Tarifs américains: cinq questions essentielles en matière d’investissement

Michael Strobaek & Nannette Hechler-Fayd’herbe, Banque Lombard Odier

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Comment naviguer dans une incertitude économique et politique aussi élevée et une telle volatilité des marchés? Nous examinons ici cinq questions essentielles à l’intention des investisseurs.

Les droits de douane annoncés le 2 avril par le président américain Donald Trump ont déclenché de vives réactions sur les marchés. Comment naviguer dans une incertitude économique et politique aussi élevée et une telle volatilité des marchés? Nous examinons ici cinq questions essentielles à l’intention des investisseurs.

1. Quel est l’agenda commercial du président Trump? S’agit-il de protectionnisme ou d’une période transitoire pour redessiner l’ordre commercial mondial?

Le président Trump applique une thérapie de choc à l’économie américaine. Le secrétaire américain au Trésor, Scott Bessent, a inscrit le commerce américain dans un contexte de «détox» économique. Selon l’administration Trump, cette phase vise à mettre un terme à la relance fiscale du gouvernement américain, à réduire les déficits budgétaires, à équilibrer les déficits commerciaux et courants et à déréglementer plusieurs secteurs, dont la finance, la santé et le logement. Cette vision politique implique que les nouvelles barrières commerciales américaines pourraient persister, même s’il est difficile de prévoir leur durée, qui sera un facteur essentiel en matière de perspectives économiques. Leur niveau sera également déterminant. Beaucoup dépend des réactions des partenaires commerciaux des États-Unis, ainsi que de la dynamique du déficit commercial américain. M. Bessent a laissé entendre que les pays tentés de répliquer verront leurs taxes à l’exportation augmenter davantage. Tandis que les nations qui se montrent conciliantes et cherchent à réduire activement leur excédent commercial avec les États-Unis en échange de droits de douane moins élevés (par exemple en achetant des équipements de défense américains) pourraient voir leurs taxes diminuer. Les économies d’Amérique latine devraient conclure des accords avec les États-Unis, mais pour des périodes limitées. L’ancien représentant américain au commerce Robert Lighthizer a récemment indiqué que les accords ne seraient effectifs que pour une durée de cinq ans, du fait que la balance commerciale évolue inévitablement. 

Les accords de libre-échange sont portés par les nations qui dominent l’industrie manufacturière. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis étaient le principal producteur de biens au monde, avec une part dépassant les 50% de l’industrie manufacturière mondiale. En 1947, ils ont défendu le libre-échange par le biais de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Et en 1995, ils en ont fait de même avec son successeur, l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Depuis son adhésion à l’OMC en 2001, la Chine s’est hissée à la première place. Alors que les États-Unis abandonnent leur politique commerciale ouverte au profit d’accords plus limités, la Chine pourrait combler le vide en resserrant ses liens avec les économies des BRICS+1. Les barrières tarifaires vont probablement geler les relations commerciales entre les deux nations pendant longtemps. Depuis 2016, la Chine s’est efforcée de transformer son économie en stimulant la demande intérieure afin de réduire sa dépendance à l’égard de ses exportations. Les prochaines étapes impliquent des mesures visant à encourager la consommation privée. En Chine, cette dernière représente quelque 40% du produit intérieur brut, alors que dans la majorité des autres pays développés, ce chiffre se monte à quelque 60% du PIB. 

2. Le dollar américain va-t-il subir une dévaluation?

En réaction à ces nouveaux droits de douanes, le dollar a chuté tout en demeurant dans le haut de sa fourchette historique face à l’euro. L’idée selon laquelle l’isolationnisme américain provoquerait des sorties de capitaux, les investisseurs vendant des actifs américains, notamment des actions et des bons du Trésor, s’est imposée parmi les acteurs du marché. Avec pour conséquence un affaiblissement substantiel du dollar, planifié par l’administration Trump dans le but de rééquilibrer ses déficits commerciaux. Un plan baptisé «accord de Mar-a-Lago». 

