Le marché est trop complaisant dans ses attentes de taux

Emmanuel Garessus

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Il n’y aura pas plus de 2 ou 3 baisses des taux directeurs américains en 2024, affirme Peter Becker, directeur des investissements de Capital Group.

Les taux d’intérêt américains devraient baisser en 2024, mais les marchés s’interrogent sur le rythme de leur décrue. Peter Becker, directeur des investissements auprès de Capital Group, répond aux questions d’Allnews:

Quel est votre scénario conjoncturel et pour les taux d’intérêt en 2024?

Le marché anticipe un environnement favorable marqué par la poursuite de la croissance et une baisse de l’inflation qui lui permettra de satisfaire les objectifs recherchés par les banques centrales. Les taux d’intérêt ont d’ailleurs baissé depuis la fin de septembre 2023 et les marchés d’actions ont été très positifs. Le marché a anticipé des réductions agressives des taux des banques centrales, allant jusqu’à intégrer 6 baisses cette année et la première en mars. Je pense plutôt que le nombre de réduction des taux directeurs sera plus proche de 2 ou 3.

Les signes de récession sont moins nombreux, mais des poches de récession subsistent, ce que nous appelons une «récession roulante» et des tendances contrastées d’un secteur à l’autre. Par exemple, nous avons un secteur qui se contracte ou qui est en phase de ralentissement, et un autre qui est en phase de reprise, en évitant une récession synchronisée et une contraction de toutes les branches d’activité.

Il reste donc à savoir si nous nous attendons à un «soft landing» ou à une sorte de récession synchronisée. L’inflation devrait être plus résistante et rigide que ne l’espèrent les marchés et rester légèrement supérieure à leurs objectifs. Ainsi, le cycle de réduction des taux sera potentiellement moins important. La question n'est donc pas de savoir s'il y aura d'autres hausses, mais plutôt combien de baisses il y aura. Le marché me paraît trop complaisant dans ses attentes de baisses de taux. L'inflation diminue dans la bonne direction, bien qu'un peu lentement.

«Les signes de récession sont moins nombreux, mais des poches de récession subsistent, ce que nous appelons une ‘récession roulante’.»

Que recommandez-vous aux investisseurs en obligations?

Cela dépend de l’horizon temporel. A court terme, nous devrions assister à des marchés volatiles dans le sillage de l’adaptation à la nouvelle politique monétaire continuée. Il faudra sans doute attendre 12 à 15 mois avant d’obtenir une plus grande clarté. Nous proposons durant cette phase d’adopter une perspective à long terme et d’investir maintenant pour profiter des rendements actuels et considérer que les taux d’intérêt baisseront plus tard.

Les rendements obligataires sont attractifs, avec des niveaux historiquement très élevés, même s’ils ont légèrement baissé ces derniers mois. Le rendement attendu sur 3 à 5 ans est un argument solide en faveur des obligations, qu’il s'agisse des obligations d’entreprises, du haut rendement ou de la dette émergente.

Les obligations devraient très bien se comporter dans 3 des 4 scénarios possibles, soit celui des «Goldilocks», marquée par une conjoncture ni trop vigoureuse ni trop lente, le scénario d’une inflation résistante nécessitant des taux directeurs plus élevés plus longtemps, comme l’an dernier, ou le scénario d’une récession. Le principal scénario négatif pour les obligations serait celui d’une résurgence de l’inflation qui obligerait les banques centrales à relancer le cycle des hausses, mais cette probabilité est assez faible compte tenu des scénarios.

Pourquoi les investisseurs ne suivent-ils pas ce conseil et continuent à accumuler du cash ou des placements à court terme?

Comme l’investisseur peut obtenir un rendement supérieur à court terme sur le marché monétaire que sur le marché des obligations à moyen ou long terme, il préfère ne pas prendre de risque de duration. Dans le passé, l’investisseur qui a investi en obligations après la dernière hausse des taux de la banque centrale a souvent obtenu un meilleur rendement qu’avec du cash après 3 ans.

Si l’investisseur ne profite pas des rendements obligataires actuels, il risquera un problème de refinancement dans 15 mois quand les taux seront probablement plus bas.

La politique monétaire de la Fed n’est-elle pas trop restrictive au regard de taux directeurs élevés, d’une baisse du bilan et d’une diminution de la masse monétaire M3? La récession n’est-elle pas en vue?

