L’histoire montre que les premiers à adopter une innovation bénéficient souvent d’un avantage stratégique. Les nations qui ont exploité le charbon et l’acier en premier ont dominé la révolution industrielle, tandis que celles qui ont rapidement ajouté de l’or à leurs réserves en ont accumulé les plus grandes. Le bitcoin, souvent désigné «or numérique», pourrait bien devenir le prochain actif sur la liste.
Cet article examine les politiques et positions des différents pays sur le sujet, ainsi que les opportunités et risques pour une banque centrale de détenir des bitcoins comme actifs de réserve.
Situation mondiale actuelle
Certains pays détiennent déjà des bitcoins, principalement issus de saisies liées à des activités illégales. Par ailleurs, il est probable que certains gouvernements achètent des bitcoins, sans les intégrer officiellement à leurs réserves ni divulguer ces acquisitions.
Source: Bitcoin Treasuries by BiTBO.
Premier pays à avoir adopté le bitcoin comme monnaie légale, le Salvador est l’exemple le plus remarquable de l’intégration du bitcoin dans les réserves nationales, où il représente aujourd’hui 10% des actifs du pays. Aux Etats-Unis, le débat sur le bitcoin occupe également une place centrale. Le président Donald Trump plaide pour la création d’une réserve stratégique de bitcoins. Des législateurs comme la sénatrice Cynthia Lummis ont proposé d’acquérir 200'000 bitcoins par an pendant cinq ans. Elle vient d’ailleurs d’être nommée présidente du sous-comité bancaire du Sénat sur les actifs numériques. La sénatrice veut «adopter d’urgence» une législation pour une réserve stratégique de bitcoins.
Si cette proposition venait à se concrétiser, les Etats-Unis détiendraient près de 5% de l’offre totale de bitcoins, plafonnée à 21 millions. Ce projet envisage de financer ces acquisitions en vendant une partie des réserves d’or et en utilisant les bénéfices de la Réserve fédérale. Cependant, la Réserve fédérale demeure réticente, son président Jerome Powell ayant déclaré que la Fed ne cherchait «pas à changer sa position» sur la détention. En effet, le Federal Reserve Act limite les actifs détenus par la Fed à ceux offrant une liquidité, une stabilité et un faible risque, ce qui exclut, pour l’instant, le bitcoin. Ainsi, toute adoption officielle nécessiterait une modification législative. Il convient toutefois de noter que jusqu’à présent, onze Etats, dont la Floride, le Wyoming et le Massachusetts, ont déjà présenté des projets de loi visant à intégrer le bitcoin dans leurs réserves nationales.
En Suisse, la Banque nationale suisse envisage d’ajouter le bitcoin à ses réserves, au même titre que l’or. Le comité à l’origine de l’initiative intitulée «Pour une Suisse financièrement forte, souveraine et responsable (Initiative Bitcoin)» dispose de 18 mois pour récolter les 100'000 signatures nécessaires à l’organisation d’un referendum.
De son côté, l’Union européenne adopte une approche prudente face à l’intégration du bitcoin dans ses stratégies financières. Alors que la Banque centrale européenne (BCE) se concentre sur le développement de l’euro numérique, le rôle du bitcoin comme actif de réserve reste sujet à controverse.
La BCE critique sa volatilité et son absence de valeur intrinsèque. Dans un rapport récent, elle a qualifié le bitcoin d’actif spéculatif qui «alimente les divisions dans la société», notant que les premiers adoptants en ont profité au détriment des nouveaux arrivants. Malgré ces réticences, l’ancien ministre allemand des Finances, Christian Lindner, a exhorté la BCE et la Bundesbank à envisager le bitcoin comme actif de réserve, affirmant que l’Europe ne peut se permettre de rester en retrait face au débat mondial sur les cryptomonnaies.
Par ailleurs, des rumeurs circulent selon lesquelles les pays BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) accumuleraient des bitcoins en réponse à la proposition de réserve stratégique avancée par Donald Trump. Au Brésil, le député Eros Biondini a déposé en novembre un projet de loi visant à créer une réserve souveraine en bitcoins (RESBit). Cette initiative prévoit d’allouer jusqu’à 5% des 372 milliards de dollars de réserves du pays à l’achat de bitcoins, soit environ 18,6 milliards de dollars.