Nous n’anticipons pas une dévaluation radicale du dollar. Premièrement, alors que les marchés s’inquiètent du repli du dollar face à la diminution des avoirs étrangers en actifs américains, il faut rappeler que, dans un système financier fondé sur le dollar, la dette mondiale est nettement plus élevée. Si les droits de douane entraînent un ralentissement économique plus marqué, le dollar devrait s’apprécier au fur et à mesure de la résorption de cette dette. Deuxièmement, nous ne pensons pas que l’accord «Mar-a Lago» reste pertinent alors même que les droits de douane du 2 avril sont mis en œuvre afin de corriger le déséquilibre commercial des États-Unis. En outre, l’ajout d’un plan de dévaluation du dollar ne ferait que renforcer l’inflation et augmenter les primes de risque des bons du Trésor. Ces deux résultats contreviennent aux intérêts de l’administration américaine. Troisièmement, si le déficit commercial et courant du pays s’améliore grâce aux droits de douane, le dollar pourrait en bénéficier. Les déficits structurels des comptes courants, tels qu’enregistrés par les États-Unis depuis des décennies, sont à l’origine de la dépréciation à long terme de la monnaie, du fait qu’ils détériorent la position extérieure nette cumulée du pays. Lorsque ces sources d’affaiblissement de la monnaie se dissipent, les monnaies se renforcent. Quatrièmement, les écarts de taux d’intérêt avec les autres monnaies soutiennent le dollar et continueront à le faire tout au long de 2025. 

Nous nous attendons à ce que la Réserve fédérale réduise son taux directeur à 3,75% cette année, en réponse au ralentissement de la croissance américaine. La Banque centrale européenne devra probablement assouplir davantage sa politique, et nous prévoyons un taux final de 1,5% d’ici fin 2025. Dans ce cas, le dollar conservera le soutien de ses taux d’intérêt, avec un différentiel de 225 points de base (pb) par rapport à l’euro. La paire EUR/USD devrait donc continuer à fluctuer dans une large fourchette comprise entre 1,06 et 1,12 jusqu’à la fin de l’année.

Nous prévoyons un nouvel affaiblissement du dollar par rapport au yen japonais et au franc suisse. Les deux devises sont sous-évaluées et servent de refuge en période d’incertitude. Nous prévoyons donc un recul de l’USD/JPY et de l’USD/CHF en dessous de nos hypothèses actuelles à douze mois de respectivement 144 et 0,85. La Banque nationale suisse (BNS) devrait réduire ses taux d’intérêt à 0% afin d’atténuer les effets des droits de douane américains sur l’économie suisse. Si l’excédent commercial de la Suisse diminue à la suite des tarifs douaniers, la force du franc suisse devrait être plus limitée que celle du yen japonais.

3. Les taux négatifs vont-ils refaire surface en Suisse? Et en Europe?

La BNS devrait abaisser son taux directeur à 0%. Les taux d’intérêt négatifs pourront être évités si la BCE termine son cycle de réduction des taux bien au-dessus des taux suisses, à 1,5%, ainsi que nous le prévoyons. Cela laisse à la paire EUR/CHF une marge de manœuvre pour baisser plus graduellement, sans contraindre la BNS à ramener ses taux en territoire négatif. Cela dit, les rendements obligataires suisses à court et moyen terme continueront probablement à reculer en territoire négatif, et il y a un risque que les obligations gouvernementales à 10 ans s’approchent également de la limite du zéro. Nous tablons sur un taux de 0,2% sur un horizon de douze mois, avec un risque de baisse. De notre point de vue, les taux d’intérêt négatifs sont peu probables dans la zone euro.

