L’IA générative est-elle surcotée?

Charles-Henry Monchau, Banque Syz

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La mode de l'intelligence artificielle va-t-elle très bientôt s'estomper? Certains experts craignent de grosses déceptions à venir. D’autres restent résolument optimistes.

De nombreux médias et spécialistes de la technologie et de la finance voient en l'IA la nouvelle frontière technologique qui va tout révolutionner, des loisirs aux soins de santé. Ce discours a été alimenté par le lancement d'applications grand public, notamment ChatGPT, ainsi que par des transactions très médiatisées telles que l'investissement de 13 milliards de dollars de Microsoft dans OpenAI (les créateurs de ChatGPT). Depuis fin 2022, l’intérêt pour cette thématique est grandissant comme en témoigne les recherches concernant le terme «IA» sur google (cf. graphique ci-dessous)

Nombre de recherche du terme IA sur Google Search au niveau mondial (échelle de 0 à 100 qui représente le niveau d’intérêt relatif par rapport au plus haut qui a été observé historiquement)


 


La «fièvre» IA

L’engouement médiatique autour de l'IA générative (Gen AI) est particulièrement visible dans le domaine de l'investissement, où les spécialistes du capital-risque et les géants de la technologie ont injecté des milliards de dollars dans la recherche et le développement de l'IA, dans l'espoir de capitaliser sur ce que beaucoup perçoivent comme une technologie révolutionnaire. Cette tendance a suscité des interrogations sur le nombre d'entreprises qui prévoient réellement d'exploiter l'IA et sur celles qui essaient simplement de surfer sur la vague l'IA, profitant ainsi de l’effet de mode. Une étude de FactSet montre que 199 des sociétés du S&P500 ont cité le terme « IA » lors de la présentation de leurs derniers résultats trimestriels du premier trimestre. Ce chiffre est nettement supérieur à la moyenne sur cinq ans de 80 et à la moyenne sur dix ans de 50, le terme ayant été mentionné au moins 50 fois par 12 entreprises lors de la publication des résultats du T1.


Source: Factset

 


En outre, un rapport de Goldman Sachs indique que les dépenses mondiales d’investissement («capex») dans l'IA devraient dépasser 1000 milliards de dollars dans les années à venir, ce qui comprend des investissements importants dans les centres de données, les semiconducteurs et le réseau électrique, soulignant l'immense engagement financier en faveur de cette technologie.

Malgré l'importance des investissements, les experts ont des avis divergents sur les futurs avantages économiques de l'IA. Si certains sont sceptiques quant aux retombées immédiates de ces investissements, d'autres restent optimistes quant à son potentiel à long terme pour stimuler la productivité et la croissance économique, comme cela a été le cas avec les percées technologiques passées telles que l'internet et la téléphonie mobile.

Pourquoi l’IA inquiète?

Les sceptiques de la vague actuelle d'investissements dans l'IA mettent en avant plusieurs préoccupations d'ordre économique, technique et commercial qui suggèrent que l’impact de cette technologie pourrait effectivement être surestimée. La première de ces préoccupations est d'ordre économique et concerne les avantages limités à court terme des investissements dans l'IA. Bien que la perspective soit plus claire à long terme, les résultats immédiats ont été décevants pour de nombreuses entreprises et on ne sait toujours pas exactement comment beaucoup d'entre elles prévoient de monétiser leurs outils d’IA. Si la plupart des experts sont ouverts à la possibilité que les outils d'IA révolutionnent les processus scientifiques, beaucoup tablent sur de véritables impacts pas avant 20 à 30 ans, l’humain restant aux commandes dans l’intervalle. Un facteur inquiétant est le fait que toute entreprise investissant sérieusement dans l'infrastructure de l'IA, comme les centres de données et les semiconducteurs, devra faire face à des coûts initiaux importants, avec un retour sur investissement qui risque d’être très éloigné dans le temps.

