Le besoin vital de croissance en Europe

Charles-Henry Monchau, Banque Syz

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Prendre des décisions difficiles en période de crise: l'Europe peut-elle relever le défi?

 

Le PIB de la zone euro a enregistré une croissance modeste de 0,4% au troisième trimestre, dépassant les prévisions de 0,2%. Bien que ce léger rebond soit encourageant, il reste à vérifier s'il peut compenser la stagnation économique persistante observée au cours des deux dernières années. Depuis la fin de l’élan budgétaire postpandémique, la croissance en Europe s’avère anémique, avec un PIB qui a à peine progressé depuis le troisième trimestre 2022. Plusieurs vents contraires ont freiné la zone euro: perturbations de l’approvisionnement énergétique, faible demande chinoise, politique monétaire restrictive et soutien budgétaire en baisse. Mais ce sont surtout des faiblesses structurelles qui freinent l’Europe, et ce, depuis plus de vingt ans.

Dans ce contexte, le rapport de Mario Draghi publié en septembre, intitulé «L’avenir de la compétitivité européenne», marque un tournant pour les politiques économiques du continent. Ce rapport révèle les causes du ralentissement de la croissance et propose des actions nécessaires pour éviter à l’Europe une «lente agonie». L’Europe doit croître plus rapidement, non seulement pour contrer les récentes difficultés économiques, mais aussi pour garantir sa place dans un ordre économique mondial en pleine mutation.

Risques de récession à court terme


Source: Syz

Le rapport de Mario Draghi a été publié à un moment où la zone euro connaît un nouvel épisode de faiblesse économique. Après une quasi-récession en 2023, la croissance avait repris début 2024 grâce à une hausse de la consommation des ménages et des exportations. Malheureusement, cette dynamique encourageante a rapidement perdu de son élan, et la croissance du PIB de +0,2% enregistrée au deuxième trimestre est principalement due aux exportations et aux dépenses publiques, alors que la consommation privée stagnait et que l’investissement des entreprises reculait.

Ce ralentissement semble s’être prolongé durant l’été, ce qui n’augure rien de favorable pour la croissance du PIB au second semestre. La plupart des indicateurs économiques ont déçu et se sont récemment dégradés, signalant, au mieux, une croissance anémique pour l’ensemble de la zone euro. En septembre, l’indice PMI Composite est retombé en dessous du seuil de l’expansion, et s’est maintenu en «zone de contraction» en octobre. L’Allemagne subit une pression particulière, sa contraction industrielle depuis 2023 pesant sur l'ensemble de l'économie. Le chômage est passé de 5% en 2022 à 6%, et la confiance des consommateurs et la consommation restent atones, sans signe d’amélioration.


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Depuis 2022, l'Europe subit une succession de chocs défavorables: les sanctions contre la Russie après l’invasion de l'Ukraine, la rupture de l’approvisionnement en gaz russe, le ralentissement de la demande chinoise pour les biens manufacturés, une flambée de l’inflation et une hausse marquée des taux d’intérêt. Toutefois, l'Allemagne en a été la plus affectée, en raison de la structure de son économie.

À l’inverse, les économies du sud de l’Europe ont été relativement épargnées par ces difficultés récentes, bénéficiant d’une demande de services résiliente, notamment dans le tourisme. En 2024, leur croissance et leur moral économique ont été orientés à la hausse, un renversement marqué par rapport à il y a dix ans, lorsque les économies «périphériques» étaient plongées dans de profondes récessions alors que les économies «centrales» tiraient la croissance européenne.


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Les tendances de l'emploi reflètent également ces dynamiques divergentes en Europe. Le chômage dans la zone euro s'est stabilisé à un niveau historiquement bas de 6,5%, mais il a augmenté en Allemagne et en France, tandis qu'il continue de baisser en Italie et en Espagne à des niveaux jamais vus depuis 2008. Cependant, des signes de faiblesse plus généralisée sur le marché du travail apparaissent, avec l’indice PMI de l’emploi en contraction pour un troisième mois consécutif en octobre. Ce ralentissement pourrait encore affaiblir la consommation intérieure, augmentant le risque d’une contraction de la demande susceptible de plonger la zone euro en récession.