4. Les marchés boursiers américains et mondiaux sont-ils en territoire baissier?

Cette année, le S&P 500 a chuté de 13,7% et le Nasdaq de 19,3%. Ce recul fait suite à une année de rendements exceptionnels dans les deux cas, le S&P 500 ayant gagné 23,3% et le Nasdaq 28,6% en 2024. Aux États-Unis, une bonne année boursière se traduit par des rendements de 7% en moyenne. Nous pensons que les excès des marchés boursiers américains se sont résorbés, mais nous ne sommes pas encore dans un marché baissier. Le risque de récession a augmenté à la suite du choc commercial provoqué par M. Trump. Nous estimons désormais à 50% la probabilité d’une récession, mais nous prévoyons un ralentissement plutôt qu’une véritable contraction du PIB américain en 2025. 

L’économie américaine dépend fortement des dépenses de consommation et l’emploi reste solide. Le rapport sur le marché du travail de mars a été meilleur que prévu, avec 228’000 emplois supplémentaires, soit nettement plus que les 117’000 postes créés en février. Bien entendu, ce rapport est antérieur aux annonces de M. Trump concernant les tarifs douaniers, et nous pouvons donc nous attendre à un fléchissement. Aux États-Unis, le taux de chômage atteint désormais 4,2%, et tant que les consommateurs auront un emploi, leurs dépenses agiront comme une force stabilisatrice. Si le pouvoir d’achat des ménages s’améliore grâce à la baisse des prix de l’énergie, à la diminution des charges hypothécaires et aux réductions d’impôts, la consommation pourrait mieux résister que ne le suggèrent les indicateurs du climat de consommation. Toutefois, l’état de la consommation dépendra aussi de l’inflation induite par les droits de douane et de sa persistance.

Nous prévoyons désormais une croissance du PIB réel des États-Unis de 1,2% en 2025. Une expansion sensiblement plus lente que celle que nous avions anticipée fin 2024 dans le cadre d’un scénario différent et plus transactionnel en matière de droits de douane. Mais nous sommes encore loin d’une récession. C’est pourquoi nous nous opposons pour l’instant à l’idée d’un marché baissier. Une dynamique volatile des actions américaines est toutefois probable. Actuellement, le positionnement des investisseurs suggère un marché survendu. L’indice VIX, qui mesure la volatilité du marché boursier américain, se situe à 45 points, indiquant une grande nervosité. Historiquement, c’est un facteur de reprise.

Le S&P 500 bénéficie d’un seuil de soutien technique solide autour de 5’150 à 5’200 points. Nous prévoyons un rebond à partir de ce seuil, mais une approche progressive est essentielle, car les rallyes de soulagement sont généralement mis à l’épreuve. Dans la zone euro ou en Suisse, le choc commercial américain frappe à un moment où la croissance est déjà faible. Les mécanismes nationaux de soutien, tels que le plan d’investissement public de l’Allemagne, ne devraient se déployer pleinement qu’à partir de 2026, ce qui signifie que les marchés européens dépendent en grande partie de la stimulation monétaire de la BCE à court terme.

Nous prévoyons une croissance de 0,9% dans la zone euro et de 0,8% en Suisse en 2025, avec un risque de baisse, notamment si l’Union européenne décide d’imposer des mesures de rétorsion aux États-Unis, qui déclencheraient ensuite des droits de douane supplémentaires de la part de l’administration Trump, faisant peser un risque de correction boursière en Europe et en Suisse.

Dans l’ensemble, nous ne pensons pas que les marchés boursiers mondiaux et américains soient entrés dans une phase baissière. Nous voyons un potentiel de hausse à partir des niveaux actuels, mais nous nous attendons à une volatilité soutenue dans les semaines et mois à venir, jusqu’à ce que ces changements majeurs se reflètent dans les données des entreprises. Il est probable qu’il y ait des rebonds et de nouvelles baisses pendant le restant du premier semestre 2025, et une approche mesurée est essentielle pour les investisseurs de long terme.

