Retour vers le futur – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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En imposant une quarantaine à l’économie et à la société, les responsables politiques ont déclenché une contraction mondiale sans précédent.

Aussi puissant qu’un train qui fonce sur nous: c’est l’impression que donnent les effets dominos économiques résultant de la décision prise par les responsables politiques de mettre de vastes secteurs d’activité en quarantaine. Cette cascade en effraie beaucoup. Néanmoins un «retour vers le futur» peut conférer une vision plus holistique de la contraction la plus abrupte que l’économie mondiale ait jamais enregistrée. Nous identifions les surprises possibles et étudions comment la pandémie pourrait influencer certains aspects de notre vie à l’avenir, aux niveaux de la société, de la technologie, de l’économie, de l’environnement et de la politique. En outre, nous expliquons avec circonspection pourquoi les marchés boursiers ont probablement dépassé le creux de la vague et pourquoi, pour la première fois depuis février, nous relevons prudemment la pondération des actions, des obligations des pays émergents en monnaies fortes et des obligations investment grade.

À court terme: ce que les investisseurs peuvent attendre

En imposant une quarantaine à l’économie et à la société, les responsables politiques ont déclenché une contraction mondiale sans précédent et prennent à présent des mesures énergiques pour en atténuer les retombées. Néanmoins, compte tenu de l’avalanche d’informations actuelle, il est plus important que jamais de conserver une bonne vue d’ensemble. Faisons donc un survol des mauvaises nouvelles les plus importantes, à court terme, et tournons ensuite notre regard vers l’avenir avec une confiance fondée.

Mauvaises nouvelles

  1. Les taux de contamination n’ont probablement pas atteint leur pic.
  2. Le nombre de chômeurs va augmenter encore plus vite que celui des nouvelles infections. Aux États-Unis, 27 millions de personnes travaillent dans des branches particulièrement touchées telles que le commerce de détail, l’hôtellerie, les transports, le sport et la culture d’après Moody’s Analytics. Si la moitié ou même deux tiers d’entre elles perdaient leur emploi en avril, le taux de chômage passerait de 3,5% à un niveau allant de 12 à 16%, selon le Bureau of Labor Statistics.
  3. Les bénéfices par action plongent. D’après Factset, la plupart des analystes s’attendent à ce que les bénéfices par action chutent d’environ 33% en moyenne au deuxième trimestre. Les marchés boursiers anticipent déjà une baisse de 50%.
  4. L’économie mondiale se contracte. De nombreux facteurs laissent envisager un repli à deux chiffres au deuxième trimestre. C’est du moins le consensus du marché.
  5. Faillites en hausse, notations en baisse. Nous ne pouvons qu’espérer que les responsables politiques éviteront les faillites d’importance systémique. Reste à savoir quel impact aura la vague prévisible de rétrogradations par les agences de notation.

Confiance fondée

Au cours des trois dernières semaines, les marchés boursiers mondiaux ont perdu l’équivalent de quelque 25'000 milliards de francs, ce qui correspond à 37 fois la performance économique de la Suisse ou à un tiers de celle du monde. Et c’est ce qui laisse penser que le pire du krach est derrière nous. La pandémie et la «guerre» livrée contre le virus à l’échelle planétaire ont plongé les marchés dans une panique extrême. Quatre graphiques illustrent mieux que des mots l’ampleur du phénomène. Les investisseurs expérimentés savent néanmoins que de telles situations ont régulièrement offert des opportunités d’achat par le passé.

Les gigantesques plans de sauvetage élaborés en Europe et aux États-Unis confirment eux aussi l’hypothèse selon laquelle les marchés financiers auront dépassé le creux de la vague dans un avenir pas trop lointain. Les paquets de mesures suffiront. Aujourd’hui, la plupart des pays occidentaux ont débloqué des fonds (parfois illimités) qui correspondent en moyenne à 10% de leur performance économique d’après nos calculs. Le «risque» paradoxal qui menace la période de l’après-crise est une surstimulation de l’économie mondiale.

Rétrospective de l’avenir: le monde après le coronavirus

Dans un article1 qui mérite d’être lu, le futurologue Matthias Horx encourage à contempler l’avenir sur la base d’une rétrospective imaginaire. En effet, lorsque nous «regardons le futur», nous voyons souvent des obstacles insurmontables qui se mettent en travers de notre chemin. Nous expérimentons peut-être de façon anodine de telles barrières liées à la peur avant un rendez-vous chez le dentiste. A posteriori pourtant, nous sommes fréquemment surpris que les soins aient été indolores. Or, ces obstacles sont la raison pour laquelle il est plus simple de véhiculer des scénarios anxiogènes que des perspectives encourageantes. En revanche, si nous incluons notre propre personne, notre évolution intérieure, dans l’équation de l’avenir, nous obtenons un tableau plus équilibré.

