La peur n’est pas une stratégie – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

Lorsque les investisseurs ne peuvent pas vendre ce qu’ils veulent (à savoir les obligations à haut rendement), ils vendent ce qu’ils peuvent (à savoir les actions).

Un malheur arrive rarement seul. Comme si la pandémie ne suffisait pas, une nouvelle guerre des prix du pétrole s’y est ajoutée en début de semaine. Et lorsque les investisseurs ne peuvent pas vendre ce qu’ils veulent (à savoir les obligations à haut rendement), ils vendent ce qu’ils peuvent (à savoir les actions). Leurs dégagements massifs, semblables à une capitulation, ont propagé le virus de la peur sur tous les marchés financiers. Alors que les banques centrales et le système financier mondial résistaient au stress, la crainte des investisseurs a fait plonger les rendements des emprunts souverains à des planchers historiques, provoquant une hausse des primes de risque des actions inégalée depuis longtemps. Le Comité de placement du Credit Suisse évalue les préjudices, les risques et les opportunités pour les investisseurs.

1. Ici et maintenant: la «tempête parfaite»

La «tempête parfaite» ne se contente pas de balayer les marchés boursiers, elle dompte également l’imagination des investisseurs. Mais aucun orage ne dure indéfiniment. Ne serait-ce que pour cette raison, la peur n’est pas une bonne stratégie de placement.

C’est le virus de la peur qui a déclenché la panique parmi les investisseurs cette semaine. Mercredi, le S&P 500 cotait 19,5% en dessous de son pic du 19 février 20201. Actions, pétrole, taux d’intérêt, or, dollar américain: tous les marchés financiers offraient un spectacle de désolation. Et comme la peur fait augmenter les tirages, tous les canaux médiatiques ont alimenté la spirale descendante 24 heures sur 24. Néanmoins, alors que le nombre de nouvelles infections augmente fortement en Europe et aux États-Unis, il semble déjà reculer en Asie. Selon l’Organisation mondiale de la santé, les symptômes grippaux se sont révélés relativement modérés chez plus de 80% des contaminés jusqu’ici. Certaines personnes ne se rendent même pas compte qu’elles sont infectées. Quoi qu’il en soit, les effets domino du virus pour l’économie mondiale sont massifs et inquiétants. Les marchés boursiers anticipent déjà une récession à l’échelle internationale.

Mais au lieu de céder à la panique, il vaut mieux miser sur une bonne diversification et un processus solide tout en gardant la tête froide, surtout par les temps qui courent. Observons rapidement l’ensemble de la situation. Où se trouvent les risques? Où se trouvent les opportunités?

Nous voyons que l’économie mondiale est actuellement exposée à un double choc du fait de la pandémie:

  • Elle est tout d’abord affectée par un choc de l’offre suite à la fermeture de nombreuses entreprises. Bonne nouvelle: en Chine et en Asie, on observe une multiplication de signes annonçant que l’économie devrait pratiquement retrouver son niveau de production initial d’ici à la fin du mois de mars. Mauvaise nouvelle: les mesures de quarantaine prises en Europe et aux États-Unis n’en sont qu’à leurs débuts. Personne ne sait précisément combien de temps elles paralyseront l’économie ici et là. Une chose est certaine en revanche: le coût de cette inertie augmente de semaine en semaine.
  • Deuxièmement, nous distinguons un choc de la demande. Les consommateurs épargnent, différant pour l’instant de nombreuses dépenses en raison de l’incertitude ambiante. Mauvaise nouvelle: des secteurs de services comme la restauration, le tourisme, l’éducation et la culture sont fortement affectés par ce repli. Le virus fera des victimes parmi les entreprises, cela ne fait aucun doute. Bonne nouvelle: la paralysie d’autres pans de l’économie augmente automatiquement l’épargne des ménages privés, un facteur qui stimulera un jour le redressement conjoncturel. À cela s’ajoute le fait que la chute des cours du pétrole sur fond de demande stable correspond à une économie de coûts de plus d’un milliard de francs suisses par jour à l’échelle planétaire (selon les prévisions de l’Agence internationale de l’énergie concernant la consommation mondiale de pétrole en 2020). Si cette baisse de prix est entièrement répercutée sur les consommateurs, une telle épargne profitera à tous les ménages privés, un phénomène particulièrement favorable pour l’Asie, l’Europe et le secteur du voyage. Elle contribuera au redressement conjoncturel dès que le marasme lié à la crise se dissipera.

