Maintenir une approche plus défensive

Emmanuel Garessus

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Julien Eberhardt, gérant obligataire auprès d’Invesco, est réticent à prendre davantage de risque. Il trouve toutefois de la valeur dans les «gilts» et certains titres chinois.

 

A l’inverse de l’année dernière, les marchés obligataires sont volatiles tant sur les taux d’intérêt que sur les crédits. Les tensions induites par les droits de douane et les pressions sur la Fed par Donald Trump ont été une source de tensions majeure. Aujourd’hui une forme d’accalmie semble revenir, par exemple sur les Bons du Trésor, mais l’incertitude demeure élevée. Julien Eberhardt, gérant obligataire pour Invesco, qui gère environ 6 milliards d’euros, répond aux questions d’Allnews:

Vous visitez la Suisse et présentez votre stratégie aux investisseurs. Quel est votre message principal?

Notre message est celui d’une approche plus défensive, notamment sur le risque de crédit. Cette attitude résulte des incertitudes causées par l’Administration américaine, en particulier de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et l’Asie. Par ailleurs, le marché du crédit traite encore à des niveaux de spreads très serrés. Ils se sont brièvement tendus à la suite d’un événement précis, tant sur le haut rendement que l’Investment Grade (IG), mais sont revenus rapidement à des niveaux très serrés sur une base historique. Nous ne pouvons pas vraiment trouver de la valeur actuellement.

Deuxièmement, c’est un marché très propice à la gestion active si l’on considère les points d’inflexion en cours dans l’économie mondiale. Il est intéressant de pouvoir repositionner les portefeuilles et d’être opportuniste dans un contexte de volatilité des marchés de taux et de crédit. En tant que gérant de fonds, j’apprécie cet environnement.

Face à l’incertitude actuelle, la gestion obligataire offre tout de même de bons rendements qui contrastent avec ceux d’autres classes d’actifs comme celui des actions, notamment à l’annonce de la réduction des attentes bénéficiaires de certaines entreprises.

Une forme d’accalmie est en cours sur les marchés et un retour à la situation «ante». Quelle sera la prochaine étape?

L’annonce des droits de douane s’est révélée un véritable choc. Le marché prévoyait plutôt des droits de douane de 10 à 15%. Il ne s’attendait pas à ce que les Etats-Unis frappent durement des partenaires commerciaux aussi proches que le Canada et le Mexique. Et la spirale tarifaire observée entre la Chine et les Etats-Unis a ajouté une couche de volatilité. La liquidité a été réduite. Des investissements basés sur les algorithmes ont été suspendus. Mais le pic des informations négative appartient peut-être au passé, après le virage opéré par Donald Trump et son acceptation de négociations.

Le marché se concentre sur les possibles annonces positives avec certains partenaires. Des indicateurs de sentiment des ménages et des entreprises ont révélé une nette détérioration mais des statistiques telles que l’emploi et l’activité n’ont pas plongé, du moins pour l’instant. Les marchés sont revenus à la position «ante» mais je pense que  nous ne reviendrons pas à une situation sans droits de douane. L’Administration américaine croit toujours en leurs avantages en tant que source de revenus fiscaux et de réindustrialisation, si bien que ce n’est pas un événement temporaire. C’est pourquoi nous préférons être défensifs.

Est-ce que cela signifie que vous attendez une baisse des rendements américains à 10 ans ces prochains mois?

C’est un scénario possible mais à moyen terme. Les droits de douane augmenteront les prix. L’effet d’une telle mesure fiscale est toutefois temporaire et est à distinguer d’une hausse des prix liée à un effet monétaire. L’inflation attendue est maintenant plus élevée si bien que la marge de manœuvre de la Fed  en matière de baisse des taux directeurs est réduite pour ces prochains mois.

Des investisseurs internationaux se retirent des obligations américaines. Avez-vous pris une décision de rapatriement identique?

Nous étions déjà surpondérés aux obligations européennes par rapport aux américaines. Nous sommes entrés dans la phase de volatilité en étant sous-pondérés sur les Etats-Unis. Nous avons profité de l’écartement des taux américains pour reconstruire des positions. Nous ne réduisons donc pas notre exposition aux Bons du Trésor américains.

«Les Bons du Trésor restent le taux sans risque, mais uniquement faute d’alternative».

Je peux comprendre les raisons stratégiques ou géopolitiques qui amènent certains acteurs à diversifier davantage leur exposition, mais ce processus, s’il se poursuit, prendra beaucoup de temps. Le dollar reste une monnaie de réserve pour laquelle il n’existe pas de réelle alternative. Pour nous, à court terme, c’est la direction de l’économie américaine qui importe si nous voulons nous positionner sur les taux et les Bons du Trésor américains.

Assisterons-nous à un découplage des marchés obligataires entre les Etats-Unis, l’Europe et la Chine?

Le marché des Bons du Trésor américain est le plus grand au monde, avec environ 30'000 milliards de dollars, et le plus liquide. C’est le marché qui sert à investir les excédents de dollars des acteurs internationaux. La Chine a réduit son portefeuille. Il est possible que d’autres suivent. Mais l’important consiste à découvrir une alternative, laquelle n’existe pas pour le moment.

Le Bund allemand pourrait être cet actif sûr qui le remplacerait, mais il reste un marché assez modeste. Les mesures allemandes de relance budgétaire augmenteront la taille de ce marché. Il existe peu d’autres marchés avec un rating élevé qui pourraient absorber la liquidité. Le processus prendra beaucoup de temps.

