Nous n'adhérons pas à un scénario dans lequel la Fed reprendrait un cycle de hausses de taux multiples et donnons notre préférence au mantra «élevé plus longtemps».
Le discours de Christine Lagarde à Sintra, fin juin, fait écho à la chanson de Marvin Gaye des années 1960. Pourtant, toutes les banques centrales ne sont pas destinées à marcher sur les pas de la Banque du Canada qui a repris ses hausses de taux après une pause initiée en février. En ce qui concerne notre scénario, bien que nous reconnaissions ce risque de taux «plus élevé plus longtemps», nous n'adhérons pas à un scénario dans lequel la Réserve fédérale (Fed) reprendrait un cycle de hausses de taux multiples et donnons notre préférence au mantra «élevé plus longtemps». Ni notre scénario central, ni le scénario de risque alternatif ne nous invitent à adopter une vue positive sur la duration pour le moment.
Depuis plusieurs mois, les marchés pensaient se diriger lentement mais sûrement vers la fin d'un des resserrements monétaires les plus intenses et les plus rapides de ces dernières décennies. A l'heure où l'essentiel du resserrement est achevé, deux constats s'imposent :
- Après des mois de débat sur une récession tant attendue aux Etats-Unis, celle-ci ne s'est toujours pas matérialisée et les analystes continuent de repousser leurs prévisions de récession.
- Le marché actions américain a corrigé en 2022, mais il est revenu depuis aux niveaux qui prévalaient avant le début du cycle de resserrement de la politique monétaire de la Fed.
Cette dynamique soulève des questions sur la perception réelle de ce resserrement, qui semble bel et bien engagé : les taux d'intérêt réels américains oscillent autour de 1,5% (un niveau qui peut être considéré comme restrictif pour l'économie), la création monétaire se contracte depuis plusieurs mois et les conditions de prêt se durcissent (d’autant plus depuis l'apparition de tensions bancaires en mars). Cependant, l'économie américaine est résistante, l'inflation, bien qu'en décélération, reste à des niveaux élevés et le marché du travail est plus solide que jamais.
La particularité de ce cycle d'inflation réside dans les déséquilibres de l’offre et de la demande qui ont résulté de la pandémie et qui ont conduit à des niveaux d'inflation records, jamais observés (et de loin) depuis le début des années 80. Cette dynamique spécifique complique la tâche des banquiers centraux dans leurs estimations de l'environnement de croissance et d'inflation, ce qui explique en partie l'approche «dépendance des données» que les banques centrales adoptent depuis plusieurs mois. Cela justifie également leur volonté d'opter pour des «pauses» dans le cycle de resserrement afin de mesurer l'impact réel de leur politique monétaire sur l'économie.
Dans le récit des derniers mois, une pause de la banque centrale était interprétée comme la fin du cycle de normalisation, compte tenu des baisses de taux anticipées par les marchés à la suite d'une pause.
Cependant, la décision des banques centrales australienne et canadienne de relever leurs taux après une pause a remis sur le devant de la scène le risque d'une Fed plus hawkish qu'anticipé par les marchés, qui voyaient toujours un taux terminal à 3,8% (mi-mars) fin 2023 (les projections de la Fed sont désormais à 5,6%). La vague de hawkishness est revenue sur les marchés. La Banque d'Angleterre a décidé la semaine dernière de perpétuer cette tendance en augmentant ses taux directeurs de 50 points de base (pb) (25 de plus que prévu). Les marchés s'attendent désormais à plus de 100 pb de hausse des taux d'ici la fin de l'année. Bien que le Royaume-Uni connaisse une dynamique d'inflation plus sévère, avec une inflation de base toujours en hausse (+7,1% sur l'IPC de base en mai, contre 5,8% en début d'année) et une croissance des salaires qui ne se stabilise pas (passant de 5,8% en mars à 6,5% en mai) justifiant à nos yeux une position hawkish de la Banque d'Angleterre.
En revanche, nous sommes moins inquiets pour l'Europe, où le phénomène de désinflation semble bel et bien enclenché. Nous prévoyons une croissance plus faible en Europe dans les mois à venir (et les récents chiffres de PMI en demi-teinte confirment ce point de vue) alors que l'inflation salariale semble moins pressante sur le vieux continent, et que les conditions de crédit continuent de se détériorer, bien que la Banque centrale européenne ait commencé son resserrement après la Fed et la Banque d'Angleterre. Ce retard justifie, selon nous, deux hausses de taux supplémentaires, ce qui porterait le taux terminal à 4%.
A l'heure actuelle, seul le Japon échappe à ce paradigme de taux plus élevés. Dans un contexte d'inflation historiquement élevée au Japon, la politique monétaire de la Banque du Japon apparaît clairement à la croisée des chemins, notamment au regard d’un contrôle de la courbe des taux toujours en place. D'autant plus que le contraste entre la politique monétaire japonaise et l'approche hawkish des autres banques centrales continue de peser sur le yen, à un moment où de plus en plus de responsables commencent à s'inquiéter de la faiblesse de la monnaie japonaise. Jusqu'à présent, le gouverneur de la Banque du Japon, Kazuo Ueda, ne semble pas pressé de revoir la politique actuelle.
