Comment gérez-vous le risque de l’Inde, fortement surpondérée dans votre fonds émergent, et qui organise des élections importantes cette année?

Dans le fonds émergent, le défi de l’allocation consiste à gérer l’exclusion de la Chine en ajoutant des parts à d’autres pays. L’Inde fait partie des pays qui en bénéficient. L’Inde et la Chine dans notre fonds représente moins que le total des deux pays dans le benchmark. La surpondération de l’Inde résulte de l’absence de la Chine et de la Turquie et de notre décision de sortir le Mexique, la Thaïlande et Hongkong.

En Inde, la situation ne va pas dans la bonne direction, mais l’état de la démocratie est tel que l’on peut encore y investir.

«Seuls 3 pays ne sont pas en récession démocratique: la Suisse, l’Islande et l’Irlande.»

Quelle est votre gestion des élections, par exemple aux Etats-Unis ou Inde? Modifiez-vous l’allocation en fonction d’un éventuel virage démocratique ou autocratique?

L’expertise de TOBAM réside dans la construction de portefeuilles et non pas dans le jugement de l’état d’une démocratie, lequel est délégué à un comité externe qui pose un diagnostic. Nous savons que la situation en Inde est préoccupante, que les mesures prises contre le principal parti d’opposition sont inquiétantes. Mais pour l’instant nous n’avons pas cessé d’y investir.

Aux Etats-Unis, nous assistons à une récession démocratique, comme dans quantité d’autres pays, comme la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Seuls 3 pays ne sont pas en récession démocratique: la Suisse, l’Islande et l’Irlande.

Quels sont les principaux critères d’évaluation de la régression démocratique?

La régression touche tous les domaines, comme la liberté d’expression , la diversité, le pluralisme, le fonctionnement de la justice, la problématique des Fake News. La démocratie s’exerce dans des conditions moins sereines qu’auparavant. Parmi les nouveaux sujets de débat, il y a aussi l’actionnariat dans les groupes de presse, où un phénomène de concentration peut être préoccupant.

Trois sociétés suisses figurent au sein des 10 principales positions du fonds ex-Etats-Unis (ABB, Roche et Nestlé), ainsi que deux françaises dont Air Liquide. Pourquoi un tel biais européen?

Notre objectif est de minimiser l’exposition autoritaire sous contrainte de Tracking Error. La totalité de cette dernière est allouée à la réduction de l’autocratie. Nous n’avons pas de biais sectoriel, large caps ou de style. Nous avons effectivement un biais «pays». Mais ce qui détermine la performance tient à l’appartenance à un secteur et non pas à un pays. Air Liquide n’est pas une entreprise française mais un groupe global coté en France.

Dans le fonds Monde hors émergents, le Canada bénéficie d’une forte surexposition parce que les entreprises canadiennes sont très exposées à l’Amérique du Nord, une région sans autocratie. En revanche l’Allemagne ou le Japon sont très exposés à des autocraties comme la Chine.

Est-ce que votre méthodologie conduit à une exclusion de secteurs tels que les matières premières, très présentes dans les pays autoritaires?

Les matières premières sont très présentes en Australie et au Canada aussi. Nous n’avons que très peu de Tracking error sectorielle. Notre «machine» est ainsi construite que le seul biais soit une faible exposition à l’autocratie.

En Asie, le Japon est fortement en hausse et il a l’avantage d’être une réelle démocratie. Quel est votre avis à ce sujet?

Nous avons environ 9% au Japon, soit un peu moins que l’indice. Le pays souffre de la forte exposition chinoise de nombreuses sociétés locales.

Nous sommes surexposés au Canada, à la Grèce, à la Suisse, à la France et au Brésil.

Quel changement avez-vous effectué à la suite du conflit au Proche Orient?

Israël n’est pas une autocratie. TOBAM ne fait pas de politique, même si du point de vue de certains experts, Israël est passé au feu orange, il reste une démocratie.

Quelle est votre opinion sur le niveau des marchés d’actions?

Nous sommes assez positifs à l’égard des actions. Nous considérons que la baisse des taux des banques centrales est inéluctable et qu’elle aura des conséquences positives pour les actions.

Quels sont les sujets qui vous préoccupent le plus?

A court terme, la concentration du marché américain est un réel sujet de préoccupation, et à moyen terme le risque géopolitique. Une récession démocratique induit toujours une augmentation du risque géopolitique. Le XXe siècle n’a connu qu’une seule guerre qui a opposé deux pays démocratiques. Celle-ci a opposé en 1969 le Honduras et le Salvador et elle a duré 100 heures…

Dès qu’une guerre éclate, un pays autocratique en est mêlé. La démocratie est extrêmement corrélé avec un état de guerre ou de paix. Dès que la démocratie régresse, la probabilité de guerre augmente.

L’Europe est un continent qui a été dévasté par les guerres jusqu’à l’arrivée des démocraties. Dès qu’une autocratie émerge, une guerre ne tarde pas à éclater.

Quelle est la classe d’actifs la plus appropriée en ce moment?

Nous nous méfions généralement beaucoup des obligations souveraines, en raison de la piètre gestion des finances publiques de nombreux pays industrialisés, qui ne peut déboucher à terme que sur de l’inflation. Mais à court terme nous sommes positifs à leur égard dans l’attente d’une baisse des taux directeurs. Et nous sommes extrêmement positifs sur les actions, en ajoutant un bémol sur le poids qu’a atteint le marché américain et la valorisation peu raisonnable de ce marché.

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