La pause décidée par Donald Trump sur les droits de douane est intervenue après les tensions majeures observées sur le marché obligataire américain. Le comportement incertain de ce dernier traduit l’état de l’économie et les doutes des investisseurs. Les capitaux internationaux vont-ils réduire leur présence aux Etats-Unis? La volatilité du marché obligataire amène certains stratégistes à se demander si le taux sans risque, pierre angulaire des marchés, existe encore. Pour analyser les derniers développements, Manon Duez, Senior Sales Executive auprès de Vanguard, répond aux questions d’Allnews:
Quelles sont les perspectives de croissance et d’inflation aux Etats-Unis?
Le 2 avril, le jour du relèvement des droits de douane par l’Administration US a modifié les scénarios potentiels présentés en début d’année. Nous avons changé nos attentes pour les Etats-Unis, l’Europe, le Royaume-Uni, le Japon et la Chine. Or nous n’avons pas coutume de modifier fréquemment notre scénario de base.
Nous nous attendons à ce que les droits de douane impactent la croissance économique américaine et celles des autres régions. L’augmentation du PIB devrait être inférieure à 1% fin 2025 aux Etats-Unis et, bien qu’il ne s’agisse pas de notre estimation de base, ce ralentissement devrait raviver les risques d’une récession. L’inflation sous-jacente devrait atteindre 4% et le taux de chômage passer au-dessus de 5%.
Qu’attendez-vous en Europe?
Nous prenons pour base des droits de douane de 15% en Europe. La barre des 20% aurait été franchie avec les hausses attendues sur les biens exemptés et sans la pause de 90 jours. Nous prévoyons une hausse du PIB inférieure à 1% en 2025 et à environ 1% en 2026. Les tarifs pourraient en partie contre-balancer les effets positifs provenant du programme de relance allemand, la hausse des dépenses de défenses européennes et la perspective d’un cessez-le feu en Ukraine.
Nous relevons nos attentes d’inflation européenne à un peu moins de 2% en 2025 et les réduisons pour 2026 dans le sillage du ralentissement économique.
Nous pensons que la BCE sera accommodante et nous ajoutons deux baisses de taux directeurs supplémentaires à nos attentes de début d’année. Nous prévoyons un taux directeur à 1,75% contre 2,25% précédemment.
«Nous pensons que la BCE sera accommodante et nous ajoutons deux baisses de taux directeurs supplémentaires à nos attentes de début d’année».
Qu’en déduisez-vous pour les marchés obligataires, en particulier américains?
Nous prévoyons des rendements des bons du Trésor à 10 ans entre 4 et 4,5% d’ici à la fin de l’année.
Pour placer la performance obligataire américaine dans son contexte, deux chiffres me paraissent intéressants: La performance obligataire se montre 1,42% depuis le début de l’année (au 21 avril). Elle contraste avec le rendement négatif de 11,95% pour l’indice des actions (S&P 500). L’obligataire continue de jouer son rôle indispensable dans un portefeuille diversifié. Nous pensons que les rendements obligataires actuels sont attractifs en comparaison historique. Cette performance de départ plus élevée est un bon indicateur de performance future de la classe d’actifs.
Dans notre scénario récessif, nous prévoyons un rallye obligataire pour le segment de haute qualité. Ce dernier sera une véritable bouée qui jouera le rôle de stabilisateur essentiel et d’augmentation de la performance globale du portefeuille. Cela ne signifie pas que la volatilité des obligations ne persistera pas. Cette diversification et la capacité à tenir l’allocation stratégique de long terme avec patience et discipline, deux piliers de notre message aux investisseurs finaux, permettent de traverser les accidents de marché que nous considérons comme temporaires.
Quelle est votre comportement dans votre gestion active?
Dans notre gestion active, nous restons prudents en matière de risque et continuons à avoir une duration longue qui, compte tenu de la corrélation normale (négative) actuelle entre les taux et le crédit, continue à agir comme une couverture pour la détention de crédit. Nous avons adopté un positionnement plus défensif dans le crédit, avec une légère surpondération.. Nous avons levé du cash pour pouvoir le déployer à des niveaux d’écart de crédit plus larges. Et nous avons remis l’accent sur ce qui est fondamental pour Vanguard, à savoir la «relative value» et la sélection des titres. La volatilité est une source d’arbitrages et d’opportunités.
Est-ce que vous préférez les obligations souveraines au segment à haut rendement?
Nous avons une position mitigée à l'égard des obligations souveraines. D'une manière générale, dans la zone euro, nous préférons la périphérie à l'Europe centrale (c'est-à-dire l’Allemagne). Dans les moments de stress de marché, nous privilégions les obligations à forte liquidité et de grande qualité, ce qui nous pousse vers le segment Investment Grade ou la partie très qualitative à l’intérieur du High Yield. On sait que le haut rendement a rencontré une forte volatilité et un élargissement des spreads en mars mais la partie de plus grande qualité s’est bien tenue. Nous restons très sélectifs compte tenu des valorisations actuelles et conservons une forte préférence pour la qualité en raison de la volatilité récente et de l'incertitude persistante.
