La mise en place du nouvel ordre commercial voulu par Donald Trump provoque de profondes turbulences sur les marchés financiers. L’introduction de droits de douane parfois massifs a provoqué la chute des bourses et une dépréciation du dollar. Arthur Jurus, Head of Investment Office chez ODDO BHF, répond aux questions d’Allnews sur les perspectives économiques, monétaires et boursières:
La bourse a tendance à annoncer beaucoup de récessions, mais très peu se produisent. Qu’en est-il cette fois?
La situation commerciale devrait pénaliser le commerce international et l’activité économique. Nous prévoyons une croissance proche de zéro aux Etats-Unis et en Suisse cette année, et négative en zone euro sur la base des données actuelles. Même un assouplissement des droits de douane avec les Etats-Unis ne serait pas suffisant pour relancer l’économie à court terme. Le vrai problème réside dans les tensions entre les Etats-Unis et la Chine, les deux principaux fournisseurs de la demande mondiale.
La récession mondiale reste encore un scénario alternatif. En phase de fort ralentissement, le dollar est habituellement recherché. Or, nous observons une dépréciation car l’objectif de l’administration américaine est de redonner de la compétitivité-prix aux exportations américaines.
Le dollar a chuté de 10% contre le franc suisse depuis le début de l’année. Est-ce que l’essentiel de la baisse appartient au passé?
Le franc suisse continuera de s’apprécier. Il progresse toujours contre l’euro lors d’un ralentissement économique. Depuis 50 ans, le franc suisse gagne 13% en moyenne contre l’euro après le déclenchement d’une crise, notamment quand l’inflation dépasse 3%. Face au dollar, le Franc Suisse est globalement stable lors des phases de fort ralentissement. Mais les objectifs de la nouvelle administration américaine ont pris le dessus sur cette observation historique.
«Depuis 50 ans, le franc suisse gagne 13% en moyenne contre l’euro après le déclenchement d’une crise».
Par ailleurs, l’évolution de l’inflation suisse n’est pas la même que celle des Etats-Unis. Un quart des pressions inflationnistes provient de l’inflation importée, laquelle sera encore plus négative. La Suisse a l’avantage de pouvoir assumer une telle situation déflationniste fort de son positionnement exceptionnel en termes d’innovation et de recherche. C’est pour cette raison que le franc est structurellement haussier.
Enfin, la Suisse subit des pressions à la déflation non à l’inflation et les ancrages de taux sont beaucoup plus bas en et Suisse qu’en Europe et aux Etats-Unis. Le franc suisse s’apprécie parce que le ralentissement économique amène des révisions à la baisse plus forte pour les attentes de taux de la BCE et de la Fed que ceux de la BNS.
De combien le franc peut-il encore s’apprécier contre l’euro?
Le facteur structurel d’appréciation du franc face à l’euro tient aux écarts de prix à la production. L’établissement de droits de douane impactera rapidement et plus nettement les producteurs que les consommateurs, donc les prix à la production. Ces écarts de prix à la production favoriseront nettement le franc suisse. A 3 ans, nous prévoyons un EUR/CHF à 0,8 franc pour un euro (0,92 actuellement).
Est-ce que les différences de droits de douane réservés à la Suisse et à l’UE peuvent modifier vos prévisions?
Nous avons déjà intégré les tarifs actuels dans nos prévisions. La différence entre l’Europe et la Suisse est que si l’on appliquait des tarifs aux produits européens, la compétitivité européenne sur les prix sera réduite. Si on appliquait ces mêmes conditions aux produits suisses, sa compétitivité sera moins touchée parce que la Suisse est positionnée sur le haut de gamme. La demande internationale, malgré la hausse des prix, continuera de s’adresser davantage aux exportateurs suisses.
De plus, les entreprises exportatrices suisses, à l’inverse des sociétés européennes, sont habituées à une hausse des coûts de 2,5% par an en moyenne en raison de l’appréciation moyenne du franc suisse. Cela ne signifie pas que les tarifs sont plus tolérables qu’ailleurs: c’est négatif pour notre économie. Mais probablement que nos entreprises ont démontré une capacité de résilience par le passé supérieure à celles d’autres concurrents étrangers. La résilience des exportations suisses est donc plus forte et s’ajoute à une meilleure préservation du pouvoir d’achat une moindre érosion du capital investit. Cela se traduit par une baisse moyenne du PIB de 0,7% en Suisse en phase de récession contre 2,3% dans l’UE.
Et par rapport au dollar?
Le dollar devrait continuer de baisser par rapport au franc.
Le ralentissement économique pourrait mener à de nouvelles révisions à la baisse des taux FED pour mi-2026.
Aussi, l’Administration Trump souhaite une dépréciation du dollar, laquelle serait négative à court terme sur son économie, mais deviendrait positive sur le moyen terme car elle réduirait le coût des exportations américains.
Aux discussions actuelles sur les tarifs douaniers s’ajoutent les enjeux liés à la sécurité et la géopolitique. La survalorisation du dollar est justifiée par sa valeur de réserve et de sécurité. Les banques centrales avec des stocks significatifs de dollars seront ciblées sur d’autres enjeux, notamment pour favoriser une réduction de la dette fédérale américaine.
