Parier en ligne sur l’élection américaine

Charles-Henry Monchau, Banque Syz

5 minutes de lecture

Le compte à rebours est lancé: plus que deux semaines avant l’élection présidentielle américaine de 2024. Sur les marchés de paris, les gens jouent le tout pour le tout.

Dans cette élection à venir, Kamala Harris et Donald Trump sont au coude-à-coude, chacun cherchant à conquérir les votes dans les Etats-clés, multipliant les promesses d’initiatives à l’approche du scrutin. Pourtant, alors que les sondages traditionnels indiquent une course serrée, les marchés de paris, tels que Polymarket, dressent un tableau différent, offrant à Trump un avantage, et non des moindres, sur Harris.

Cet article explore les écarts entre les sondages et les cotes des marchés de paris, et ce qu’ils pourraient révéler sur la réalité des élections.

Prédictions des marchés de paris

Les paris en ligne existent depuis de nombreuses années. Des plateformes telles que Polymarket et PredictIt fonctionnent de façon similaire aux applications de paris sportifs comme DraftKings, mais permettent aux utilisateurs de parier sur presque tout: des tremblements de terre à l’identité du créateur de Bitcoin, ou encore sur le nombre de fois où Donald Trump pourrait dire «God» lors d’un discours. Le mécanisme est simple: les participants achètent et vendent des actions selon l'issue qu’ils jugent la plus probable. Plus les participants achètent des actions, plus les cotes de cette issue augmentent, indiquant une probabilité plus élevée. Si la prédiction est correcte, la valeur des actions atteint 1 dollar, entraînant un gain. Si elle est incorrecte, la valeur tombe à zéro.

Historiquement, les paris politiques étaient largement interdits aux États-Unis. Cette interdiction, qui remonte à près d’un siècle, visait principalement à empêcher la spéculation financière et les paris sur des événements publics. Cependant, certaines plateformes comme PredictIt et Polymarket ont réussi à contourner ces restrictions en étant basées à l'étranger ou en exploitant des échappatoires juridiques, notamment des affiliations académiques ou des systèmes basés sur les cryptomonnaies. Le mois dernier, un tribunal de Washington D.C. a donné son feu vert à une startup américaine, Kalshi, permettant ainsi aux utilisateurs de parier sur divers résultats, y compris les élections. Toutefois, cette plateforme est réservée aux résidents américains.

Cette année, l'un des marchés les plus actifs est celui du résultat de l'élection présidentielle américaine. Sur Polymarket, une plateforme décentralisée basée sur la Blockchain Ethereum, et l’un des plus grands sites de paris en ligne, les volumes de paris ont dépassé les 2 milliards de dollars. La semaine dernière, l'avance de Donald Trump sur Kamala Harris a atteint un nouveau record. Bien que ces marchés soient réputés pour leurs fluctuations fréquentes, Polymarket attribue actuellement à Trump 61,4% de chances de victoire contre 38,6% pour Harris (à la date de rédaction). La plateforme propose également des projections détaillées sur les États clés qui pourraient jouer un rôle déterminant dans l’issue de l’élection. Trump est donné gagnant dans plusieurs de ces États: Arizona (68%), Géorgie (65%), Pennsylvanie (59%), Michigan (57%), Wisconsin (56%) et Nevada (50%).

D’autres plateformes de paris présentent des tendances similaires. PredictIt estime les chances de Trump à 54% contre 49% pour Harris. Kalshi place Trump en tête avec 57% contre 43%, tandis que Betfair donne Trump à 56% et Harris à 44%. Smarkets affiche des chiffres proches, avec Trump à 55% et Harris à 45%. Contrairement à Polymarket, ces plateformes imposent une limite de mise individuelle à 1 000 dollars et doivent respecter les réglementations américaines. Polymarket, étant basé à l'étranger, échappe à ces contraintes, et permet aux utilisateurs de placer des paris plus importants.


Source: Polymarket

Prédictions des sondages électoraux

Les sondages électoraux traditionnels offrent une méthode structurée pour analyser les intentions de vote. Ces sondages consistent à interroger un échantillon représentatif de la population, en leur demandant pour quel candidat ils comptent voter ou leur avis sur des questions clés. Les sondeurs ajustent ensuite les données brutes pour tenir compte de facteurs tels que les groupes démographiques, la répartition géographique et les tendances de participation électorale passées, afin de produire une estimation des orientations de l'ensemble de l'électorat.

D’après les modèles de Reuters, CBS News, FiveThirtyEight, Harvard-Harris et The Economist, Kamala Harris bénéficie d’un léger avantage. RealClearPolitics, l'un des sites les plus populaires d'agrégation de sondages, compile les résultats des différents États sous forme de moyenne mobile simple. Le dernier suivi national de RealClearPolitics montre que 49,2% des électeurs soutiennent Harris, contre 47,5% pour Trump. Dans les États décisifs, les moyennes de RealClearPolitics placent Trump légèrement en tête dans six des sept États, tandis que les moyennes de FiveThirtyEight, dirigées par Nate Silver, donnent Harris gagnante dans quatre de ces sept États.

Bien que les sondages nationaux donnent une indication du soutien populaire, ils ne prennent pas en compte le système du collège électoral des États-Unis, qui décide finalement de l'élection présidentielle. Le nombre de grands électeurs de chaque État est déterminé par le nombre de ses sénateurs et représentants au Congrès, et Washington, D.C., reçoit trois votes supplémentaires. À l'exception de deux États, un système où «le gagnant rafle tout» s'applique, ce qui signifie que le candidat avec le plus de voix dans un État remporte l'ensemble de ses grands électeurs. Pour obtenir la présidence, un candidat doit atteindre 270 voix électorales. En cas d'égalité à 269-269, la Chambre des représentants doit décider du vainqueur via les délégations d'État. Le modèle de Nate Silver est souvent considéré comme plus précis que les simples données de sondages, car il va plus loin en pondérant les sondeurs selon des indicateurs économiques, leurs antécédents, et les données sur les levées de fonds des campagnes.