Que pensez-vous des départs d’investisseurs obligataires internationaux hors des Etats-Unis?
Le marché américain a toujours eu un facteur d’aimant pour les capitaux internationaux. Il est possible que ces dernières semaines, ils aient reflué sur leurs marchés domestiques, par exemple européens, japonais et britanniques, après avoir été happés par le marché américain. Le mouvement s’inscrit dans une tendance à la diversification à l’international. Le phénomène d’affaiblissement du dollar est aussi lié au fait que ces flux de capitaux marginaux ne reviennent pas aux Etats-Unis. Il en résulte une baisse structurelle de la surévaluation du dollar.
Qu’en est-il sur le marché des ETF?
Les flux des marchés d’ETF européens sont symptomatiques de ces développements. Depuis le début d’année (au 23 avril), en termes de collecte, la zone euro a attiré 7,2 milliards de dollars, devant les Etats-Unis avec 4,1 milliards. Pour le seul mois de mars, la zone euro a collecté 1,4 milliard, les Etats-Unis subissant une décollecte de 385 millions.
Sur le plan des segments obligataires, depuis le début de l’année, ce sont les expositions «ultra short», soit inférieures à un an, qui bénéficient du retrait des investisseurs à hauteur de 10,5 milliards, devant les obligations souveraines à hauteur de 4,9 milliards et la dette d’entreprises de grande qualité (IG) 830 millions. Nous retrouvons cette tendance en mars quand l’«ultra short» a pris 3,2 milliards de dollars de collecte alors que tous les segments Corporate, High Yield et gouvernementaux sont tous en décollecte.
« Nous sommes positionnés dans l’attente d’une baisse de 25 points de base lors de la réunion de la BNS du 19 juin».
Dans vos convictions, préférez-vous l’Ultra Short au long terme?
Nous préférons la partie avant de la courbe américaine et européenne, car la politique des banques centrales maintient les rendements ancrés dans la partie avant. Au Royaume-Uni et au Japon, nous pensons que les valorisations attrayantes commenceront à attirer les investisseurs vers les parties longues de la courbe (30 ans) et nous avons des positions longues dans ces pays.
Sur le plan commercial, en Europe, nous voyons un point d’entrée attractif sur les Bund allemands à 10 ans à 3%. En revanche, nous sommes «long» Royaume-Uni, que nous exprimons contre un «short» Allemagne sur le 30 ans. Nous voyons aussi des opportunités sur la partie longue de la courbe au Japon parce que la partie longue s’est beaucoup déplacée et notre opinion est que le marché ne prévoit pas suffisamment de hausses de la part de la BoJ.
Dans le segment IG, nous sommes très sélectifs compte tenu des niveaux de valorisation. Nous avons d’ailleurs observé que l’écart de rendement s’était nettement accru lors du pic de volatilité alors que la partie de grande qualité s’est bien comportée.
Lors du pic de volatilité, le débat a été lancé sur le taux sans risque. Est-il toujours le bon du Trésor?
Oui, selon Ales Koutny, notre responsable des taux internationaux, les bons du Trésor restent le taux sans risque, mais en raison de l'incertitude actuelle, nous nous attendons à ce que les primes de terme restent élevées. Cela conduira à une pentification de la courbe en cas de nouvel accès de doute.
En Suisse, est-ce que le spectre des taux négatifs reste d’actualité?
Nous sommes positionnés dans l’attente d’une baisse de 25 points de base lors de la réunion de la BNS du 19 juin. Le marché anticipe 27 points de base, ce qui signifie que quelques acteurs prévoient une baisse des taux directeurs de 50 points de base. Face à l’appréciation du franc suisse, nous prévoyons effectivement une intervention de la BNS. Si différentes rumeurs supposent une potentielle réduction hors du calendrier habituel, nous ne les partageons pas. En revanche, le spectre des taux négatifs n’est pas exclu. L’incertitude des marchés et la survalorisation du franc nous amènent à penser que la banque centrale restera ouverte à tous les mécanismes à sa disposition.
Est-ce qu’un indice obligataire mondial est approprié dans un portefeuille compte tenu des écarts de perspectives économiques et monétaires au sein des régions?
Nous sommes une grande franchise passive et le 2e plus grand gérant actif d’obligations au monde. De ce fait, nous disposons des instruments qui offrent le meilleur des deux mondes aux investisseurs, au coût le plus bas et à la réplication la plus efficiente. Sur un segment de haute qualité, des outils ETF pour le marché IG, dénominés en euros, en dollars, offerts à 9 points base ont leur place en portefeuille.