Le dollar se dépréciera donc à court et moyen terme.
Ne risque-t-on pas de subir des vagues de dévaluations compétitives?
La question est de savoir si une économie peut dévaluer sa monnaie sans pénaliser l’ensemble de son économie. Très peu de zones en sont capables, en premier lieu certains pays développés. Concrètement, cela signifie que les économies les moins innovantes et productives ne pourront pas dévaluer leur monnaie sans prendre le risque d’un ralentissement économique plus important. Les différences entre les «vieilles économies» concentrées sur les biens manufacturiers et celles spécialisées dans le numérique vont s’accentuer.
Le seul aspect positif pourrait être une réallocation des flux de capitaux en dehors des Etats-Unis, en raison de la baisse du dollar américain.
A quelle autre crise ressemble la situation actuelle? Est-ce qu’une dépression peut être exclue?
Il n’y a ni une absence de liquidité comme en 2008, ni une survalorisation ou bulle financière de certains secteurs, comme en 2000. La comparaison avec la Grande Dépression n’est pas possible parce que trop de facteurs négatifs s’étaient conjugués à cette époque touchant aux mesures protectionnistes d’une plus grande ampleur.
«Le scénario actuel le plus probable suppose une réorganisation des chaînes d’approvisionnement et du commerce mondial».
Le scénario actuel le plus probable suppose une réorganisation des chaînes d’approvisionnement et du commerce mondial. Certaines entreprises parviendront à s’adapter, mais cela ne sera pas le cas de toutes. Il en résulte un manque de visibilité, ou une crise organisationnelle, qui se rapporte davantage à la situation de 2020.
Peut-on s’attendre à une normalisation progressive?
Quelle que soit l’issue des négociations tarifaires, son impact sera diffus et prolongé jusqu’à 12 mois ou même davantage. Même si l’on applique un taux de 10% durant 3 mois et aucun droit par la suite, l’impact négatif restera visible au deuxième semestre. Il est très probable qu’en 2026 cet effet négatif continuera à freiner l’activité économique mondiale, par exemple si les tarifs étaient étendus au secteur pharmaceutique.
Les conséquences se lisent non seulement à travers une réduction de la demande mais aussi dans des réorganisations des chaînes d’approvisionnement et des processus d’investissement.
A l’heure d’un conflit majeur entre les Etats-Unis et la Chine, quelle stratégie européenne pourrait être mise en place qui lui permette de résister et de se développer?
La situation européenne est compliquée si l’on tient compte des objectifs visés par les Etats-Unis, à savoir une baisse du dollar et une réduction de la dette américaine.
L’Europe peut répliquer aux Etats-Unis en taxant les services du numérique.
Mais les Américains pourraient aussi souhaiter que cet armement s’accomplisse par des produits américains et non européens.
Même si l’UE s’alignait sur les désirs américains en termes de droits de douane, cela ne suffirait donc probablement pas. Les Européens, étant créanciers de la dette américaine, sont également exposés au risque de devoir participer à son refinancement.
L’Europe est dans une situation délicate, d’autant plus que l’économie européenne est très exportatrice vers la Chine, une économie en train de ralentir.
Quelles mesures attendez-vous de la part de l’UE contre les groupes technologiques américains?
La proposition d’Ursula von der Leyen consistait à offrir 0% de droits de douane, mais elle suppose un consensus. Il n’est pas sûr que les 27 pays l’approuvent. Cette multitude d’intérêts crée une difficulté que ne rencontre ni la Suisse ni le Royaume-Uni. La réaction de l’UE se devra d’être pragmatique dans une situation institutionnelle qui la rend moins flexible et réactive pour négocier.
Les marchés financiers influencent finalement les décisions. La hausse du rendement obligataire américain a clairement précédé l’annonce d’une pause sur les tarifs. Que déduire de ce signal sur les événements futurs? Un moindre appétit pour les valeurs américaines?
Le marché obligataire a réagi aux conditions économiques. Les taux d’intérêt ont logiquement baissé dans la perspective du ralentissement économique. Mercredi 10 avril, les tensions sur les bons du Trésor se sont produites parce que le marché s’est re-positionné sur l’inflation en réponse aux relèvements de droits de douane entre les Etats-Unis et la Chine lesquels devraient créer de l’inflation importée. Aux Etats-Unis, l’inflation pourrait atteindre 4% cette année. Le marché obligataire a donc réagi de façon rationnelle.
Est-ce que la Big Tech et les 7 magnifiques américaines seront les principaux perdants du nouvel ordre mondial? L’investisseur doit-il s’en séparer?
Les 7 magnifiques forment un ensemble hétérogène. Les groupes de qualité, peu endettés, avec des bénéfices en augmentation et des révisions à la hausse ainsi que bien positionnés sur l’IA resteront «magnifiques». Quand l’économie ralentit, les entreprises de qualité surperforment. Pendant la pandémie, ce sont les valeurs technologiques qui se sont le mieux comportées. Les grands groupes américains sont très diversifiés, y compris en Chine, mais elles disposent de la taille et de suffisamment de cash-flow pour se redéployer. Lors d’une rupture de la chaîne d’approvisionnement, il est déterminant de pouvoir ainsi s’adapter. Dans les actions, il faut faire ce travail de sélection, aussi au sein de ce que certains appellent les «7 Magnifiques».
