BCE – On ne naît pas banquier central, on le devient

Bruno Cavalier, ODDO BHF

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A la tête d’une grande banque centrale, comme la Fed ou la BCE, il y a toujours un moment où l’on fait l’expérience du feu.

© Keystone

Les marchés sont turbulents, la stabilité financière est menacée et chacun espère que la banque centrale ramène le calme. Ce moment est arrivé pour Christine Lagarde. Nul n’attend que d’un coup de baguette magique la BCE résolve la crise du coronavirus. Dans ce choc, le risque est que les entreprises soient asphyxiées, que les banques en pâtissent et en viennent à durcir les conditions de crédit. La BCE peut fournir autant de liquidité que nécessaire aux banques et aux États, et indirectement aux firmes.

Whatever It Takes, version Lagarde?

Quand Christine Lagarde a pris la tête de la BCE, le débat monétaire semblait clos. Surmontant diverses oppositions internes et externes, Mario Draghi avait poussé la BCE à assouplir sa politique monétaire. Il n’y avait plus de décisions urgentes à prendre. La zone euro semblait franchir son creux de cycle, l’inflation se redressait timidement. On pouvait se payer de luxe de regarder très loin devant.

Le staff de la BCE, comme tous les autres prévisionnistes de la planète,
va abaisser ses prévisions de croissance et d’inflation.

C’est ce qu’a fait Mme Lagarde. Primo, elle a lancé une revue de la stratégie monétaire, un travail qui prendrait une bonne année. Secundo, elle a multiplié les interventions en faveur du verdissement de la politique monétaire, un thème qui rapporte à coup sûr les honneurs des gazettes. Tertio, elle a apaisé les tensions au sein du Conseil en affichant sa préférence pour le consensus. L’arrivée d’Isabel Schnabel au Directoire de la BCE n’est pas étrangère à cet apaisement. Nommée par le gouvernement allemand, mais sans être issue de la Bundesbank, elle n’hésite pas en effet à dire leurs quatre vérités aux opposants systématiques de la BCE en démontant méthodiquement chacune de leurs «thèses» (l’expropriation de l’épargnant, la zombification de l’économie, l’influence néfaste de la BCE sur la profitabilité des banques). Tout cela présageait moins d’activisme monétaire, à la fois car le besoin s’en faisait moins sentir et car les possibilités d’action paraissaient limitées. Bref, le suivi de la politique monétaire européenne s’annonçait d’un ennui mortel en 2020.

En quelques semaines, la situation a radicalement changé avec les répercussions multiples de la crise sanitaire. L’impact est visible très rapidement sur les variables financières, par exemple sur le marché du crédit (graphe de gauche) ou celui des swap d’inflation (graphe de droite). L’impact sur l’économie réelle se manifestera plus tard.

Le staff de la BCE, comme tous les autres prévisionnistes de la planète, va abaisser ses prévisions de croissance et d’inflation. Dans un scénario central, on peut imaginer que la révision retira quelques dixièmes de points de croissance et d’inflation, avec une zone euro qui serait en récession technique au premier semestre et rebondirait au deuxième. Même s’il n’est pas publié, on suppose que le staff aura préparé pour le Conseil des Gouverneurs un scénario de «worst-case» dans lequel la révision pourrait être plus dramatique, avec des effets en cascade sur les marchés financiers.

Selon les propos que rapporte Bloomberg, Mme Lagarde aurait alerté hier les dirigeants européens que les risques étaient potentiellement similaires à ceux de la crise de 2008. Il n’est pas envisageable que la BCE s’en tienne à un rôle d’observateur. A la tête du FMI, elle n’a eu de cesse de militer pour la coordination des politiques économiques. A la tête de la BCE, elle peut jouer un rôle de soutien et de conseil aux États qui sont en train d’imaginer des mesures de protection pour les entreprises, surtout les PME. C’est là que se situe la ligne de front pour protéger l’activité, donc l’emploi, donc la demande des ménages, et in fine pour éviter de basculer dans un scénario de déflation. (Rappel: le mandat de la BCE est de piloter l’inflation européenne sur une tendance à 2% par an. On se situe un peu actuellement au-dessus de 1%, avec le risque de tomber au-dessous d’ici peu, pétrole aidant. Le mandat justifie donc pleinement des actions fortes et rapides.)

Que faire? aurait-dit Lénine.

Rien, on l’a déjà dit, n’est pas une option sérieuse. Toutefois, on ne peut être certain que tous les membres du Conseil des gouverneurs sont au même niveau d’alerte que Mme Lagarde. Il y aura toujours de bons esprits pour recommander d’attendre pour en savoir plus. La Fed la semaine dernière, la Banque d’Angleterre ce matin, ont jugé que même patienter une quinzaine de jours avant d’assouplir leur politique monétaire n’était pas raisonnable. Cela met une pression sur la BCE.

Les seules limites existantes
sont politiques ou idéologiques.

Dans un contexte de turbulences financières, qui porte en germe le risque d’un gel du crédit et d’évaporation de la liquidité, une banque centrale peut toujours agir. Il n’y a aucune limite technique à la fourniture de liquidité. Les seules limites existantes sont politiques ou idéologiques, autrement dit, elles ne devraient pas entrer en ligne de compte dans la réflexion de la BCE.

Cela étant posé, il faut examiner les moyens d’action de la BCE et leur pertinence pour répondre à la crise actuelle.