Pour aller sur des segments plus risqués, nous offrons une gestion de la dette émergente à 60 points de base, ce qui offre un coussin de sécurité à un tarif raisonnable.
A un investisseur privé avec un profil risqué, que conseillez-vous?
L’accompagnement et le conseil sont absolument nécessaires pour un investisseur privé. Dans les blocs globaux, il est fondamental d’avoir toujours une approche avec une couverture de change. pour une vision à long terme et pour lisser la volatilité de la classe d’actifs. Il faut utiliser des poches indicielles très efficientes pour le «plain vanilla» et chercher une surperformance là où l’on voit des inefficiences propres à la gestion active, par exemple dans l’émergent, le HY ou la dette subordonnée financière européenne.
La dette émergente est-elle plus attractive aujourd’hui?
Nous favorisons la dette émergente mais pas de façon indiscriminée. En 2024, nous avons vu un rallye de la partie «distressed» de la dette émergente qui est revenue à des spreads proches des années 2019-2020. Aujourd’hui, l’environnement est propice à une approche de «relative value».
Lors d’une année aussi difficile que 2022, nous avions souligné l’intérêt de la dette émergente Corporate, au bénéfice de fondamentaux sains, robustes et une valorisation attractive. La combinaison des spreads plus larges et des durations plus courtes a bien supporté ce test depuis 2022. Mais aujourd’hui le régime économique a changé.
Nous sommes dans un trend de croissance ralentie. Les valorisations des Corporates sont très tendues. La dynamique entre dette gouvernementale et Corporate a suivi son cours. Nous préférons les titres souverains au sein de la dette émergente.
Nous avons ici une combinaison assez unique de spread et de duration de la poche gouvernementale. Aujourd’hui le rendement est 7,8% en dollars avec une duration de 6,6 ans et nous savons que dans une phase de sentiment «risk-off» la duration sert de coussin. A l’inverse, la partie Corporates est pénalisée par un moindre potentiel de compression du spread, qui s’est déjà produit, par un rendement inférieur (6,77%) et une duration plus courte (4,2 ans). Autant la faible duration a profité aux Corporates dans un moment de remontée des taux, autant ce coussin appartient au passé.
Nous aimons aussi rappeler qu’avec l’indice global des obligations émergentes en dollars, nous sommes sur une classe d’actifs qui est re-qualifiée d’Investment Grade depuis 2020, donc du Baa3 chez Moody’s. Nous avons assisté à un assainissement des fondamentaux après le covid. En 2024, les relèvements de notations ont été deux fois plus nombreux que les réductions. C’est le rapport le plus élevé en 10 ans. La montée en qualité est évidente.
Le critère de liquidité est également important dans notre choix en faveur des titres souverains. Un pays moyen de notre portefeuille dispose de six obligations en circulation d’une taille approximative de 1,2 milliard de dollars. Une entreprise moyenne du bloc émergent dispose de deux obligations en circulation pour 600 millions d’encours. Enfin, même si nous n’attendons pas de défaut, historiquement le taux de récupération est de 56% dans les souverains et de 34% dans les sociétés.
Comment intégrez-vous dans votre allocation les surprises qui ne manqueront pas de se produire ces prochains mois? Travaillez-vous avec des scénarios alternatifs?
Prenons un cas pratique, celui de la dette émergente sur la manière dont nous envisageons le risque de fuite. Notre équipe d’investissement bénéficie d'un soutien important de la part d'un groupe indépendant de gestion des risques.
En 2021, notre équipe de gestionnaires notait un renforcement des troupes russes mais la probabilité d’une offensive russe était jugée faible. Le gérant des risques a demandé de tester le comportement du portefeuille face à ce scénario à faible probabilité. Nous avions de la Roumanie, du Kazakhstan, de l’Ukraine, de la Russie, de la Pologne etc. Nous avons fait le test pour chacun et évalué les pays pétroliers ainsi que le risque. Nous avons conclu que le risque était présent dans le portefeuille. Nous avons réorganisé le portefeuille en novembre et décembre 2021 sur le conseil du gérant des risques. Nous avons conservé quelques faibles positions russes mais non gouvernementales. Nous avons déplacé le risque géographique, comme l'exposition au pétrole en Amérique latine, et utilisé d’autres pays pour réduire certaines corrélations. Finalement notre perte a été très inférieure à l’indice au moment de l’offensive russe.
Quels risques testez-vous aujourd’hui?
Le principal risque que nous surveillons est l'augmentation et la volatilité des tarifs douaniers, l'escalade potentielle vers une guerre commerciale totale avec des implications négatives à la fois pour la croissance et l'inflation.
Les banques centrales seront contraintes de surveiller l'évolution des données (inflation, chômage, etc.). L'incertitude demeurant, les gouvernements et les banques centrales devront continuer à agir avec souplesse et à répondre à toute friction sur le marché.