Epic contre Apple, le ver est dans le fruit?

Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Au-delà de la controverse judiciaire, la question des abus de position dominante et leur cortège de distorsions de libre-concurrence se repose.

Le procès intenté par Epic à Apple soulève une nouvelle fois la question des abus de position dominante des GAFAM, déjà cibles de nombreuses critiques et controverses.  Les plateformes se défendent en mettant en avant le caractère spécifique de leur modèle, ou encore la présence de concurrents, qui démentiraient le caractère monopolistique de leur position.

L’enjeu dépasse clairement l’affaire elle-même, dans laquelle la société Epic s’est trouvée d’importants soutiens aux Etats-Unis comme en Europe d’ailleurs. Apple fera valoir que ses téléphones ne sont pas les seuls au monde, ni son système. Mais aux Etats-Unis, leur position dominante – près de 80% du marché, 50% des ventes en 2020 – ne fait guère de doute.

Situation de Monopsone, un terme qui nous renvoie à nos vieux manuels d’économie, où l’on constate la domination d’un seul sur ses fournisseurs. Les «gatekeepers», dominent leur marché et imposent leurs prix. Comme le rappelle l’économiste Thomas Philippon dans son récent ouvrage1, l’absence de concurrence, la concentration «néfaste» (il veut distinguer la «bonne» et la «mauvaise» concentration comme pour le cholestérol), produisent à la longue des effets économiques durables sur les prix. Ces systèmes tuent l’innovation, l’investissement, influent négativement sur les salaires et l’emploi. Revenant sur le poids des lobbys, leur influence sur le législateur et les juges, l’auteur montre combien ces vingt dernières années, la productivité s’est effritée dans de nombreux secteurs aux Etats-Unis, poussant progressivement les prix à la hausse dans le transport aérien ou encore les télécoms, sans en améliorer la qualité, ni les salaires.

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A propos des GAFAM, on a également signalé les pratiques dites de «killer acquisitions», qui certes semblent valoriser les start-ups à des sommets que leurs créateurs n’avaient peut-être pas espérés, mais également peuvent «tuer dans l’œuf» tout développement concurrentiel.

Faudra-t-il se passer de l’AppStore? Là n’est pas la question! D’autant que la plateforme fournit un service essentiel aux développeurs d’applications. Mais comment assurer que tous ont les meilleures chances? Démêler la part du pouvoir de marché abusif de la rémunération légitime s’avèrera complexe. Et que dire de Google ou de Facebook, ou encore d’Amazon? La démonstration reste difficile, comme l’ont montré les longues procédures européennes menées à l’encontre des géants du net.

Il n’empêche. Il semble désormais acquis que la revitalisation des lois anti-trust, leur application plus rigoureuse, gagnent du terrain parmi les décideurs, conscients que la justice ou les forces du marché ne suffiront pas. La nomination de Lina Khan à la tête de l’autorité américaine de la concurrence, témoigne de cette prise de conscience. En Europe, la Commission présente son «Digital Market Act», visant à donner aux fournisseurs et clients des grandes plateformes numériques des accès «équitables» aux marchés, un choix élargi, une concurrence accrue; bref elle affiche sa volonté de ne plus leur permettre de «(…) recourir à des pratiques déloyales envers les entreprises utilisatrices et les clients qui dépendent d’eux afin d’obtenir un avantage indu».   

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Même si le procès du moment confirme la position d’Apple et conforte la compagnie dans son modèle, le dossier ne sera probablement pas refermé pour autant. Le ralliement de l’Administration Biden à ces questions pourrait bien donner un coup de pouce à la mise en œuvre de nouvelles normes de part et d’autre de l’Atlantique, et surtout raviver une concurrence dont les effets sur les prix et le pouvoir d’achat comme sur l’innovation et l’emploi pourraient s’avérer bien plus significatifs.

En attendant, au sortir de la pandémie, la perspective de voir les grands du net descendre un tant soit peu de leur piédestal ne satisfait guère les marchés. Joe Biden, qui se veut le Président des classes moyennes s’inscrit dans la tradition américaine du plus - et non pas moins - de concurrence pour y parvenir.

Au moins sur son marché intérieur.  Cela ne veut pas dire moins rigueur face à la Chine, au contraire!

 

1 «The great reversal: how America gave up on free market», The Belknap Press of Harvard University Press, 2019

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