Une victoire fiscale des multinationales sur les citoyens

Joseph E. Stiglitz, José Antonio Ocampo et Jayati Ghosh

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En cédant aux exigences des États-Unis, l’accord du G7 risque de compromettre la mise en œuvre de l’impôt minimum à l’échelle mondiale.

 

Le Trésor américain vient de conclure un accord avec les pays du G7, en vertu duquel l’impôt mondial minimum, sur lequel les parties s’étaient pourtant entendues, ne s’appliquera pas aux entreprises américaines. Les gouvernements du G7 ont cédé à l’intense pression exercée par le président Donald Trump et le lobbying des multinationales à Washington, Londres, Bruxelles et ailleurs – de la même manière que l’Inde, et désormais le Canada malheureusement, se sont inclinés en matière de fiscalité du numérique.

Il y a plusieurs années, la communauté internationale avait admis que de trop nombreuses entreprises mondiales ne s’acquittaient pas de leur juste part d’impôts, et que certaines n’en payaient pas dans les pays au sein desquels ces sociétés exerçaient pourtant des activités. L’accord complexe qui a résulté de ce constat en 2021, au sein du Cadre inclusif OCDE/G20 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, comportait deux piliers; seul le deuxième pilier, un impôt mondial minimum sur les sociétés, a été adopté. (Le premier, qui consistait à répartir les droits d’imposition entre les pays, a suscité l’opposition des pays en voie de développement et des États-Unis.)

Alors qu’un consensus mondial existait concernant la nécessité de cet impôt minimum, le point de vue américain adopté durant le premier mandat présidentiel de Trump était différent de celui du reste du monde, moins rigoureux, et consistait à considérer que les multinationales «compensaient» ce qu’elles ne payaient pas dans les paradis fiscaux en s’acquittant d’un «supplément» aux États-Unis ou dans d’autres juridictions à fiscalité élevée.

Certes encore imparfait, le Pilier 2 constituait au moins une première tentative en direction d’un taux d’imposition minimum de 15% sur les bénéfices des multinationales partout à travers le monde, une étape cruciale pour mettre fin à une concurrence fiscale dommageable entre les pays.

Certaines exceptions et exemptions sont bien entendu intervenues, qui ont fait baisser le taux effectif un peu en dessous de 15%. Le taux de 15% était par ailleurs déjà inférieur au taux imposé par de nombreux pays en voie de développement ; il aurait dû être plus élevé, et les exemptions moins nombreuses. Pour autant, le Pilier 2 mettait un terme à une course vers le bas, dans laquelle les États appliquaient des taux d’imposition plus faibles pour attirer les entreprises dans leur juridiction. Pour le monde dans son ensemble, cette course n’aboutissait qu’à peu de nouveaux investissements ; les vrais gagnants étaient les riches sociétés qui empochaient des économies réalisées en ne payant quasiment pas d’impôts dans certains pays.

Malheureusement, les gouvernements du G7 ont une fois de plus décidé de faire primer les intérêts des multinationales sur ceux des pays en voie de développement, des petites et moyennes entreprises (qui ne sont pas en mesure d’user des combines que les multinationales maîtrisent de manière si profitable), ainsi que de leurs propres citoyens – qui paieront par conséquent davantage d’impôts. En exemptant les multinationales américaines du Pilier 2, cet accord permettra à certaines d’entre elles de continuer de bénéficier d’un taux d’imposition nul ou quasi nul sur les bénéfices qu’elles enregistrent dans des juridictions à faible taux d’imposition ou dans des paradis fiscaux tels que Porto Rico et les îles Caïmans. Ce passe-droit les rendra plus compétitives que les multinationales non américaines. Les sociétés multinationales modernes étant prêtes à relocaliser leur siège là où elles bénéficient de la fiscalité la plus favorable (et d’autres avantages), pendant que l’activité économique réelle se déroule ailleurs, le fait d’accorder aux sociétés américaines un traitement privilégié incite les entreprises à déplacer leur siège aux États-Unis – un triste exemple supplémentaire de nivellement par le bas.