Le fait que le choc de l’offre et le choc de la demande puissent se renforcer mutuellement en fonction de la durée de la paralysie économique rend la situation complexe. Or, la complexité implique que l’interaction dynamique de toutes les variables évolue de plus en plus de manière non linéaire et qu’elle est donc de plus en plus difficile à prévoir. Bien des choses dépendent de la vitesse ou de la lenteur à laquelle la situation se normalisera, une évolution que personne ne peut prédire de manière certaine. Et cette incertitude recèle des risques d’effets domino susceptibles de malmener les investisseurs, les fournisseurs, les employés ou les bailleurs de capitaux.

Dans ce contexte, la guerre des prix du pétrole qui vient d’éclater entre l’Arabie saoudite et la Russie rappelle de mauvais souvenirs, car cette dernière n’est qu’une victime apparente. Le conflit affecte en réalité les États-Unis et le Canada. Selon l’Energy Information Administration américaine, ces deux pays produisent ensemble 23% du pétrole mondial. Et si le différend géopolitique actuel procure aux acheteurs une baisse de prix bienvenue de plus d’un milliard de francs suisses par jour, elle pèse bien entendu sur le secteur de l’énergie. En raison de son intensité capitalistique, celui-ci compte parmi les principaux emprunteurs sur les marchés des obligations (à haut rendement) en dollars américains. Certes, les géants multinationaux de l’énergie sont fortement capitalisés, mais les primes de risque de crédit ont déjà atteint, cette semaine, leur plus haut trimestriel pour des entreprises énergétiques très endettées, de petite taille pour la plupart selon Bloomberg. Ce phénomène montre à quelle vitesse une décision de Riyad a pu pousser les marchés obligataires américains du haut rendement sur un terrain extrêmement glissant.

Étant donné que l’argent est bon marché depuis de nombreuses années dans le système financier, un renversement de tendance à cet égard pourrait déclencher une autre tempête sur les marchés de financement. C’est notamment pour cette raison que toutes les grandes banques centrales ont injecté avec succès, cette semaine, un grand volume de liquidités sur les marchés des pensions de titres (repo), le but étant de prévenir à temps une telle situation. À la différence de 2008, le système financier mondial est aujourd’hui nettement mieux préparé à une telle tempête et donc plus résistant. Mais, bien entendu, ces orages arrivent toujours à un moment inopportun.

En résumé, quelles que soient l’origine et les répercussions de la crise actuelle, la tourmente est très sérieuse pour l’économie et les marchés. Ce n’est pas pour autant une raison de vendre. Au contraire. Nous estimons plus judicieux de rester investis.

Comparons les réalités désagréables avec les facteurs que les marchés prennent déjà en compte mais aussi avec ceux qui laissent envisager une reprise:

  1. L’effondrement des actions, des taux d’intérêt et des prix du pétrole a déjà été escompté sous l’effet des nombreuses craintes. D’après les analyses du Credit Suisse, les actions européennes et américaines intègrent actuellement des niveaux d’indices de directeurs d’achats de l’ordre de 43 à 45, ce qui correspond à une récession mondiale comparable à celle de 2008. Si les choses n’évoluent pas d’une manière aussi négative qu’à l’époque (comme nous le pensons), le potentiel de redressement sera important, en particulier sur les marchés des actions et des matières premières.
  2. Les mesures de relance monétaires et économiques devraient avoir des retombées très positives, comparables à celles du mantra de la Banque centrale européenne (BCE) «Whatever it takes» (tout ce qui sera nécessaire). En effet, à la différence de la cacophonie de la politique budgétaire, surtout européenne, l’approche monétaire mondiale repose sur de promptes décisions, elle est politiquement indépendante et elle a l’expérience des crises. Ses responsables comprennent qu’agir rapidement et de manière ferme prévaut généralement sur l’hésitation. Ce principe s’applique à l’Europe comme aux États-Unis, au Japon et à la Chine.
  3. D’après nos analyses, les krachs boursiers comme celui dont nous sommes témoins actuellement ont offert par le passé des opportunités d’achat très intéressantes dans plus de 85% des cas au cours des trois mois qui ont suivi. Le dicton «Time in the market beats timing the market» (rester investi vaut mieux que vouloir acheter au plus bas et vendre au plus haut) s’applique probablement aussi à la crise actuelle.
  4. L’économie numérique se profilera en bénéficiaire de la tourmente. Les titres de certaines entreprises technologiques dans lesquelles nous investissons à travers nos fonds thématiques font déjà l’objet d’une hausse sans précédent de la demande.
  5. Même si – ou justement parce que – les perspectives bénéficiaires dans certains secteurs comme le tourisme se sont détériorées durablement, les taux directeurs vont probablement rester bas plus longtemps. Comme les dernières années l’ont largement démontré, l’assouplissement monétaire est presque impossible à inverser. Considéré auparavant comme une politique peu conventionnelle, il est la nouvelle normalité depuis 2008.
  6. La faiblesse prolongée des taux d’intérêt rend les actions doublement attrayantes, car, premièrement, elle favorise des ratios cours/bénéfices élevés, toutes choses étant égales par ailleurs. Deuxièmement, la plupart des rendements en dividende surpassent désormais la plupart des rendements obligataires. Même Microsoft2, une entreprise qui affiche une excellente notation de crédit («AAA») et une croissance des revenus supérieure à celle des États-Unis, verse un rendement en dividende quatre fois plus élevé (1,3%) que le rendement des emprunts d’État américains à un an (0,35%) selon Thomson Reuters.
  7. Dès que la situation boursière se normalisera, les taux d’intérêt négatifs et la pénurie de placements inciteront à nouveau les investisseurs en quête de rendement à se tourner vers les actions. C’est également ce qui explique pourquoi une crise ne dure pas indéfiniment. Et les investisseurs institutionnels ont un urgent besoin de performance positive en 2020.
  8. La chute des prix du pétrole, la baisse des intérêts hypothécaires et le report des dépenses de consommation laissent penser que la demande privée (laquelle représente plus de la moitié de notre économie selon la Banque mondiale) stimulera fortement la reprise en cas de normalisation de la situation.
  9. La tragique ironie de telles crises, c’est qu’elles sont souvent à l’origine d’une croissance supplémentaire dès que la tempête s’apaise. Certes, cette croissance – comme la hausse temporaire des dépenses publiques ou l’augmentation des transferts budgétaires – n’est pas souhaitable sur le plan social, mais elle aide néanmoins à surmonter la crise.
  10. La guerre des prix du pétrole coûte chaque jour une fortune à l’Arabie saoudite, à la Russie, aux États-Unis et au Canada, une raison suffisante à elle seule pour laisser penser que ce conflit ne s’éternisera pas. Il est certain qu’il va détériorer durablement les relations diplomatiques entre les États-Unis et l’Arabie saoudite. Et le soi-disant «rôle de victime» endossé par la Russie ne devrait guère servir celle-ci sur le plan géopolitique. Ce qui compte, c’est le fait que la part des pays de l’OPEP dans l’offre mondiale de pétrole est passée en dessous d’un tiers en 2019 (selon leurs propres chiffres) tandis que la production conjointe des États-Unis et du Canada en constitue près d’un quart déjà. «Don’t mess with the USA» (ne jouez pas avec les États-Unis), voilà une injonction dont Riyad reconnaîtra tôt ou tard le bien-fondé.
  11. En dépit de toutes ses blessures, l’économie suisse se révèle être relativement résistante. La Confédération n’est guère endettée. La plupart des entreprises helvétiques sont des PME qui ont une expérience des crises supérieure à la moyenne, notamment en raison de la vigueur constante du franc suisse. Et les ménages privés? Je suppose qu’ils vont s’adapter.
Scénarios d’avenir: «Le Bon, la brute et le truand»

En faisant allusion au titre du western de Sergio Leone, nous décrivons trois scénarios de l’évolution possible de la situation actuelle.

Le bon scénario

D’un point de vue subjectif, la probabilité d’un «happy end» est peut-être de quelque 60%. La gestion du nouveau virus se normalisera au cours des deux à trois prochains mois, ce qui permettra à l’économie mondiale de se normaliser elle aussi. Reste à savoir si ce sont des traitements innovants, l’espoir d’un vaccin ou l’idée de s’habituer au Covid-19 qui contribueront à cette normalisation.