Est-ce que d’ici 3 ans, ce sont les Etats-Unis ou d’autres régions qui sortiront gagnants de la crise?
Les économies américaine, suisse et chinoise sont les plus productives. La Chine est en avance dans l’IA, même par rapport aux Etats-Unis. Or c’est l’IA qui augmentera la productivité mondiale ces dix prochaines années.
Le contexte actuel ne change pas ces tendances. La nouveauté vient de la réduction de la partie manufacturière de l’économie, où se situent les tensions. Si les Etats-Unis parviennent à leurs objectifs, une réindustrialisation de leur économie est possible.
Et dans un environnement de droits de douane élevés, ce sont les exportations les plus compétitives en dehors de l’aspect prix qui détermineront les gagnants. La Suisse s’en sortira donc mieux que la plupart de ses partenaires.
Sous l’angle de l’investisseur, comment changer son allocation?
Le risque sur le crédit est plus élevé, notamment le crédit spéculatif. Dans les obligations, il est préférable de choisir celles de bonnes notations, notamment américaines et européennes.
Dans les actions, nous conseillons de ne pas vendre parce qu’un régime de volatilité très élevée est un indicateur de hausse à 6 à 12 mois. Les investisseurs doivent aussi s’adapter à une dépréciation régulière du dollar américain sur plusieurs années donc miser sur les entreprises américains créatrices de valeur et susceptible de reléguer le risque de change au second plan.
Enfin, l’immobilier suisse a seulement perdu 2,5% depuis le début mars. C’est un actif défensif de qualité, notamment pour sa partie résidentielle. Seul l’or a fait mieux.
Que considérez-vous bon marché aujourd’hui?
La baisse des marchés a mené les valorisations européennes, suisses et asiatiques sous leur moyenne à long terme, selon les prix rapportés aux bénéfices anticipés. Les actions américaines ont désormais des niveaux de valorisation équivalents à la moyenne des 10 dernières années. Les marchés des actions sont donc devenus plus intéressants.
Nous cherchons aussi à avoir un biais plus marqué en faveur des actifs européens, suisses, émergents, chinois, un biais moins agressif sur les Etats-Unis et, sur la partie crédit, nous priorisons les bonnes notations et les courtes durations. Nous aimons aussi l’or et l’immobilier suisse ainsi que les obligations à 10 ans américaines, européennes et suisses dans le sillage du ralentissement économique.
Est-ce qu’un Accord de Mar-a-Lago sur les changes est réaliste dans la mesure où il s’agit de réunir des intérêts contradictoires?
Il est tout à fait possible qu’un refinancement de la dette fédérale soit imposé par les Américains en contre-partie d’un maintien de l’accès au dollar, de la levée des barrières tarifaires et d’un accès à son marché intérieur.
Les Etats-Unis disposent de leviers différents pour chaque partenaire dans un contexte de fort endettement des Etats-Unis et d’un coût du service de la dette trop important. Le dollar est surévalué parce que c’est une monnaie de réserve. Les Etats-Unis demanderont de remettre ces dollars sur le marché et chercheront à émettre des obligations par exemple à 0 coupon ou à de très longues échéances.
Est-ce que la prochaine menace pour les marchés viendra des droits de douane sur la pharma?
Oui. Le taux de 31% imposé à la Suisse est élevé parce que plus de la moitié de l’excédent commercial vient de la pharma. Cet excédent correspond à 9% du PIB contre 2% il y a 20 ans. La Suisse exporte des biens pour environ 60 milliards de dollars vers les Etats-Unis, dont 35 milliards des produits pharmas, 15 milliards d’or, 5 milliards des équipements médicaux, 4 milliards de l’horlogerie. Nos industriels doivent donc supporter une pression tarifaire car nous avons la chance d’avoir un grand champion comme Roche en Suisse, qui permet aussi à l’économie d’être plus résiliente en phase de ralentissement économique. C’est donc une situation difficile pour tous les chefs d’entreprises en Suisse.
Pour le secteur pharmaceutique, un élargissement des tarifs serait négatif. Les entreprises pharmaceutiques pourraient intensifier leur capacité productive aux Etats-Unis mais en créer de nouvelles prendra plusieurs mois en raison du cout et des délais réglementaires. L’impact serait donc diffus sur plusieurs trimestres.
Par ailleurs, la capacité de négociation des autorités fédérales est limité sur le plan tarifaire: à peine 1% des produits américains importés en Suisse sont taxés, soit 24 millions de revenus. La solution peut venir de l’armement, mais la Suisse achète déjà des produits américains. Cela se jouera sur la R&D, l’innovation, la création de nouveaux emplois américains par des groupes suisses. Durant le premier mandat Trump, la Suisse a 100’000 emplois directs et 300’000 indirects aux Etats-Unis. Ces deux derniers points sont des leviers importants pour trouver des solutions et poursuivre la collaboration commerciale dans les meilleures conditions.