Le débat demeure sur l’existence du taux sans risque. Avec la dégradation de la qualité de la dette américaine et les aléas politiques, le Bon du Trésor exprime-t-il encore le taux sans risque?

Un choc de confiance s’est produit. Les Bons du Trésor restent le taux sans risque, mais uniquement faute d’alternative.

Le Bund pourrait être un taux sans risque mais il lui manque la taille nécessaire. Un instrument européen pourrait éventuellement, à terme, concurrencer le Bon du Trésor américain mais il est encore confronté à des freins politiques. L’Allemagne freine ce type d’initiative. Mais l’Europe pourrait saisir cette opportunité.

Qu’attendez-vous des banques centrales ces prochains mois?

La Fed est prise en étau entre le risque accru d’inflation et le ralentissement économique. La Fed est pour le moment très concentrée sur l’inflation, mais un affaiblissement conjoncturel prononcé l’amènerait à accorder sa priorité à l’activité économique et à baisser ses taux.

En Europe, les droits de douane joueront un effet désinflationniste, d’autant que l’euro s’apprécie contre les autres monnaies et que les matières premières, traitées en dollars, reculent. Si la Chine ne peut plus accéder au marché américain, elle risque de concurrencer fortement les produits européens et peser sur les prix à la consommation en Europe. Nous devrions assister à des révisions à la baisse des prévisions d’inflation et accroître la marge de manœuvre de la BCE.

En termes de croissance, les entreprises ont tendance à repousser leurs décisions d’investissement. Mais les mesures allemandes de relance budgétaire, qui se répercuteront sur les statistiques de PIB en 2026, contre-balancent l’incertitude actuelle.

Quelle dette européenne privilégiez-vous?

Nous privilégions la dette britannique (gilt) pour des questions de valorisation. La courbe de taux britannique est très pentue en raison de l’abondance d’émissions. L’inflation s’approche de son pic et devrait refluer cet automne dans un contexte de ralentissement dû aux tarifs. Enfin, l’Etat britannique devrait réduire les émissions à long terme et favoriser la partie courte de la courbe. Le rendement des obligations britanniques est intéressant, également par rapport aux titres américains, d’autant qu’un grand nombre de risques sont intégrés dans les cours.

Quel impact sur les obligations produira la nouvelle dynamique budgétaire européenne?

L’Allemagne, en raison du mécanisme de frein à l’endettement, est le seul pays de la zone euro au bénéfice d’une réelle marge de manœuvre budgétaire. Si elle se met à accroître ses dépenses, l’impact sera bénéfique mais avant tout sur l’Allemagne elle-même. Il faut comprendre que les marchés obligataires sont très attentifs aux faiblesses budgétaires, à l’image de la France en 2024 et récemment des Etats-Unis. Les marchés veillent au grain et n’hésitent pas à sanctionner les dérapages. On parle d’ailleurs de la présence de «Bond Vigilantes».

Le virage budgétaire allemand pourrait aussi renforcer le marché du «Bund» en tant qu’actif refuge. L’annonce du plan s’est d’ailleurs traduit par une détente des taux allemands.

Est-ce que le marché obligataire suisse est une opportunité?

La perspective de taux négatifs n’est pas très attractive. Ce n’est pas un endroit privilégié au gérant à la recherche de revenus fixes. Cela fait même un peu peur eu égard au choix de titres qui était offert lors de la précédente phase de taux négatifs. Par contre, le franc suisse reste une valeur refuge et joue un rôle dans une période de «Risk off». L’attrait de la monnaie dépasse celui des taux.

Quels sous-segments obligataires vous attirent particulièrement aujourd’hui?

Je privilégie le marché des «Gilts». Et pour le reste, la priorité est accordée à une nette sous-pondération du risque. Le récent choc de marché a été trop rapide pour nous permettre de racheter du risque.

«Nous privilégions la dette britannique (gilt) pour des questions de valorisation».

Nous essayons aussi de trouver des poches de valeur. Nous en dénichons une au sein des obligations de sociétés de développement immobilier chinoises qui ont fait défaut et qui se traitent entre 5 et 15 centimes d’euro. Elles sont en phase de restructuration. A terme, le marché immobilier chinois devrait se stabiliser. Nous sommes probablememt au point le plus bas. Les établissements de crédit commencent à nouveau à prêter des capitaux à ces sociétés. En achetant à des prix extrêmement bas, nous pouvons rester patients dans l’attente du redressement. Mais cette exposition chinoise représente seulement 0,5% du portefeuille.

La Chine est-elle le marché émergent le plus attractif?

Nous aimons bien le segment immobilier, pour les raisons indiquées. Sinon, je pense que la Chine a eu le temps de préparer sa réponse aux Etats-Unis. Pékin ne semble pas prêt à négocier. Cela signifie qu’elle devra stimuler son économie domestique.

Nous ne surpondérons pas les pays émergents, mais nous maintenons notre exposition au Brésil, au Mexique et sélectivement à quelques autres pays.

Tout le monde attend des développements sur les droits de douane. Est-ce que chaque petite phrase conduira à une forte volatilité ou l’essentiel se trouve-t-il déjà dans les cours?

Comme nous avons retracé 80 à 90% de l’écart de crédit, si les effets d’annonce sont positifs, je ne m’attends pas à de fortes réactions. Le marché a déjà beaucoup anticipé ce type d’informations. Je pense toutefois, comme l’a révélé le Brexit, qu’une négociation commerciale prend beaucoup de temps. Prudence.

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