La dégradation du marché de l’emploi atténue cependant les craintes de la BCE concernant l’inflation, permettant ainsi une accélération de l’assouplissement monétaire avec une nouvelle baisse de taux ce mois-ci. Le ralentissement économique européen devrait alléger les pressions inflationnistes, soulevant ainsi des interrogations sur le caractère restrictif de la politique de la BCE. Des normes de crédit strictes et une faible croissance du crédit privé pèsent également sur les perspectives de croissance de l’Europe.


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Ainsi, les tendances économiques actuelles demeurent défavorables pour la zone euro dans son ensemble, malgré le dynamisme observé dans le sud de l’union monétaire. La partie nord est déjà en récession, ou s’en approche, et le risque d’un affaiblissement de la demande intérieure dans les mois à venir est bien réel. De nouveaux défis en 2025, tels que les restrictions budgétaires en France et en Italie, les tarifs douaniers américains et les tensions commerciales avec la Chine, pourraient aggraver la situation. Bien que l’assouplissement de la BCE puisse soutenir les secteurs sensibles aux taux d’intérêt ainsi que la consommation des ménages, il est peu probable qu’il suffise à inverser la stagnation économique de l’Europe.

Risques à long terme d'une «lente agonie»

En septembre, l'ancien président de la BCE, Mario Draghi, a publié L'avenir de la compétitivité européenne, un rapport emblématique sur la politique économique de l'UE. Après une analyse sans concession de la situation économique de l'Union européenne, Draghi propose une série de recommandations et de politiques à mettre en œuvre pour favoriser une croissance durable en Europe et éviter une «lente agonie» pour la deuxième économie mondiale.


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Les propos de Draghi sont si clairs qu'ils peuvent simplement être cités: «Le besoin de croissance de l'Europe est en hausse. L'UE entre dans la première période de son histoire récente où la croissance ne sera pas soutenue par l'augmentation de la population. D'ici 2040, la main-d'œuvre devrait diminuer de près de 2 millions de travailleurs chaque année. Nous devrons davantage compter sur la productivité pour stimuler la croissance. Si l'UE devait maintenir son taux moyen de croissance de la productivité depuis 2015, cela ne suffirait qu'à maintenir le PIB constant jusqu'en 2050, à une époque où l'UE fait face à une série de nouveaux besoins d'investissement qui devront être financés par une croissance plus élevée. Pour numériser et décarboniser l'économie et accroître notre capacité de défense, la part des investissements en Europe devra augmenter d'environ 5 points de pourcentage du PIB à des niveaux non vus depuis les années 1960 et 1970. C'est sans précédent.»

5% du PIB de l'UE équivaut à plus de 800 milliards d'euros d'investissements annuels, nécessitant un financement public et privé. Avec une dette publique dépassant 100% du PIB dans la plupart des grandes économies de l'UE (sauf l'Allemagne), augmenter la dette pour financer ces investissements peut sembler contre-intuitif. Pourtant, le rapport suggère que si ces investissements stimulent la productivité et la croissance, ils pourraient finalement renforcer les finances publiques en élargissant la capacité fiscale.


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Le rapport de Draghi identifie trois domaines d'action pour relancer une croissance durable en Europe:

  • Combler le fossé d'innovation avec les États-Unis et la Chine, notamment dans les technologies avancées.
  • Élaborer un plan conjoint et cohérent pour la décarbonisation et la compétitivité afin de transformer cette nécessité en opportunité plutôt qu'en obstacle à la croissance.
  • Accroître la sécurité et réduire les dépendances dans un contexte de risques géopolitiques croissants.