Face aux sanctions et aux pressions économiques, la Russie explore l’idée d’utiliser le bitcoin comme un actif de réserve. En décembre, le président Vladimir Poutine a qualifié le bitcoin de substitut crédible aux réserves traditionnelles, affirmant: «Qui peut l’interdire? Personne.» Actuellement, les législateurs russes étudient la possibilité de créer une réserve stratégique de bitcoins afin de diversifier les actifs de l’Etat.
La Chine, de son côté, adopte une position ambivalente. Bien que l’utilisation personnelle des cryptomonnaies y soit strictement contrôlée, des spéculations persistent sur une éventuelle accumulation de bitcoins par le gouvernement. À Hong Kong, Wu Jiexhuang, membre du Conseil législatif, a récemment plaidé pour l’intégration du bitcoin dans les réserves financières, évoquant les impacts potentiels de la stratégie américaine en matière de bitcoin sur l’économie mondiale.
Raisons pour lesquelles les banques centrales pourraient envisager le bitcoin
Réduction de la dette nationale
La valeur croissante du bitcoin pourrait théoriquement contribuer à réduire les dettes nationales. VanEck propose une réserve stratégique d’un million de bitcoins, avec pour objectif de diminuer la dette nationale (actuellement de 36'000 milliards de dollars) de 35% d’ici 2049. Selon leurs estimations, le prix du bitcoin devrait croître à un taux annuel composé (TCAC) de 25%, atteignant 42,3 millions de dollars par unité d’ici 2049. Ce projet, qui n’impliquerait ni création monétaire ni fonds publics, utiliserait les 198'100 bitcoins saisis par le gouvernement ainsi qu’une partie des 455 milliards de dollars de réserves d’or pour acquérir des bitcoins. Si ce scénario optimiste se concrétise, le bitcoin pourrait représenter 18% des actifs financiers mondiaux en 2049, contre 0,22% actuellement, compensant ainsi environ 42 trillions de dollars de passif.
Source: Dette nationale des États-Unis avec croissance des réserves en bitcoins de 2025 à 2049, VanEck
Diversification du portefeuille
Le bitcoin est un instrument de diversification de portefeuille efficace en raison de sa faible corrélation avec les actifs traditionnels. Une étude de Cheng (2023) montre que la corrélation du bitcoin avec les principales classes d’actifs comme le S&P 500, les indices MSCI et l’or est inférieure à 0,2 et souvent négative.
Couverture contre l’inflation
Son offre plafonnée crée une rareté, une caractéristique fondamentale pour les actifs utilisés pour lutter contre l’inflation. Cela a été évident lors de l’hyperinflation dans des pays comme le Venezuela et la Turquie, où le bitcoin a offert un soulagement financier à court terme. Sa capacité à prendre de la valeur en cas de chocs inflationnistes en fait également un outil utile pour les banques centrales qui cherchent à se protéger contre la dévaluation de leur monnaie.
Flexibilité géopolitique
Le bitcoin offre une alternative aux réseaux bancaires traditionnels. Cet aspect le rend particulièrement attrayant pour les nations BRICS, qui cherchent activement à réduire leur dépendance au dollar américain dans les échanges commerciaux. Lors de leur dernier sommet en 2024, les dirigeants des BRICS ont proposé d’intégrer le bitcoin dans les paiements internationaux pour soutenir leur stratégie de dédollarisation.
En exploitant la nature décentralisée du bitcoin, ces pays ambitionnent de bâtir un système financier alternatif capable de contourner les sanctions occidentales et de réduire leur dépendance aux infrastructures dominées par le dollar, comme SWIFT. En 2023, la plateforme d’échange russe Garantex a traité 82% des transactions cryptographiques liées à des entités sanctionnées. Ces usages illustrent l’intérêt potentiel du bitcoin pour les pays cherchant à échapper aux sanctions internationales.
Des propriétés supérieures à l’or
Les propriétés intrinsèques telles que portabilité et divisibilité en font un actif de réserve potentiellement supérieur à l’or. Le bitcoin permet des transactions instantanées et des échanges 24/7.