En cédant aux exigences des États-Unis, l’accord du G7 risque de compromettre la mise en œuvre de l’impôt minimum à l’échelle mondiale, et fait apparaître comme une farce l’inclusivité du soi-disant Cadre inclusif OCDE/G20.

Ce nouveau cadre mondial avait été présenté comme le fruit du travail collaboratif de plus de 140 pays. De nombreux pays en voie de développement parlaient pourtant d’un accord injuste à leur égard, et déploraient que les puissants États ne tiennent pas compte de leurs préoccupations. Le masque est désormais tombé, et il est aujourd’hui demandé aux pays extérieurs au G7, dont plusieurs dizaines de marchés émergents et de pays en voie de développement, d’entériner une décision qui leur est imposée par un seul État.

Il est nécessaire de renforcer le Pilier 2, pas de le vider de sa substance. Il ne s’applique actuellement qu’aux grandes multinationales (dont le chiffre d’affaires mondial est égal ou supérieur à 750 millions €), et le taux de l’impôt mondial minimum de 15% reste très peu élevé. La Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés a toujours préconisé un taux minimum d’au moins 25%.

Selon certaines estimations, l’impôt minimum constitutif du Pilier 2 aurait généré chaque année entre 155 et 192 milliards $ de recettes supplémentaires d’imposition des sociétés au niveau mondial. Quant au taux minimum de 25%, il pourrait générer plus de 500 milliards $ de recettes supplémentaires chaque année. Dans un monde confronté aux crises convergentes de l’inégalité, du changement climatique et du sous-financement des services publics, il est fiscalement irresponsable et moralement inacceptable que des ressources aussi substantielles ne soient pas exploitées.

Le Pilier 2 constituait un point de départ, un niveau plancher mondial en matière d’impôt sur les sociétés, qui aurait pu freiner la course vers le bas, et rétablir un certain degré de justice fiscale. La décision du G7 de laisser les multinationales américaines s’en tirer à bon compte vient fragiliser ce modeste plancher, et adresse un mauvais message au reste du monde.

Il y a seulement deux semaines, aux Nations unies, un consensus mondial s’était dégagé sur la nécessité de renforcer la coopération fiscale internationale, de mettre en œuvre des systèmes progressifs d’imposition, et une large majorité d’États avait voté en faveur des négociations en cours pour une convention-cadre des Nations Unies sur la coopération fiscale internationale. Le gouvernement américain s’est néanmoins retiré des négociations à l’ONU, déclarant que les objectifs de la convention proposée par l’organisation étaient «incompatibles avec les priorités des États-Unis», et qu’ils constituaient «une ingérence malvenue».

Lors de l’adoption du «Compromiso de Sevilla», document final de la quatrième Conférence internationale des Nations Unies sur le financement du développement (FfD4) qui s’est tenue cette semaine, les États-Unis étaient le seul grand pays absent. Le fait de permettre à l’Amérique de contourner les règles déjà peu strictes du Pilier 2 met non seulement à mal le multilatéralisme, mais s’inscrit également à l’encontre des engagements qui ont été pris, et aggrave encore davantage l’inégalité de la gouvernance mondiale en matière fiscale.

Les membres du Cadre inclusif OCDE/G20 doivent rejeter l’accord conclu au G7. Les États-Unis ne sauraient être autorisés à dicter la politique mondiale. Certes puissant, ce pays représente aujourd’hui moins de 20% du PIB mondial.

Un choix se présente aux États réunis à Séville à l’occasion de la FfD4: accepter que les États-Unis mettent à mal chaque démarche visant à faire en sorte que les multinationales payent leur juste contribution, ou redoubler d’efforts pour créer, au sein des Nations Unies, un nouveau système fiscal international qui fonctionne pour tous. Dans l’intérêt de l’économie mondiale et des populations de la planète entière, c’est cette seconde option qui doit l’emporter.

 

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