La richesse de ce rapport de 328 pages réside dans sa capacité à exposer de manière transparente et exhaustive la situation économique de l'Europe, les perspectives inquiétantes si aucune mesure n'est prise, ainsi que les actions nécessaires pour changer de cap. Les dirigeants européens sont désormais confrontés à un choix déterminant: suivre ces recommandations ou les ignorer. Bien que le processus puisse être long, nombre des propositions de Draghi pourraient rapidement favoriser la croissance. La réunion des dirigeants de l'UE le 8 novembre à Budapest représente une occasion d'agir, bien que le climat politique en Europe rende cette tâche plus difficile que jamais.

Prendre des décisions difficiles en temps de crise

Le rapport de Draghi sur la compétitivité européenne intervient à un moment crucial: avec les effets post-Covid qui s'estompent et une croissance en déclin, une action urgente est nécessaire avant que de nouveaux défis commerciaux mondiaux n'émergent. Ce rapport arrive également à un moment politiquement délicat, car les recommandations de Draghi nécessitent la coopération des pays européens et la prise de décisions collectives qui amélioreront les perspectives de croissance communes à moyen terme, contrairement à l'accent actuel sur les préoccupations nationales à court terme.

À cet égard, deux réactions du ministre des Finances allemand ont mis en lumière la difficulté de la tâche qui attend l'Europe: moins de trois heures après la publication du rapport Draghi, Christian Lindner a clairement rejeté l'idée d'un emprunt commun au niveau européen: «L'Allemagne ne sera pas d'accord avec cela». Quelques semaines plus tard, il aurait averti son homologue italien contre une éventuelle prise de contrôle de Commerzbank par Unicredit. Ces déclarations ne peuvent guère être interprétées comme des signes d'enthousiasme de la part de la plus grande économie européenne en faveur d'une intégration et d'une coopération économiques accrues.

Plus généralement, les récentes élections européennes ont révélé un soutien croissant pour les partis anti-establishment, témoignant d'un enthousiasme décroissant pour une Europe unifiée. La France est confrontée à une paralysie politique, les partis pro-européens ont perdu du terrain, et la coalition gouvernementale allemande s'affaiblit à chaque élection régionale, alors que les partis se concentrent sur les élections fédérales de l'année prochaine. Anecdotiquement (ou pas), la décision de l’Allemagne de rétablir unilatéralement le contrôle aux frontières a été un exemple révélateur de l'appétit actuellement limité pour la coopération européenne. De plus, le dernier Conseil européen tenu ce mois-ci s'est concentré sur les questions migratoires et les discussions géopolitiques concernant l'Ukraine et le Moyen-Orient, laissant peu de place à la situation économique préoccupante en interne.

Dans ce contexte, le rapport de Draghi souligne qu'il existe des solutions pour améliorer l'économie européenne, mais elles nécessitent une volonté politique. Si l'assouplissement de la BCE et une reprise en Chine peuvent offrir un soulagement temporaire, il appartient aux dirigeants européens de faire des choix. Leur réponse déterminera si le rapport devient un appel au réveil ou une occasion manquée de sauver l'économie européenne.

Conclusion

Les États-Unis ont connu leur Bidenomics, qui a stimulé les investissements dans les infrastructures et les nouvelles usines tout en soutenant la consommation par le biais d'avantages sociaux prolongés et de réductions d'impôts pour les ménages. La Chine vient d'annoncer un vaste plan de relance qui se concentre jusqu'à présent sur des politiques d'offre, visant à faciliter l'accès au crédit et à freiner la chute du marché immobilier, mais qui pourrait bientôt être complété par des mesures ciblées sur les ménages pour revigorer la consommation. L'Europe est la grande zone économique qui accuse le plus de retard, contrainte par des budgets nationaux fragmentés.

Individuellement, les principales économies européennes n'ont pas de marge de manœuvre pour fournir un stimulus fiscal à court terme. La seule façon d'atteindre une forme de stimulus fiscal en Europe serait donc de parvenir à un accord sur la mise en œuvre de la stratégie du rapport Draghi, financée par une dette spéciale émise au niveau européen. La réunion du 8 novembre à Budapest représente une occasion clé pour les dirigeants européens de s'engager en faveur d'une stratégie économique unifiée. Les enjeux sont élevés: l'Europe peut-elle relever le défi?

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