Imaginons donc qu’à la fin de cette année, nous regardions avec du recul le «noir mois de mars» 2020. Peut-être serons-nous étonnés par exemple du fait que…

…l’économie mondiale ait pu se contracter autant sans s’effondrer, à l’instar des colonies de fourmis qui, dans la nature, se reconstituent rapidement après avoir été dérangées;

…nous ayons pu au final tirer profit de la bourse en dépit de son krach;

…l’humanité ait gagné rapidement la course contre la montre qui lui a permis de réduire le taux de létalité du virus grâce à la multiplication des unités de soins intensifs et aux traitements;

…nous devions notre victoire sur la crise bien davantage à notre intelligence naturelle qu’à l’intelligence artificielle;

…la crise ait généré un vaste éventail d’innovations et de changements disruptifs.

STEEP – Les cinq dimensions du changement

Dans un livre paru aux éditions Neue Zürcher Zeitung: «Mind the Future – Kompendium für Gegenwartstrends»2 (attention au futur – compendium des tendances contemporaines), les auteurs (dont votre serviteur) étudient le changement sur la base de cinq dimensions: 1) société, 2) technologie, 3) économie, 4) environnement et 5) politique. Des événements extrêmes comme la crise actuelle laissent des traces dans chacune d’elles.

Société

  1. L’isolement social ne fera pas de nous des personnes seules. Au contraire, il nous permettra d’interagir avec les autres de manière différente, avec davantage de respect, d’empathie et d’engagement individuel.
  2. Non seulement la communication numérique augmentera, mais elle s’améliorera. La crise nous aura appris qu’il est tout à fait possible d’avoir des discussions profondes et enrichissantes en ligne, mais que cela requiert une réflexion préalable que nous aurons été contraints d’acquérir pendant cette période difficile.
  3. Le nombre de mondanités, de croisières et de voyages d’affaires diminuera durablement. La crise aura conféré une nouvelle humilité sociale en favorisant un «retour à l’essentiel». Même un petit poème empreint de délicatesse comme celui d’Emily Dickinson «To make a prairie it takes a clover and one bee / One clover, and a bee / And revery / The revery alone will do / If bees are few3» pourra à nouveau rencontrer de l’écho, parce que la sensibilité pour de telles choses s’affinera.
  4. La solidarité gagnera en importance en tant que valeur. L’idée d’un système de santé universel progressera dans l’esprit des responsables politiques, même aux États-Unis.
  5. L’hygiène et la prévention deviendront la nouvelle normalité de notre vie sociale. La priorité de la santé sera désormais une évidence au travail, en voyage, dans l’hôtellerie, dans les écoles et dans les grandes manifestations.
  6. Le degré de tolérance à un durcissement de la réglementation et de la surveillance augmentera. L’Internet des objets accélérera le profond changement social.

Technologie

  1. L’économie numérique se développera à une vitesse fulgurante dans tous les aspects de la vie quotidienne. Ce qui était encore de la musique d’avenir avant la crise deviendra une nouvelle normalité dans son sillage. Voici quelques exemples:
  2. Un milliard d’élèves environ étudieront régulièrement en ligne. Le Supertrend «Edutainment» révolutionnera la forme, le contenu et les modèles commerciaux de la formation.
  3. La numérisation de la santé enregistrera une poussée de croissance internationale. La télémédecine, les bases de données sanitaires nationales et la recherche pharmaceutique tireront profit de la demande accrue émanant des patients, des gouvernements et des compagnies d’assurance maladie.
  4. La «datification» de presque tout s’accélérera. L’Internet des objets favorisera la collecte massive de données. En outre, il sera plus facile d’édicter de nouvelles prescriptions réglementaires, notamment lorsqu’elles servent l’intérêt public, comme en période de pandémie.
  5. Le travail à domicile deviendra la règle pour un nombre croissant d’emplois.
  6. Les moyens de paiement sans contact supplanteront l’argent liquide. En Europe, l’Association européenne des systèmes de paiement mobile (EMPSA4), en collaboration avec la Banque centrale européenne (BCE), établira de nouvelles normes.
  7. Le développement des infrastructures numériques, notamment du réseau mobile 5G, se poursuivra dans le monde entier. Il sera à l’origine d’une avalanche de nouvelles applications. Nous serons surpris de voir à quel point la récession de 2020 se révélera être un accélérateur de croissance dans ce domaine.
  8. La mobilité autonome dans les villes fera de plus en plus concurrence aux transports publics de proximité, mais le nombre limité de places de stationnement générera des différends politiques quant à la redistribution.
  9. La numérisation accroîtra les besoins en matière de «cybersécurité», même dans la «vieille économie». Le Supertrend «Sécurité» (au sens double des termes anglais «security» et «safety») se profilera en bénéficiaire de la crise, en bourse également.

