Un néo-mercantilisme d’influence, instable et coûteux

Emmanuel Ferry, Union Securities Switzerland SA

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Les marchés commencent à intégrer le coût de la guerre commerciale. L’absence de visibilité sur le niveau final des droits de douane américains perturbe déjà les chaines d’approvisionnement.


Le 2 avril 2025 pourrait bien marquer un tournant majeur dans le commerce international. C’est en tout cas ce que laissent entrevoir les déclarations du secrétaire au Trésor américain, Bessent. Selon lui, les États-Unis s’apprêtent à cibler 15 partenaires commerciaux – surnommés les «Dirty 15» – avec une série de droits de douane supplémentaires, dans le cadre de la nouvelle doctrine dite de «Reciprocal Trade & Tariff Policy», portée par l’administration Trump. Cette politique vise à rééquilibrer les relations commerciales en imposant à ses partenaires les mêmes barrières tarifaires que celles qu’ils appliquent aux exportations américaines. Le niveau moyen des droits de douanes pourrait passer de 2.3% au 4ème trimestre 2024 à près de 11% en avril 2025. Ce sera le plus haut niveau depuis la seconde guerre mondiale. 

Contrairement aux approches multilatérales traditionnelles, la stratégie américaine mise sur une réponse individualisée à chaque pays. Le U.S. Trade Representative (USTR) et le Departement of Commerce ont reçu pour mission d’élaborer un chiffre unique – une sorte de «super-tarif» – reflétant l’ensemble des pratiques commerciales jugées déloyales ou non réciproques de chacun des pays visés. Le but est de forcer les Etats à supprimer certains obstacles tarifaires ou non tarifaires sous peine de voir leurs exportations vers les États-Unis lourdement taxées. En plus de ces droits de douane individualisés, trois secteurs spécifiques sont d’ores et déjà dans le viseur de Washington: l’automobile, les semi-conducteurs et les produits pharmaceutiques. Des surtaxes de 25% pourraient être imposées, indépendamment de la nationalité des entreprises concernées.

À ce jour, aucune publication officielle n’a été faite dans le Federal Register – ce qui rend le processus incertain et sujet à modifications. La liste des 15 pays visés inclurait très probablement l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Canada, le Mexique, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, le Brésil, la Suisse, l’Inde et la Chine. Certains pays d’Asie du Sud-Est pourraient également y figurer. Les raisons pour être dans cette liste sont multiples: excédents commerciaux persistants, barrières réglementaires, subventions étatiques, accès asymétrique aux marchés publics, normes sanitaires jugées protectionnistes, manipulations monétaires. Ce sont autant de griefs déjà répertoriés dans les rapports annuels de l’USTR. Le discours des Etats-Unis n’est pas sans ambiguïtés. D’un côté, il présente ces mesures comme une réponse ferme à des déséquilibres commerciaux jugés inacceptables. De l’autre, il laisse la porte ouverte à la négociation. Les pays visés pourraient soumettre des contre-propositions ou accepter de lever certaines barrières afin d’éviter les surtaxes. Toutefois, ni le processus d’évaluation de ces contre-offres, ni les critères retenus pour juger de leur acceptabilité, n’ont été précisés. L’absence de méthodologie entretient l’augmentation de l’instabilité, qui a déjà pesé sur les marchés au premier trimestre, essentiellement américains.

Si certains pays dépendants du marché américain pourraient faire des concessions, d’autres pourraient opter pour la confrontation, voire initier des représailles ciblées.

Si les menaces américaines se concrétisent, c’est bien le principe du traitement de la nation la plus favorisée (NPF), pierre angulaire de l’OMC, qui risque d’en sortir affaibli. Ce principe interdit à un pays membre de l’Organisation Mondiale du Commerce d’accorder à un partenaire un avantage commercial sans l'étendre aux autres. En instaurant des tarifs sur mesure selon les partenaires, les États-Unis s’éloigneraient clairement de ce cadre multilatéral. En retour, certains pays pourraient eux aussi relever leurs barrières, notamment sur les produits agricoles ou industriels américains. Ce risque de surenchère protectionniste va peser sur les perspectives de l’économie mondiale, en premier lieu les Etats-Unis. Les tensions pourraient rapidement s’intensifier, affectant les chaînes de valeur globales.

L’issue de cette stratégie reste hautement incertaine. Si certains pays dépendants du marché américain pourraient faire des concessions, d’autres pourraient opter pour la confrontation, voire initier des représailles ciblées. Le contexte économique joue un rôle crucial ici: alors que les États-Unis cherchent à relocaliser une partie de leur production, notamment dans les secteurs technologiques, leur pouvoir de négociation vis-à-vis de certains partenaires, comme la Chine ou l’UE, pourrait s’avérer plus limité qu’attendu. Ce type de protectionnisme repose sur une vision asymétrique du commerce international, selon laquelle tout déficit est interprété comme une perte pour la nation. C’est aussi la vision d’une finitude des ressources, qui justifie, outre un regain du protectionnisme, des conquêtes territoriales (canal de Panama, Groenland, Canada). Le mercantilisme, doctrine économique dominante entre le XVIe et le XVIIIe siècle, prônait l’accumulation de richesses par une balance commerciale excédentaire et une forte intervention de l’État dans l’économie. Les politiques tarifaires de l’administration Trump suggèrent donc une forme de retour du mercantilisme dans le débat économique mondial.

Le néo-mercantilisme contemporain s’éloigne du libre-échange multilatéral pour s’inscrire dans une logique de rapport de force bilatéral, où les échanges deviennent instruments de puissance. Bien que politiquement rentable à court terme, cette stratégie présente des coûts économiques élevés à moyen et long terme. Dans un monde globalisé, la résurgence du mercantilisme signale une transition vers un ordre économique plus fragmenté, plus instable et moins prévisible pour les investisseurs.

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