Le meilleur de tous les mondes possibles

Christopher Smart, Barings

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Les marchés devraient se préoccuper un peu moins de l’inflation et un peu plus des investissements publics.

Le prévisionniste américain a la tâche facile ces derniers temps: vaccins distribués à toute vapeur, chèques dans les boîtes aux lettres pour stimuler l’économie, et de vraies vacances d’été qui se profilent à l’horizon. Autant d’indicateurs annonçant un boom de la consommation, tiré par des ménages débordants de liquidités et de l’envie de dépenser, qui viendra à son tour abreuver l’économie américaine et mondiale. Il faut remonter à plus d’un an en arrière, au moment où le monde commence à se barricader face à l’épidémie de Covid-19, pour retrouver un tel degré de prévisibilité. Les vieilles inquiétudes, sur les effets à long-terme de la crise sur les masses salariales ou les risques posés par des bilans financiers sous tension, paraissent bien lointaines face à des dépenses publiques à hauteur de 5'000 milliards de dollars et à une politique de soutien monétaire sans précédent.

Les investisseurs n’en restent pas moins perplexes quant à l’attitude à adopter dans cette nouvelle configuration. Les perspectives sont-elles vraiment aussi roses qu’elles le paraissent? Vont-elles continuer à s’améliorer ces prochains mois, comme semblent l’indiquer des rendements obligataires en hausse? Faut-il s’attendre à un retour des forces déflationnistes au moment où l’aide étatique se tarira? La réponse à ces trois questions est, très clairement, oui.

Un paysage différencié

Après une année d’effondrement et de rebond synchronisés, le paysage mondial paraît désormais de plus en plus différencié. La Chine, première à entrer dans la crise sanitaire et première à en sortir, voit son activité revenir progressivement à la normale et elle commence à limiter son soutien à la croissance du crédit et à s’inquiéter de la hausse des prix de son immobilier. L’Europe et le Japon, dont les réouvertures respectives ont été retardées par de nouvelles flambées de cas de contamination, attendent leur tour.

Aux Etats-Unis, le plan de relance du gouvernement a déjà permis de relever les revenus des ménages de 12%, au bénéfice des plus modestes qui sont aussi les plus susceptibles de dépenser leur excédent. Les dernières tendances permettent d’estimer que le prochain bloc d’aides – de quelques 1'900 milliards de dollars - engendrera une augmentation de 9% des dépenses personnelles des américains par rapport à leur niveau pré-Covid. Quant aux ménages les plus fortunés, ils ont déjà largement bénéficié du boom disproportionné des actifs financiers.

Il y a évidemment inquiétude à avoir
en termes de stabilité financière.

La boule de cristal de l’économie américaine n’aura jamais été aussi claire. On sait que la Réserve Fédérale gardera le pied sur l’accélérateur tant que le moteur ne montrera pas des signes évidents de surchauffe. Si le président de la Fed, Jerome Powell, insiste autant sur les taux de chômage persistants au sein des populations noires et hispaniques, c’est parce qu’il ne retirera pas son soutien avant une baisse sensible du taux global. Et il est pratiquement certain que l’administration Biden proposera un nouveau plan de financement de plusieurs milliers de milliards de dollars dirigé vers le renouvellement des infrastructures, la transition climatique et la lutte contre les inégalités. Et ce, quitte à modifier les règles de fonctionnement du Sénat et de son fameux «filibuster».

Tout ceci amène un investisseur à examiner avec attention toute nouvelle donnée qui pourrait indiquer soit une perte de contrôle de la hausse des prix, soit un essoufflement de la croissance de la demande.

Inflation: quelques certitudes

Commençons par la question, plus facile, de l’inflation. Une hausse des prix est difficile à éviter face à tant d’activité, de même qu’une plus grande volatilité des marchés obligataires. Il faut dire que les formes d’inflation susceptibles de braquer les marchés sont nombreuses.

Nous assistons déjà à une forme d’inflation «statistique», dont les chiffres peuvent paraître effrayants de prime abord. Il faut cependant se rappeler qu’il s’agit avant tout de comparaisons d’une année sur l’autre avec les niveaux de prix en vigueur au moment où le monde s’est arrêté. Il y a aussi ce que les économistes appellent «l’inflation par les coûts», qui est engendrée par une baisse des réserves de pétrole ou des capacités de transport. Et enfin, il existe également l’«inflation par la demande» qui est explosive parce que causée par le déferlement soudain d’une consommation jusqu’ici refoulée. Mais ces trois formes devraient progressivement s’atténuer avec la stabilisation des prix, la reconstitution de l’offre et le déblocage des différents marchés.

Les investisseurs parlent également de l’inflation du prix des actifs, lorsque les liquidités injectées dans le système se retrouvent dans les prix exorbitants des maisons des vacances, des montres de luxe et du bitcoin. Si les prêteurs acceptent d’adosser leurs prêts à des actifs dont le prix est susceptible de chuter brutalement, il y a évidemment inquiétude à avoir en termes de stabilité financière. Mais le risque de déclencher un cycle durable de hausse des prix reste faible:  les forces structurelles engendrées par la globalisation, la technologie et les données démographiques qui ont permis de plafonner l’augmentation des salaires et les prévisions d’inflation depuis trois décennies sont encore bien présentes.

Il est difficile de voir les actifs risqués se diriger
ailleurs que vers le haut pour les prochains mois.
Croissance: une question ouverte

La question de la croissance à long-terme est plus difficile à résoudre. Tout d’abord, parce qu’une grande partie de la réponse dépend de la vitesse et du champ d’application du plan d’infrastructure américain sur lequel le Congrès devra se prononcer. De nouvelles écoles et des ponts en meilleur état peuvent-ils amener la croissance américaine au-dessus de 2%, et ce de manière durable? Les investissements dans des technologies plus vertes et l’atténuation du changement climatique aideront-ils à la création de nouvelles entreprises? La «Facilité pour la Reprise et la Résilience» (FRR) de l’Union européenne offrira-t-elle une aide similaire aux pays membres?

Tout est possible, mais il faudrait un véritable tour de passe-passe pour que les flux d’investissements puissent prendre immédiatement le relais des aides d’état. C’est à ce moment, lorsque le chômage déguisé commencera à peser sur la croissance et que les comptes des entreprises se mettront à céder sous la pression des taux en augmentation, que les marchés cesseront de tabler sur ce que le philosophe du XVIIème siècle Gottfried Leibniz a défini comme «le meilleur de tous les mondes possibles» pour se focaliser de nouveau sur les blessures provoquées par la crise.

Mais ce sont là des problèmes pour l’année prochaine. Pour le moment, et à moins d’une détérioration calamiteuse des relations entre les Etats-Unis et la Chine (ou, mettons, d’un container géant bloqué de manière permanente en travers du Canal de Suez), il est difficile de voir les actifs risqués se diriger ailleurs que vers le haut pour les prochains mois, et ce malgré des valorisations élevées et des spread serrés. Certaines secousses sont à prévoir pendant que le monde post-relance se met en place. Mais les émetteurs à haut rendement et les marchés émergents les plus résilients sauront y résister.  

Leibniz n’a jamais prétendu que le monde dans lequel nous vivions était parfait. Son idée était plutôt qu’il serait impossible de trouver un meilleur équilibre entre le bien et le mal. Au fur et à mesure que la pandémie cède sa place sur le devant de la scène, de nouveaux dangers émergent. Mais il paraît difficile, à l’heure actuelle, d’imaginer un rapport plus favorable entre les risques d’une part, et les bénéfices de l’autre.

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