Une sorte de récession est possible en 2024. La question est si cette année peut éviter une récession synchronisée. Mais c’est une éventualité à prendre en ligne de compte, peut-être vers la fin de l’année ou en 2025, en raison des délais importants qui entourent les effets de la politique monétaire et de la série de disruptions que nous avons rencontrées ces dernières années à la fois sur le marché du travail et dans l’approvisionnement des économies.

Les déséquilibres se réduisent sur le marché du travail, mais ils persistent si bien que les salaires augmentent et que la consommation reste robuste.

«Le rendement attendu sur 3 à 5 ans est un argument solide en faveur des obligations.»

Les entreprises devront faire face à une hausse des coûts de refinancement, ce qui pourrait amener plusieurs d’entre elles à rencontrer des difficultés. Certaines banques régionales doivent par exemple procéder à des correctifs de valeur. Plus les banques centrales maintiennent les taux plus hauts plus longtemps et plus le risque augmente que nous entrions en récession à un moment ultérieur, peut-être en 2025.

Ces deux dernières années, les banques centrales ont visé un objectif de stabilité des prix. Je pourrais bien m’imaginer qu’elles visent maintenant la stabilité du système financier, et qu’elles n’hésitent pas à baisser les taux en cas de fragilité. Mais ce n’est pas un risque actuel.

Préférez-vous les obligations d’entreprises, la dette souveraine ou la dette émergente, laquelle a commencé à surperformer les obligations américaines?

La tendance à la surperformance de la dette émergente n’est pas nouvelle. Plusieurs pays émergents présentent un niveau de dette inférieur à celui de nombreux marchés développés. Beaucoup ont débuté très tôt à relever les taux directeurs pour répondre à la hausse de l’inflation, en Amérique latine d’abord, puis en Europe centrale et dans certains pays asiatiques. La crédibilité de ces banques centrales s’est clairement accrue. Elles peuvent maintenant baisser leurs taux directeurs avant certains pays industrialisés. La dette émergente est également une source de revenus attractive, en complément au IG, en raison d’un rendement plus élevé.

Le risque de refinancement d’entreprises concerne surtout le segment obligataire à haut rendement, avec une hausse du risque de défaut, mais pas l’Investment Grade (IG) où le risque se limite à des compressions des marges bénéficiaires. Ainsi, construire un portefeuille de base autour des obligations d'entreprises IG, puis construire stratégiquement une allocation autour des marchés émergents pour obtenir des rendements plus élevés au cours des 18 à 24 prochains mois, pourrait aider un investisseur obligataire à naviguer dans les mois à venir.

Quels marchés obligataires est-ce que vous évitez?

La tâche consiste, au sein d’un même marché, de sous-pondérer les segments les plus chers à travers un travail d’analyse approfondi et de saisir les opportunités. Il s’agit par exemple, dans l’IG, de sous-pondérer l’industrie par rapport aux grandes banques, et nous favorisons davantage les services publics que les secteurs cycliques de l’industrie. Dans le High Yield, nous avons une attitude très défensive.

Dans les émergents, nous sommes très prudents en ce qui concerne les investissements dans les pays dits frontières. Nous ne voyons pas la nécessité d’étendre le risque à des marchés plus faibles ou plus fragiles, car les valorisations et le rendement sont attrayants dans les marchés de meilleure qualité. Pour beaucoup de marchés frontières, plus longtemps nous aurons un environnement de taux élevés, plus il est probable qu'ils auront des difficultés. Ils devront faire face à des coûts de refinancement plus élevés, à un dollar plus fort, ce qui représente un défi pour de nombreux marchés frontières.

Est-ce que vous utilisez de nouveaux instruments d’analyse des marchés obligataires, par exemple avec l’intelligence artificielle?

Nous employons de nouveaux outils d’analyse au cas par cas dans notre processus d’investissement sans en devenir absolument dépendants. La recherche est le moteur de notre travail. Elle résulte pour une bonne part de rencontres avec des directeurs d’entreprises et des représentants de gouvernements, ce que ne peut pas accomplir une machine. La recherche est finalement un travail humain, même si nous utilisons divers outils et disposons de groupes de travail sur ces questions pour appuyer notre analyse.

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