De plus, l'une des préoccupations les plus pressantes est l'impact que l'IA pourrait avoir sur l'emploi. L'automatisation induite par l'IA est appelée à remplacer une grande variété d'emplois, en particulier les emplois dangereux et ceux qui impliquent des tâches routinières et répétitives. Une entreprise qui semble progresser rapidement dans ce domaine est Tesla, avec son robot Optimus. Il s'agit d'un robot humanoïde bipède, conçu pour les tâches dangereuses ou fastidieuses. De toute évidence, l'IA créera également de nouvelles catégories d'emplois et de nouvelles opportunités, même s'il s'agira probablement d'emplois hautement spécialisés, et même dans ce cas, la période de transition risque d'être relativement disruptive. Une étude réalisée par McKinsey indique que dès 2030, au moins 14% des employés dans le monde seront obligés de réorienter leur carrière en raison de la numérisation, de la robotique et des progrès de l'IA. Ces prévisions font écho aux inquiétudes suscitées par les disruptions technologiques passées, telles que la révolution industrielle et l'essor d'internet- Bien qu'indéniablement bénéfiques, ces révolutions ont provoqué d'importants bouleversements économiques à court terme et des migrations importantes.

Une autre source d'inquiétude est la prolifération rapide des start-ups spécialisées dans l'IA. Selon les prévisions actuelles, le taux de croissance annuel composé (CAGR) du marché de l'IA sera proche de 40% au cours des six prochaines années. Le paysage de l'IA est de plus en plus encombré par un grand nombre de startups, dont beaucoup n'ont pas encore fait leurs preuves et fonctionnent avec des modèles d'entreprise qui n'ont pas encore démontré leur rentabilité. Les recherches montrent que 25% de tous les investissements dans les startups américaines seront consacrés à l'IA en 2023 (source: crunchbase). L'abondance de projets d'IA augmente le risque d'investissement dans des entreprises non viables. Il existe souvent un écart important entre les capacités perçues de l'IA, telles qu'elles sont décrites dans les reportages enthousiastes des médias et les campagnes de marketing, et les progrès et limites réels de la technologie. Cet écart suscite souvent des attentes irréalistes chez les investisseurs et le public, ce qui peut entraîner des désillusions lorsque les systèmes d'IA ne répondent pas aux attentes.

Il est également difficile de ne pas faire de comparaisons avec la bulle technologique de la fin des années 1990 et du début des années 2000. Cet exemple récent d’éclatement d’une bulle technologique est certainement l'un des moteurs du scepticisme de nombreuses personnes. Pendant la bulle «dot-com», des investissements massifs avaient été injectés dans des start-ups Internet dans l'espoir d'un retour rapide et transformateur. Comme beaucoup de ces entreprises n'ont pas tenu leurs promesses, la bulle a fini par éclater, entraînant une perte d'environ 5000 milliards de dollars de capitalisation boursière et des conséquences néfastes sur l'économie. Selon les chiffres, seules 48% des entreprises dot-com ont survécu jusqu'en 2004. Les sceptiques ont de bonnes raisons de craindre que l'IA ne suive une trajectoire similaire si les attentes extrêmement élevées ne sont pas satisfaites.

Historique des bulles


 


L'IA générative est également confrontée à sa part de critiques et de limites, et il est essentiel de comprendre ces défis pour développer une vue balancée entre l’immense potentiel de cette technologie et la prudence requise pour réaliser ces investissements importants. Malgré ses avancées, l'IA générative se heurte à plusieurs obstacles technologiques qui entravent sa fiabilité et son efficacité, tels que la qualité et la disponibilité des données. Ces modèles ont besoin de grandes quantités de données de haute qualité pour fonctionner efficacement, mais l'obtention de ces données peut s'avérer difficile, en particulier dans les domaines où la confidentialité et la sécurité des données sont cruciales. En outre, des données de mauvaise qualité ou biaisées peuvent conduire à des résultats inexacts.