De nouveau sur le devant de la scène, le risque de hausse des taux soulève inévitablement des questions sur l'orientation que devrait prendre la Fed dans les mois à venir. Au cours des derniers mois, la rigidité de l'inflation sous-jacente et la résilience du marché du travail américain ont déjà incité le marché à réviser à la hausse ses anticipations de taux de plus de 150 pb (depuis la mi-mars), se rapprochant ainsi du scénario de plateau que nous mettons en avant depuis le début de l'année. La Fed n'a pas relevé ses taux en juin, mais elle est clairement revenue à une approche «Wait & See», avec un biais résolument hawkish au vu de ses projections, qui impliquent 50 pb de hausses de taux supplémentaires d'ici fin 2023, une révision à la hausse de la croissance américaine (de 0,4% à 1% T4 2022 / T4 2023) et un taux d'inflation sous-jacente de 3,9% en décembre 2023.
En ce qui concerne notre scénario, bien que nous prenions en compte ce risque de taux à des niveaux «plus élevés plus longtemps», nous n'achetons pas un scénario dans lequel la Fed reprendrait un cycle de plusieurs hausses de taux et donnons notre préférence au mantra «élevé plus longtemps». Pourquoi?
Tout d'abord, les estimations de croissance de la Fed pour le T4 2022 / T4 2023 de 1% et d'inflation sous-jacente de 3,9% nous semblent optimistes. L'effet retardé de la politique monétaire sur l'économie devrait continuer à se matérialiser au deuxième semestre. Avec un marché du travail qui devrait continuer à se normaliser (nous anticipons un taux de chômage de 4,3% fin 2023), des taux sur les cartes de crédit supérieurs à 20%, des taux d'épargne en hausse et la fin du moratoire sur les prêts étudiants, la consommation devrait ralentir aux États-Unis, justifiant une contraction modeste au deuxième semestre qui porte notre prévision de croissance pour le T4 2022 / T4 2023 à 0,1%. Dans le même temps, le ralentissement de la consommation, combiné à la normalisation de l'inflation sur les logements et les denrées alimentaires, devrait soutenir le processus de désinflation. Nous pensons donc que l'inflation de base, qui stagne entre 4,6% et 4,7% depuis six mois (indice des prix PCE de base), devrait décélérer à 3,2% d'ici la fin 2023, bien en deçà des 3,9% projetés par la Fed.
Dans cette optique, nous voyons la Fed relever ses taux de 25 pb en juillet, ce qui nous aligne (pour une fois) sur le scénario du marché, qui voit une probabilité de 80% d'une hausse de 25 pb en juillet, bien que nous voyions un plateau dans les mois à venir.
Nous pensons que la Fed souhaite maintenir les taux réels autour de 1,5%, ce qui correspond à des niveaux contraignants pour l'économie, plaçant les Etats-Unis parmi les plus restrictifs en termes d'orientation monétaire des économies développées (0% dans la zone euro et 0,6% au Royaume-Uni, par exemple). Au-delà de la divergence des scénarios, nous percevons le «skip2» (et non la «pause») et les projections haussières comme une manière intelligente pour la Fed de prendre du recul et d'analyser les effets de sa politique monétaire sans que le marché n'interprète cette action comme une pause qui conduirait immédiatement à des baisses de taux. En d'autres termes, la Fed veut s'assurer que le marché comprenne que les taux resteront «élevés plus longtemps», ce qui pourrait lui permettre d'orchestrer le mouvement de désinflation sans faire entrer l'économie américaine en récession.
Implications: ce scénario central justifie notre position plus optimiste sur les actions américaines tout en impliquant une légère pentification de la courbe des taux américains et est plutôt mitigé pour le dollar, qui resterait sur sa tendance baissière à long terme.
Bien que ce ne soit pas notre point de vue central, nous ne pouvons pas écarter un scénario alternatif d’une consommation robuste soutenue par un excès d'épargne encore important et un marché du travail solide, en partie grâce aux déséquilibres post-COVID qui maintiennent l'inflation au-dessus de 4%. Dans cette optique, la suite des événements serait beaucoup plus brutale : une Fed qui continuerait à relever les taux (jusqu'à 6%, par exemple) afin de pousser l'économie en récession et de faire baisser l'inflation, suivi de baisses de taux pour relancer une économie en récession. De plus, l'histoire a montré que depuis 1995, une pause dans le cycle de resserrement suivie de hausses de taux par les banques centrales du G10 a conduit 80% du temps à plus d'une hausse de taux. Cette possibilité ne doit pas être sous-estimée, bien que la Fed n'ait fait qu'une seule pause au cours du cycle de resserrement 2015-2018, en 2016 et que cette pause ait été accompagnée d'un long avertissement préalable sur le resserrement quantitatif à venir.
Implications (alternatives): un scénario en deux temps, avec un marché actions qui continue de monter tandis que la Fed poursuit ses hausses de taux en raison d'une économie florissante, ce qui implique une nouvelle inversion de la courbe des taux aux États-Unis. Ensuite, les actions chutent lorsque l'économie entre en récession et que la courbe des taux subit une pentification. Ce scénario alternatif serait positif pour le dollar.
Du point de vue du positionnement en duration, si la Fed veut maintenir les taux réels à des niveaux restrictifs pour ralentir l'inflation, compte tenu des niveaux actuels des points morts d'inflation sur les marchés, qui semblent être valorisés à la perfection, nous ne voyons pas la partie longue de la courbe baisser de manière significative. Compte tenu des niveaux actuels de rémunération sur la partie courte et des primes de terme actuellement négatives, ni notre scénario central ni le scénario de risque alternatif ne nous invitent à adopter une vue positive sur la duration à l'heure actuelle.