Le retour de Dr Doom

Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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A 93 ans, Henry Kaufman livre ses réflexions sur l’évolution de la finance et des politiques monétaires… Une leçon à méditer.

Henry Kaufman représente pour beaucoup dans la profession, le modèle du «Fed Watcher». A la tête du service de recherche de la Banque Solomon Brothers durant plus de 20 ans, on peut dire de lui qu’il a pratiquement inventé le métier.

J’ai eu la chance de côtoyer celui que les marchés ont longtemps affublé du titre de Dr Doom. Dans le cinquième ouvrage qu’il vient de publier1, il revient sur un évènement particulier: le jour où il changea son point de vue, en considérant que les rendements obligataires – comme les taux directeurs de la Réserve Fédérale – allaient désormais baisser. C’était en août 1982. Bien qu’il ne fut pas le seul, ni même le premier à le penser, son «memo» eut un retentissement tout particulier sur les marchés. Peut-être parce que le moment était enfin venu d’entendre ce message? Peut-être aussi parce que celui qui le livrait avait si longtemps défié le consensus en maintenant l’opinion inverse durant de nombreuses années. Une leçon d’analyse rigoureuse et de constance dont on mesurera la puissance.

Ces mémoires ont à mes yeux la valeur que l’on donne à l’examen des tendances des marchés sur le long terme. En effet, cela fait presque 40 ans que les rendements obligataires américains (et européens) connaissent une baisse tendancielle, certes avec des à-coups, mais jamais remise en cause.
Nous n’avons pas fini d’en explorer les raisons. Du point de vue des marchés, rappelons que la Réserve Fédérale, sous la houlette de Paul Volker, avait lancé la bataille contre l’inflation en 1979. Cette période a été marquée par la financiarisation de l’économie, la dérèglementation, l’internationalisation et l’informatisation des marchés.

Loin de maîtriser le système, la Banque Centrale semble en être désormais prisonnière, et lancée dans une fuite en avant.

Mais pour l’auteur, et l’analyste toujours aussi pertinent de notre système, cette formidable expansion s’est également accompagnée d’une concentration croissante du secteur financier, et donc des portefeuilles d’actifs eux-mêmes toujours plus importants et plus complexes. Or, qui dit concentration dit perte de fluidité et risque accru sur la liquidité, une qualité dont on mesure hélas plus souvent l’absence. La crise des subprimes en a fourni la brutale démonstration. De plus, elle n’a fait qu’amplifier le mouvement de concentration du système financier, créant des sortes de «services publics financiers», qui certes génèrent des profits lorsque tout va bien, mais que la Banque Centrale ne saurait laisser faire faillite. La Réserve Fédérale n’a pu que creuser ce sillon, confrontée à la crise du repo à l’automne 2019, puis à nouveau devant la crise de la pandémie en 2020. Pis encore, l’institution centrale, en charge de la supervision bancaire est devenue juge et partie: pas forcément mécontente de n’avoir qu’un nombre réduit – mais systémique – d’institutions à contrôler et réglementer.

Loin de maîtriser le système, la Banque Centrale semble en être désormais prisonnière, et lancée dans une fuite en avant. Il en va de même de sa politique monétaire d’ailleurs, forcée de relâcher ses objectifs d’inflation, faute de pouvoir les atteindre. Soutien de premier recours du système financier, elle a également secouru les autres entreprises. Et pourtant, la lente dégradation de la qualité des actifs se poursuit. La baisse inexorable des rendements et le niveau plancher des taux directeurs incitent les entreprises elles-mêmes à choisir l’endettement plutôt que la profitabilité. La dégradation généralisée des notations corporate non financières ne semble effrayer personne. Le nombre toujours plus restreint de notations AA ou plus, la hausse des notations en BBB ou moins, n’alarme guère. Puisqu’on ne laissera personne faire faillite, à quoi bon s’en inquiéter. Au contraire, on peut ainsi racheter les actions, laisser les cours progresser, satisfaire les actionnaires et les épargnants. Un écran de fumée devant l’effritement des rentabilités?

Ainsi, le repli cyclique n’est plus le moment de l’apurement des comptes, de l’amélioration de la rentabilité, de la reprise de l’investissement, du renforcement de la concurrence grâce à l’arrivée de nouveaux entrants. Seule compte la capacité toujours étendue à l’endettement. Les esprits y sont prêts et se demandent – comme ils attendent – désormais ce que les Banques Centrales peuvent encore faire de plus! C’est-à-dire quand décolleront-elles dans leur «hélicoptère» monétaire?

A ce jour, les grandes banques centrales, embrassant trop de missions, aux bilans hypertrophiés, ont perdu de leur indépendance. En compromettant leur crédibilité en matière d’inflation, ne se mettent-elles pas un peu plus en danger de perte de crédibilité, et donc d’efficacité?  

Si c’était bien le cas, nous serions à la veille de clore le long chapitre ouvert au début des années 80. Qui nous le signalera, et surtout qui saura l’entendre?

 

1 Henry Kaufman, «The day the markets roared» BenBella Books Inc 2021

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