  • Taux directeur – C’est l’outil standard des banques centrales, mais dans le cas de la BCE, on est déjà en territoire négatif (-0.50%). L’introduction d’un mécanisme d’exemption de taxe d’une partie des réserves des banques (tiering system) a élargi la possibilité d’aller plus bas. L’existence d’un taux au-dessous duquel l’effet sur la production de crédit est négatif au lieu d’être positif (reversal rate) n’a encore jamais été démontrée, à notre connaissance, mais si tout le monde croit que ce niveau existe et qu’il se situe au voisinage de -1%, il est évident: a) que la possibilité de baisse de taux est limitée et b) qu’elle peut avoir des effets indésirables. On peut être sceptique sur l’intérêt de ce genre d’action. Si la BCE prenait cette route, il faudrait en tout cas qu’elle multiplie le multiplicateur d’exemption des réserves.
  • QE – Pour limiter son exposition au risque, la BCE a imposé des limites au montant de ses achats d’actifs. L’économiste en chef de la BCE, Philip Lane, a plusieurs fois dit qu’au rythme actuel, ce n’était pas une réelle contrainte avant longtemps, sans doute au moins une année. De plus, la limite la plus serrée vaut surtout pour les achats de dette allemande, ce qui n’est pas le compartiment qui réclame aujourd’hui un éventuel soutien. En pratique, la BCE garde une grande flexibilité. Elle peut certainement modifier ses limites et augmenter ses achats, fut-ce sur une base transitoire. En théorie, la BCE achète 20Md€ par mois, en pratique on était dernièrement à 25Md€ (graphe de gauche). Environ 60% des actifs achetés sont des titres publics, cette part peut baisser au profit de la dette privée. Si devait se poser un problème sur la dette souveraine d’un pays en particulier, la BCE peut par ailleurs intervenir en dehors du programme de QE.
  • Liquidité – C’est par le biais du secteur bancaire que la BCE peut ajouter de la liquidité dans l’économie. En plus de ses opérations de refinancement de long terme déjà programmées, la BCE pourrait mener une ou plusieurs opérations dans des conditions spécialement généreuses. Une idée qui est débattue serait de fixer le taux de ces opérations sous le taux de dépôt, autrement dit de sponsoriser les banques afin qu’elles-mêmes soient en mesure de soutenir leurs clients. Ce genre de mesures serait en ligne avec ce que Mme Lagarde préconisait, dans son communiqué du 2 mars, à savoir des «mesures appropriées et ciblées». C’est aussi la démarche de la Banque d’Angleterre qui, outre sa baisse de taux impromptue annoncée ce matin, a créé une facilité de financement afin que les banques puissent plus facilement octroyer des crédits de trésorerie aux PME. Le secteur bancaire a intérêt à éviter une hausse des prêts non-performants et, pour ce faire, il faut lui donner les moyens d’étendre les remboursements de ses clients.
  • OMT – Pour rappel, il s’agit du bazooka inventé par Mario Draghi lors de la crise des dettes souveraine et bancaire (Discours du «Whatever It Takes» de juillet 2012). Cet outil n’a jamais été utilisé car la menace avait suffi à ramener les investisseurs à la raison. Cet outil peut servir, dans le cadre d’un programme d’assistance coordonné avec l’ESM, dans le cas où un État-membre aurait à faire face à des conditions de financement pénalisantes, voire à la fermeture des marchés. On n’en est pas là à l’heure actuelle, mais il ne serait pas inutile de rappeler l’existence du bazooka. Le cas à surveiller est l’Italie. Ces derniers jours, comme le gouvernement italien renforçait les mesures de confinement de la population et, corrélativement, annonçait une hausse des mesures de relance, on a observé une forte hausse de la prime de risque sur l’Italie (graphe de droite). Il n’y a là rien d’insupportable. Le niveau des taux est si bas que l’Italie continue de faire des économies sur sa charge d’intérêt quand elle refinance sa dette. La facture de la crise du coronavirus n’est pas connue, mais il est certain que la dette et le déficit publics vont augmenter en Italie, et sans doute ailleurs. La Commission européenne devrait pouvoir facilement tolérer cette augmentation pour cause de "circonstances exceptionnelles". Il n’y a aucune raison que l’Italie soit doublement pénalisée par une envolée incontrôlée de sa prime de risque.
  • Réglementation – Un soutien au secteur bancaire peut venir d’un allègement de la réglementation. Ces dernières années, les exigences se sont accumulées par strates, dont certaines sont ajustables. Là encore, pour revenir à l’exemple de la BoE, le coussin de capital contra-cyclique des banques vient d’être réduit à 0% contre 1% pour une période d’un an. En France, le HCSF avait annoncé en avril 2019 une hausse de ce coussin, de 0,25% à 0,5%, qui doit normalement intervenir le mois prochain. Les circonstances du moment pourraient justifier un report. C’est du moins ce que le terme "contra-cyclique" signifie: on durcit quand tout va bien, on assouplir quand tout va mal.
  • Coordination – Le choc actuel réclame en priorité une aide des États aux secteurs et aux agents directement fragilisés par la crise sanitaire. Chaque gouvernement réagit avec ses propres moyens et son propre agenda. Il n’y a pas de coordination. La crise actuelle vient rappeler combien un outil de stabilisation budgétaire pan-européen serait bienvenu. La BCE ne peut pas s’y substituer, mais en assurant son soutien indéfectible aux banques et aux États, elle peut certainement renforcer l’efficacité de la réponse de politique économique.

En quelques jours, tout un chacun, y compris la BCE, a mieux perçu la gravité du choc économique, ou du moins de ses potentialités. Une grave/longue récession n’est pas une certitude pour l’Europe, mais cela fait maintenant partie du champ des possibles. Le meilleur moyen de l’éviter est d’avoir une réponse rapide, forte; et si possible, la mieux coordonnée qui soit. On ne voit pas comment la BCE pourrait se mettre en retrait au motif que sa politique monétaire est déjà assouplie. Elle peut l’être bien davantage, selon les pistes évoquées plus haut.

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