Source: Silver Bulletin

Malgré leur rôle de longue date dans les prévisions électorales, la précision des sondages a été sérieusement remise en question ces dernières années, notamment après les erreurs des élections américaines de 2016 et 2020. Des facteurs tels que les faibles taux de réponse, les erreurs d'échantillonnage et la difficulté à atteindre certaines tranches démographiques ont rendu la tâche d'assurer l'exactitude des prédictions plus difficile.


Source: Pew Research Center

Marchés de paris vs. Sondages électoraux

Les marchés de paris et les sondages traditionnels offrent deux perspectives distinctes pour prédire les résultats d'élections. Contrairement aux sondages, les marchés de paris sont dynamiques, à l’image des marchés financiers. Alors que les sondages fournissent des instantanés périodiques des intentions de vote, les marchés de paris intègrent des informations en temps réel, ce qui permet de mesurer rapidement l'impact des événements majeurs, comme des débats ou des scandales, sur la course électorale. «Les marchés ont généralement une semaine d'avance sur les sondages», note Harry Crane, professeur de statistiques à l'Université Rutgers. Les marchés de paris compilent un éventail plus large d'informations, telles que les prévisions de participation, les stratégies de campagne et la couverture médiatique, pour produire une estimation de probabilité. Comme le dit Crane, «Les sondages demandent pour qui vous allez voter. Ce qui intéresse les gens sur les marchés de paris, c’est qui va gagner.»

Une autre différence majeure réside dans l'incitation économique qui motive les parieurs. Bien que ces derniers puissent avoir des opinions politiques personnelles, leur motivation principale sur les marchés de paris est le profit, puisqu'ils risquent leur propre argent. Cet enjeu financier les pousse à analyser toutes les informations disponibles, y compris les sondages, les actualités et les avis d'experts, afin de formuler la prédiction la plus précise possible. Harry Crane, qui a étudié l'exactitude des plateformes comme PredictIt, explique: «Chaque information que vous pourriez avoir, qu'il s'agisse d'un sondage, d'un agrégateur, d'une actualité ou de l'opinion d’un expert, tout cela est intégré par les participants aux marchés, qui ont un intérêt à obtenir des prédictions correctes et à en tirer profit.» Cet aspect financier pousse les parieurs à prendre en compte des variables que les sondages traditionnels pourraient négliger.


Source: Comparaison entre les prédictions de 538 et celles d'ElectionBettingOdds de 2016 à 2020, de MaximumTruth

Cependant, les marchés de paris ne sont pas sans défauts. L'une des principales limites est le risque de biais ou de manipulation. Ces marchés peuvent être fortement influencés par une surreprésentation de certains groupes. Par exemple, si un grand nombre de partisans de Trump parient massivement sur sa victoire, cela pourrait artificiellement gonfler ses cotes, donnant l’impression qu’il est plus susceptible de gagner que ce que les sondages ou l’opinion publique générale pourraient indiquer. DealBook du New York Times a souligné l'existence de paris massifs individuels. Cette distortion peut déformer la véritable image électorale. Certains craignent que les marchés de paris puissent être utilisés pour manipuler l'opinion publique. Le sénateur démocrate Jeff Merkley a décrit cette situation comme un «cauchemar», un mélange corrupteur entre «dark money» et paris électoraux, où le pouvoir financier pourrait être utilisé pour influencer les électeurs en rendant un candidat plus favorable qu'il ne l'est réellement.

Bien que les marchés de paris offrent un aperçu des tendances électorales, leur impact réel sur le comportement des électeurs reste un sujet de débat. Certains analystes estiment qu’un favori fort sur ces marchés pourrait démotiver les partisans du candidat opposé à se rendre aux urnes, un phénomène d’«effet de troupeau». Les électeurs auront tendance à soutenir le candidat qu'ils perçoivent comme gagnant.

Conclusion: Où penche la balance?

Les sondages traditionnels et les marchés de paris ont chacun leurs biais. Comme le souligne Harry Crane, les deux sont souvent dominés par des groupes démographiques particuliers, principalement des hommes, et de nombreux participants ne sont pas Américains, ce qui peut fausser les résultats. De plus, tous les participants des marchés de paris ne sont pas des traders actifs: beaucoup placent un petit pari et ne reviennent jamais. Malgré ces défis, Crane soutient que les marchés de paris ont souvent plus de poids que les sondages, car ils intègrent des informations en temps réel et des enjeux financiers.

Bien que Trump bénéficie d’un soutien plus marqué sur des marchés basés sur les cryptomonnaies comme Polymarket, d’autres plateformes non liées aux cryptomonnaies, telles que Betfair et Kalshi, montrent des tendances similaires, ce qui suggère que l’influence des crypto-investisseurs non-américains n’est pas décisive. Crane souligne que, tout comme les sondages ont des marges d'erreur, les marchés de prédiction ont leurs propres inefficacités. Ses calculs révèlent que Polymarket présente l’une des marges d'inefficacité les plus faibles (1,33%) comparée à d’autres plateformes comme PredictIt (11,08%). Les marchés à forte liquidité, avec des frais réduits et moins de restrictions réglementaires, comme Polymarket, tendent à être plus précis.

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