Ce que le swap spread négatif dit du futur de l’Europe

Frédéric Loisel, Quaero Capital

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Ce phénomène inédit en zone euro a une portée politique considérable qui ne se réduit pas à la seule crise du modèle économique allemand mis à mal par la nouvelle donne géopolitique mondiale.

Le swap spread représente la différence entre le taux de la jambe fixe d’un swap de taux d’intérêt et le taux d’un emprunt d’Etat de même maturité (10 ans par défaut).

C’est le baromètre le plus fiable du climat des marchés obligataires.

Fiable par sa portée. Le côté swap du spread référence les dettes bancaires, le côté titre du spread les emprunts d’Etats, soit au total 77% du marché européen de la dette listée. Fiable également par la valeur de l’information contenue dans ses mouvements. On en distingue deux principaux:

  • Un écartement du swap spread est généralement associé à un contexte de tensions sur les banques (hausse du taux fixe du swap en raison de la hausse du risque perçu) ou d’un épisode de fly to quality (baisse du taux de l’emprunt d’Etat considéré comme valeur refuge);
  • un resserrement du swap spread témoigne, soit d’un trop-plein d’offre de titres souverains sur le marché obligataire, soit d’un excès de prêteurs à taux fixe sur le marché swap. Sur ce dernier point, le changement d’indexation sur la jambe variable intervenu à la faveur de la crise financière de 2008, et qui a substitué des taux quasi sans risque aux anciennes références de marché (SOFR OIS vs Libor pour le dollar, l’ESTR OIS pour l’euro), a contribué à structurellement renchérir la courbe swap. 
    La conjonction de tous ces facteurs peut même conduire à l’inversion des deux courbes cash et swap. Le swap spread devient alors négatif.

Depuis le 6 novembre dernier, le swap spread est négatif en Europe. Presque sans interruption. Le taux du swap dix ans est passé sous celui de l’obligation allemande de même maturité, le titre de référence des marchés obligataires européens. Devenu la norme aux Etats-Unis depuis la Grande Crise Financière et observé au Japon l’année dernière avec le changement de politique monétaire et l’annonce du QT par la BOJ, ce cas de figure ne s’était jamais produit depuis la création de la zone euro.

Inédit, le swap spread négatif est un phénomène certes moins spectaculaire que celui des taux négatifs, mais il a pour l’Europe une portée politique considérable qui ne se réduit pas à la seule crise du modèle économique allemand mis à mal par la nouvelle donne géopolitique mondiale. Le swap spread négatif peut en effet se comprendre plus profondément comme une «périphérisation» des pays «core». L’expression désigne un processus de convergence des spreads core et périphériques, non pas seulement par l’amélioration des performances macroéconomiques des pays dits périphériques ou la dégradation de celles des pays core (voire les deux cas de figure, comme actuellement), mais aussi par un changement profond de perception du marché sur la nature du risque souverain dans la zone euro.

Dans cette perception renouvelée, la summa divisio dette core/dette périphérique ne structure plus un marché obligataire européen où le risque souverain apparaît clairement plus dilué. La création du Transmission Protection Instrument (TPI) en juillet 2022 par la BCE a constitué une étape cruciale dans cette évolution. En inscrivant dans le marbre dix ans plus tard la jurisprudence Draghi (le «whatever it takes» est prononcé en 2012), le TPI agit comme une arme de dissuasion massive contre le risque ultime d’éclatement de la zone euro. Le swap spread négatif est l’héritage de cet acquis. Il le prolonge même et peut se comprendre comme l’anticipation d’une extension du domaine de compétence de l’Union européenne dans le financement de dépenses ciblées et prioritaires pour l’ensemble des Etats de la zone. Pour le dire autrement, les ressorts de la crise en Allemagne constituent des enjeux cruciaux pour l’ensemble des pays de l’Union (commerce mondial non coopératif, fin de la garantie stratégique américaine).

La fédéralisation d’une partie des dépenses de défense actuellement discutée, comme l’exclusion de celle-ci du ratio de déficit budgétaire visé par le pacte de stabilité, s’inscrirait dans le sillage du programme NextGenerationEU adopté à la faveur de la pandémie de Covid-19 (357 milliards d’euros de subventions et suspension du pacte stabilité). Le rapport Draghi publié en septembre dernier recommande clairement la poursuite de ce processus fédéral de financement, ce que le contexte de crise favorise clairement. Au cœur de toutes les discussions stratégiques intéressant l’avenir du continent, le rapport Draghi pourrait être au fédéralisme budgétaire ce que le rapport Delors fut pour l’Union économique et monétaire (UEM). Rendu en avril 1989, ce rapport fut décisif dans la conception de l’UEM, influençant largement les débats ultérieurs et les solutions retenues par les rédacteurs du traité de Maastricht (1992).

«Malheur aux détails, la postérité les néglige tous» disait Voltaire. Le swap spread négatif en Europe pourrait être de ces détails historiques oubliés.

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