Défis et risques du bitcoin en tant qu’actif de reserve
Volatilité
La forte volatilité du bitcoin constitue le principal obstacle à son adoption comme actif de réserve, en raison de ses fluctuations imprévisibles et de sa sensibilité au marché. Sa volatilité est 3,9 fois supérieure à celle de l’or et 4,6 fois supérieure à celle des actions mondiales. Depuis 2014, le bitcoin a subi quatre baisses majeures de plus de 50%, dont certaines ont dépassé 80%, nécessitant des années pour se redresser.
Toutefois, la volatilité du bitcoin a diminué au fil des années, passant d’un taux annuel de plus de 100% en 2018 à moins de 50% en 2024, se rapprochant ainsi des actions les plus risquées. Par exemple, la volatilité réalisée du bitcoin (46%) est désormais inférieure à celle de grandes capitalisations comme Netflix (53%). Toutefois, elle reste bien supérieure à celle des obligations ou des actions traditionnelles, ce qui en fait un choix encore imprévisible et risqué pour les gouvernements.
Source: Glassnode.
Réglementation
L’adoption du bitcoin comme actif financier reste freinée par l’absence de classification universelle, qui varie selon les juridictions. Aux États-Unis, il est traité comme une commodities par la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) et soumis à la réglementation sur le commerce des commodities. En Europe, le cadre des marchés des crypto-actifs (MiCA), prévu pour 2025, reconnaît le bitcoin comme un cryptoactif distinct des instruments financiers traditionnels, avec des exigences réglementaires adaptées selon son usage.
Le manque de mécanismes de protection des investisseurs aggrave également la situation. Par exemple, l’insolvabilité du réseau Celsius en 2022 a affecté plus de 40'000 utilisateurs dans 150 pays, entraînant 4,7 milliards de dollars de pertes et laissant les clients classés comme créanciers non garantis. Sans normes mondiales harmonisées et des cadres juridiques transparents, le potentiel du bitcoin comme actif financier stable et fiable restera limité.
Risques liés à la détention
La sécurisation des clés privées constitue un enjeu central dans la gestion des cryptomonnaies, leur perte ou leur vol entraînant une perte irrémédiable des fonds. L’affaire QuadrigaCX, où le décès du PDG a rendu inaccessibles 190 millions de dollars de cryptomonnaies, illustre bien ces risques. Pour inclure le bitcoin dans leurs réserves, les banques centrales devraient envisager des solutions comme les portefeuilles multi-signatures ou les services de garde sécurisés afin de minimiser ces dangers.
Les barrières liées à l’utilisation du bitcoin comme moyen d’échange
Dans l’état actuel des choses, le bitcoin n’est pas en mesure de servir de monnaie de paiement transfrontalière majeure et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, le réseau Bitcoin n’est pas en mesure de traiter suffisamment de transactions pour répondre à la demande du système financier mondial Le nombre quotidien de transactions en bitcoins varie, mais il est actuellement d’environ 700'000 par jour. A titre de référence, Visa traite près de 660 millions de transactions journalières, soient près de 1000 fois plus.
De plus, le logiciel Bitcoin qui régit le réseau ne prend pas en charge les langages de contrats intelligents complexes De ce fait, les utilisateurs ne peuvent pas créer d’applications financières sophistiquées.
Enfin, le taux d’’inflation du bitcoin (ou offre marginale) étant limité, pour que les mineurs puissent couvrir leurs dépenses, les transactions sur le bitcoin doivent finir par constituer l’écrasante majorité des frais payés aux mineurs pour compenser la réduction de l’inflation. De quoi freiner les transactions dans un futur proche.
La solution pourrait venir un jour de ce que l’on appelle les Layer 2 (cf. article Allnews sur le lightning network).
Conclusion
Malgré certaines limitations, les propriétés intrinséques du bitcoin, son adoption croissante, ses performances historiques et la situation macroéconomique et géopolitique actuelle font de la plus importante monnaie numérique une alternative attrayante pour les réserves nationales. Son adoption en tant qu’actif de réserve par une grande puissance pourrait déclencher un effet domino, poussant d’autres pays à suivre.