5. Nous dirigeons-nous vers une nouvelle crise de la dette?

En Europe, le spectre d’une dynamique défavorable de la dette publique est de retour depuis que les spreads de crédit français se sont alignés sur les fondamentaux de la dette publique du pays, les ramenant à des niveaux similaires à ceux de l’Espagne. L’Allemagne utilise sa marge de manœuvre budgétaire pour s’engager dans de vastes programmes de dépenses publiques. Son ratio dette/PIB se rapproche ainsi de 80%.

Les rendements des Bunds allemands ont augmenté à la suite de cette réforme budgétaire, augmentant les coûts d’emprunt pour l’ensemble des États européens. Le gouvernement français a indiqué qu’il abandonnerait son objectif de déficit si la guerre commerciale avec les États-Unis devait nuire à son économie. Étant donné que l’Union s’apprête à appliquer des tarifs de rétorsion, prenant le risque d’une escalade, les droits de douane américains devraient porter préjudice à l’économie européenne. Les déficits budgétaires devraient donc augmenter en Europe, ce qui entraînerait une nouvelle détérioration des ratios de la dette publique. Pourtant, les spreads des swaps de défaut de crédit (CDS) à 5 ans de la dette souveraine italienne, qui représentent le coût de l’assurance de la dette publique, s’élèvent à 56 points de base (pb) seulement. En juillet 2024, les spreads de CDS étaient de 80 pb et en 2022, ils étaient supérieurs à 100 pb. En bref, nous nous attendons à ce que les spreads de crédit périphériques se creusent à nouveau en Europe. Pour contenir ce phénomène, la BCE peut agir par des achats, mais les CDS sont susceptibles de réagir. Il ne s’agit pas de prédire une crise de la dette. Celle-ci survient lorsqu’un pays est incapable de financer sa dette au niveau national. Les déficits des comptes courants des pays européens sont très faibles, de sorte que leur capacité à financer la dette est saine. Les comptes courants peuvent se détériorer si les excédents commerciaux avec les États-Unis se réduisent. Mais pour qu’une crise de la dette survienne, il faudrait que les déficits des comptes courants dépassent 5 ou 6% du PIB. Nous sommes loin d’un tel scénario. 

L’âge d’or du commerce multilatéral emmené par les États-Unis est terminé. Alors que ces derniers changent d’approche au commerce international, les pays des BRICS+ pourraient prendre le relais et promouvoir le libre-échange. En Europe, la dynamique de la dette se détériore, mais nous ne prévoyons pas de crise de la dette européenne. Nous ne nous attendons pas non plus à une dévaluation spectaculaire du dollar américain, qui devrait plutôt évoluer à l’intérieur d’une large fourchette par rapport à l’euro et à la livre sterling, et s’affaiblir par rapport au franc suisse et au yen japonais. En Suisse, la probabilité d’un retour des taux directeurs négatifs est faible, mais les rendements des obligations suisses de qualité de maturité courte et moyenne se retrouveront en territoire négatif. Les marchés resteront probablement volatils dans les semaines et mois à venir, jusqu’à ce que les nouvelles règles commerciales se reflètent dans les données des entreprises.

Nous conseillons aux investisseurs de ne pas paniquer face aux événements qui ont secoué les marchés (et de ne pas vendre leurs actions au moment où ils se trouvent dans l’œil du cyclone). Les portefeuilles multi-actifs des clients qui ont adhéré à notre récent changement de stratégie, disposent d’un coussin de sécurité grâce à notre surpondération des obligations gouvernementales, qui vient s’ajouter à une diminution de l’exposition au risque. En effet, nous avions déjà réduit nos expositions aux actions à des niveaux neutres. Une perspective à long terme est essentielle et nous recherchons des opportunités à travers les différentes classes d’actifs, notamment celles qui émergent dans les entreprises fondamentalement solides ayant subi des ventes excessives injustifiées. Les dislocations du marché observées ces derniers jours offrent des opportunités. Aussi inconfortables qu’elles puissent paraître en ce moment, elles finiront par se stabiliser.

 

1 Groupe informel de pays fondé par le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, et qui inclut désormais l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

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