En outre, l'entraînement de ces modèles d'IA de plus en plus avancés nécessite d'importantes ressources informatiques, qui sont coûteuses en elles-mêmes, mais qui requièrent également une consommation d'énergie massive, ce qui soulève des questions quant à la durabilité du développement continu de l'IA. Les estimations actuelles montrent que ChatGPT consomme jusqu'à 25 fois plus d'énergie qu'une recherche sur Google. Cette technologie gourmande en énergie devrait consommer deux fois plus de ressources énergétiques que l'ensemble de la France d'ici 2030. Le déploiement de l'IA générative suscite également plusieurs préoccupations éthiques, au premier rang desquelles figure la protection de la vie privée. Les systèmes d'IA générative nécessitent souvent l'accès à de grandes quantités de données personnelles, ce qui entraîne un risque d'utilisation abusive ou d'accès non autorisé à des informations sensibles, qui peut conduire à des atteintes à la vie privée et à la confiance. En outre, les systèmes d'IA peuvent être opaques, ce qui rend difficile la compréhension de la manière dont ils parviennent à des décisions spécifiques. Ce manque de transparence, souvent appelé le problème de la « boîte noire », complique les efforts visant à rendre l'IA responsable de ses actions. Veiller à ce que les systèmes d'IA soient explicables et à ce que leurs processus décisionnels soient transparents constitue un défi majeur.

IA générative: pourquoi il faut rester optimiste

Il est toujours important d'éviter les biais de confirmation et d'analyser les situations à contre-courant. Cependant, il est également important de ne pas se laisser piéger par le scepticisme et la mentalité apocalyptique, car il y a tout autant de voix optimiste sur la vague actuelle de l'IA et qui affirment qu'elle n'est pas surestimée.

Tout d'abord, l'un des arguments les plus convaincants en faveur d'une vision optimiste de l'IA réside dans son potentiel de productivité et de croissance économique à long terme. L'IA a la capacité de révolutionner les industries en automatisant des tâches complexes, en optimisant les opérations et en augmentant considérablement l'efficacité. Ce potentiel transformateur devrait se traduire par des gains de productivité substantiels, conduisant à la croissance économique. Par exemple, les analystes de Goldman Sachs s'attendent à une automatisation complète de 25% de toutes les tâches professionnelles après l'adoption de la technologie, leur estimation de base impliquant une croissance cumulative de 15% de la productivité du travail et du PIB aux Etats-Unis.

Estimation des gains de productivité générés par l’IA aux Etats-Unis pour les 10 prochaines années  


Source: Goldman Sachs

 


En outre, l'IA devrait libérer les humains des tâches banales et répétitives, ce qui leur permettra de se consacrer à des activités plus complexes et plus créatives. L'utilisation de Chatbots alimentés par l'IA pour traiter les demandes de service à la clientèle qui est de plus en plus mis en œuvre en est un exemple. Les outils d'IA générique peuvent contribuer à la création artistique, musicale et littéraire, offrant ainsi aux créateurs de nouveaux moyens d'expression. L'une de ces applications, déjà très répandue, consiste à utiliser l'IA pour générer des idées nouvelles et fournir des suggestions, faisant du modèle une sorte de «collaborateur». Les gains de productivité s'étendent également à l'innovation dans le développement de produits, où les entreprises utilisent l'IA pour analyser les préférences des consommateurs, les tendances du marché et les produits concurrents afin de trouver des idées pour de nouveaux produits et de nouvelles fonctionnalités.

Aussi impressionnants que soient certains modèles linguistiques, comme ChatGPT, et les modèles de génération d'images, comme Midjourney, ces technologies sont encore très jeunes et certains experts s'attendent à ce qu'elles s'améliorent à un rythme exponentiel. Les milliards investis dans la recherche et le développement de l'IA ne manqueront pas d'accélérer le rythme des améliorations, permettant à l'IA de s'attaquer à des tâches de plus en plus complexes, tout en augmentant la créativité humaine.

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