Économie

La décision de mettre en quarantaine l’économie mondiale entrera dans l’histoire comme ayant provoqué la récession la plus rapide et la plus profonde depuis un siècle. Cette récession étant sans précédent, elle servira d’exemple à plus d’un titre pour les générations à venir. Et l’économie mondiale ne sera plus la même après la crise.

  1. Les mesures de sauvetage gouvernementales ne sont en aucun cas sans précédent. Comme toute guerre, la lutte mondiale contre le virus a également un prix économique. Cette année, les recettes fiscales vont fondre et la dette publique augmenter à l’échelle planétaire. Ces deux évolutions promettent des conflits politiques en matière de redistribution.
  2. Les États verront leur importance économique augmenter. D’une part, ils recapitaliseront des entreprises illiquides telles que les compagnies aériennes nationales. D’autre part, ils pourraient élargir durablement les budgets destinés à la santé publique et aux secteurs qui y sont liés.
  3. Il n’y a pas que la dette publique qui augmentera, les impôts suivront son exemple dans le monde entier une fois la crise passée.
  4. La «glocalisation» succédera à la globalisation (ou mondialisation). Certes, les chaînes de production mondiales ne disparaîtront pas, mais les décideurs politiques privilégieront la fabrication locale à l’avenir. Les nouvelles technologies comme l’impression 3D accéléreront ce processus.
  5. La production juste-à-temps relèvera du passé. L’augmentation des stocks et des fournisseurs sera l’avenir. Une telle démarche permettra de mieux compenser la précarité dans des périodes de crise comme celle que nous traversons.
  6. La «pandénomie» sera le terme couramment utilisé dans les manuels scolaires pour décrire la crise actuelle. Elle fera partie intégrante du programme des prochaines générations d’étudiants en économie.

Environnement

  1. Les images satellites d’un monde en quarantaine susciteront une prise de conscience sociale et politique de l’environnement. Même si notre empreinte écologique s’accentue à nouveau après la crise, les préoccupations concernant la préservation des ressources naturelles s’accentueront elles aussi.
  2. Les tendances économiques privilégiant des voies de transport plus locales et plus courtes seront tout aussi bénéfiques pour le climat que les orientations politiques préconisant un «retour au centre».

Politique

  1. La crise crée l’unité. Elle ne pourra pas gommer les différences idéologiques, mais elle dynamisera ce qui compte pour tous en politique, à savoir le pragmatisme, la compétence, la perspective, l’empathie et l’honnêteté. La bonne étoile de ceux qui profitaient surtout de la polarisation auparavant va tomber. Le centrisme politique, anciennement déclaré mort, retrouvera un nouveau souffle après la crise.
  2. La densité de la réglementation et les compétences des États augmenteront, notamment en raison de l’admiration secrète que beaucoup portent au succès (réel ou supposé) des pays asiatiques face à la pandémie.
  3. Après des années de marginalisation, l’Organisation mondiale de la santé et les Nations unies se verront attribuer de nouvelles compétences politiques et des ressources supplémentaires.
  4. Les frontières nationales deviendront plus tangibles. Le durcissement des contrôles au niveau du commerce et des voyages transfrontaliers renforcera la tendance à la «glocalisation».
  5. La zone euro sera de nouveau confrontée à de vieilles controverses politiques opposant par exemple «fédéralisme et centralisme» ou «société solidaire et responsabilité individuelle». Elle constatera que le concept d’une communauté fondée sur la solidarité sera devenu, dans une certaine mesure, une réalité incontournable dans le sillage de la crise.
Décisions récentes du Comité de placement du Credit Suisse

La crise actuelle est à l’origine de distorsions démesurées sur les marchés financiers. Le Comité de placement du Credit Suisse est conscient du fait que la volatilité boursière restera extrêmement élevée un certain temps encore. Mais l’expérience de tels krachs montre que a) les investisseurs n’attrapent que rarement les cours les plus bas au plus profond du marasme et b) qu’il vaut donc généralement mieux se positionner trop tôt que trop tard. Selon notre scénario le plus probable concernant l’évolution de l’économie mondiale, nous attendons une reprise en «U» au second semestre. Les mesures de relance décidées dans le cadre d’une politique monétaire et budgétaire expansive sont sans précédent et en principe illimitées. Dans ce contexte, nous relevons prudemment la pondération relative des actions, des obligations des pays émergents en monnaies fortes (dont les primes de risque ont rejoint actuellement les de 2008 et de 1998, trop élevés à notre goût) et des obligations investment grade, dont les primes de risque ont également augmenté. En procédant à ces ajustements tactiques, nous mettons l’accent sur une grande sélectivité en ce qui concerne la qualité et la liquidité des placements ainsi que le timing des prises de positions.

 

3 En français, d’après une traduction courante: «Pour faire une prairie, il faut un trèfle et une abeille / Un trèfle et une abeille / Et la rêverie / La rêverie seule fera l’affaire / Si les abeilles sont peu nombreuses.» (Emily Dickinson, 1830 - 1886)

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