En parallèle, la politique monétaire aplanira constamment et prudemment la voie qui mène à la reprise. Les taux directeurs resteront bas et les banques centrales s’emploieront à assurer le bon fonctionnement des marchés et du système financier.

Dans ce scénario, les marchés boursiers se redresseront de leurs planchers. Dans certains secteurs qui tirent profit de la crise, les cours retrouveront même leurs plus hauts. Les prix des matières premières s’élèveront également tandis que les rendements des marchés des capitaux augmenteront à nouveau. Le franc suisse s’affaiblira face à l’euro et au dollar américain.

Le méchant scénario

Probabilité subjective: 30%. Dans ce scénario, une quarantaine similaire à celle de l’Italie guette l’économie américaine et européenne. Alors que la Chine et l’Asie parviennent assez aisément à mettre en oeuvre ces mesures draconiennes, les États-Unis et l’Europe en particulier se heurteront à des mécanismes de prise de décision relativement compliqués qui empêcheront une action coordonnée. Comme les taux de contamination s’élèveront et que les médias attiseront la peur, une quarantaine prolongée des États-Unis et de l’Europe également plongera le monde dans une récession générale. En réaction, les responsables de la politique monétaire abaisseront encore les taux d’intérêt. Néanmoins, leurs outils monétaires s’émousseront en dépit d’une augmentation des opérations d’open market. De même, la politique budgétaire ne permettra pas de compenser la paralysie de l’économie. Les rendements des marchés des capitaux s’enfonceront de plus en plus en territoire négatif, les actions franchiront le niveau de soutien correspondant à 20% du plus haut historique, le franc suisse restera la monnaie la plus forte et l’argent comptant sera roi.

Le scénario détestable

Probabilité subjective: à peine 10%. Un important degré d’insolvabilité et une crise de confiance mondiale créeront une situation confuse, voire chaotique. Certaines banques et le système financier international essuieront une tempête comme en 2008. Par la suite, les possibilités de financement seront limitées, sauf pour les entreprises les mieux notées. Les sociétés thésauriseront leurs liquidités. La crise financière exigera des mesures exceptionnelles de sauvetage de la part des États tandis qu’aucune amélioration n’interviendra sur le front de l’épidémie de Covid-19. En dehors des emprunts souverains, les rendements de tous les placements seront négatifs. Ce scénario rappelle l’allumette de Mani Matter, c’est-à-dire l’expérience selon laquelle un petit caillou peut parfois déclencher une avalanche. Cette métaphore s’applique également à la propagation du virus, dont on remonte la trace jusqu’à un visiteur d’un marché de Wuhan il y a 90 jours environ.

3. Intemporel: la diversification reste un atout

Le spectre des scénarios imaginables de l’évolution de la crise témoigne de la gravité de la situation actuelle. Quoi qu’il en soit, un point de vue trop pessimiste à cet égard nous semble tout aussi erroné qu’un enjolivement des risques. Investir n’a jamais été une activité simple ou confortable. Parfois, les investisseurs doivent avoir des nerfs d’acier. Généralement, une bonne diversification et la capacité de garder la tête froide se révèlent payantes. À long terme, les investisseurs obtiennent des compensations pour les risques qu’ils prennent. Aujourd’hui plus que jamais. Et par rapport à la crise financière de 2008, il nous semble que la situation actuelle offre davantage de perspectives. Les banques sont bien plus résistantes. Les responsables de la politique monétaire ont une meilleure expérience des crises. L’hypothèse selon laquelle les êtres humains, la société et l’économie s’accoutumeront au Covid-19 semble tout aussi raisonnable que l’attente de nouveaux vaccins ou traitements plus efficaces. La guerre des prix du pétrole finira par se tasser. La diversification reste un atout. L’expérience laisse penser que le verre est à moitié plein, pas à moitié vide.

 

1 Les indications de performances historiques et les scénarios de marchés financiers ne constituent pas une garantie des résultats futurs.
2 Cité uniquement à titre d’exemple. Il ne s’agit pas d’une recommandation d’achat ou de vente.

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