Un double sommet pour la paire dollar/yen?

Chris Iggo, AXA IM

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La faiblesse du yen signifie que le rapport dollar/yen est à son plus haut niveau depuis plusieurs années, mais un changement de politique monétaire se dessine, et les actions japonaises font l’objet d’un optimisme plus prudent.

Le dollar américain a assuré sa position depuis le dernier relèvement des taux d’intérêt de la Réserve fédérale américaine (Fed). Compte tenu de la bonne tenue de l’économie américaine, il est difficile de parier contre le billet vert. Le taux de croissance de l’Europe est plus faible, et la Banque centrale européenne (BCE) pourrait adopter une approche plus conciliante. La meilleure façon de parier contre le dollar pourrait bien être de miser sur le yen. La faiblesse du yen signifie que le rapport dollar/yen est à son plus haut niveau depuis plusieurs années, mais un changement de politique monétaire se dessine, et les actions japonaises font l’objet d’un optimisme plus prudent. Serait-il possible de miser un yen sur la monnaie japonaise?

Et comment, l’Amérique!

L’expression «exceptionnalisme américain» a été utilisée à plusieurs reprises cette année. Elle a été employée pour caractériser la surperformance des actions américaines par rapport à celles du reste du monde, notamment en relation avec l’envolée des valeurs technologiques enregistrée durant le deuxième trimestre. Ce phénomène a été accentué par l’enthousiasme engendré par l’intelligence artificielle générative et les implications, résultant de l’extension de son application, pour les entreprises technologiques américaines. En pleine période de publication des résultats, le taux de croissance des entreprises américaines de l’indice S&P 500 est estimé à 13% à ce jour, contre -7% pour les entreprises de l’Euro Stoxx ayant déjà publié leurs chiffres. Les sociétés américaines semblent avoir remarquablement bien négocié la hausse de l’inflation et des taux d’intérêt, de même que l’incertitude qui règne en matière de politique intérieure.

Les États-Unis sont également considérés comme un cas exceptionnel quant à la résistance de leur économie face à des taux d’intérêt au jour le jour ayant grimpé de plus de 500 points de base (pb) et à des coûts d’emprunt accrus dans l’ensemble de l’économie. L’augmentation annualisée de 4,9% du PIB, notée au troisième trimestre, est un exemple imbattable de résistance économique, alors que d’aucuns voyaient déjà le pays entrer en récession. Les économies européennes semblent en revanche avoir été touchées plus négativement par la hausse des taux d’intérêt. La donnée de statistiques économiques la plus sensible sur le plan politique – le taux de chômage – reste proche d’un niveau historiquement bas aux États-Unis. Les Américains ont des emplois, une meilleure progression des salaires, un patrimoine immobilier et en actions publiques accru, et une bonne réserve d’épargne. Tout cela est réellement exceptionnel.

Le billet vert de l’Oncle Sam

La monnaie du pays en est le reflet. Le dollar est fort. L’indice du dollar rend compte de sa valeur par rapport à un panier de devises d’autres économies développées. Il est en hausse de 3,2% depuis le début de l’année et de 7,1% par rapport au niveau le plus bas atteint à la mi-juillet, juste avant le plus récent relèvement des taux de la Fed. Le dollar s’est considérablement renforcé en 2022, suite à l’initiative prise par la Fed de relever les taux. La situation s’est inversée lorsque les autres banques centrales ont refait leur retard, mais depuis la fin du mois de juillet, le dollar a repris l’ascenseur. Le message «higher for longer» diffusé par la Fed et l’accroissement correspondant des rendements des obligations à long terme, libellées en dollars américains, ont profité au dollar. Au comptant, seul le franc suisse a affiché un résultat encore meilleur en 2023. En termes de rendement total, le dollar règne en roi parmi ses pairs.

Les décisions politiques sont déterminantes pour les perspectives du dollar

La combinaison d’une politique monétaire stricte et d’une politique budgétaire souple constitue un cadre haussier classique pour une monnaie. Alors que les marchés s’efforcent de se tourner vers l’avenir, ce sont les attentes relatives aux mesures politiques qui seront décisives. Pour l’heure, la Fed ne change pas son message sur les taux d’intérêt. Elle doit maintenir les taux à un niveau restrictif pour faire en sorte que l’inflation se rapproche de l’objectif fixé et que les attentes inflationnistes soient réancrées. La poursuite de la politique monétaire restrictive constitue donc un soutien pour le dollar. Les marchés n’anticipent pas de modification des taux d’intérêt avant le milieu de l’année 2024. Par conséquent, parier contre le dollar en général ne semble pas être une stratégie très prometteuse tant que les perspectives perçues en matière de taux d’intérêt, ainsi que la vigueur de l’économie américaine, resteront inchangées.

Sur le plan budgétaire, le marché obligataire pourrait s’inquiéter de l’ampleur des déficits et des titres proposés par le Trésor américain, mais cela maintient les rendements à un niveau élevé, ce qui pourrait profiter au dollar. Il n’existe aucun signe indiquant un revirement significatif de la politique budgétaire américaine dans un avenir proche. En effet, à l’approche des élections présidentielles de novembre prochain, il est difficile de s’imaginer que Washington promettra des réductions massives des dépenses. Cette semaine, la vente aux enchères d’obligations du Trésor américain à sept ans, assorties d’un coupon de 4,9%, a été très bien accueillie par les investisseurs. Les obligations à haut rendement sont favorables au dollar.

La BCE sur une voie plus conciliante?

La bonne santé récente du dollar est le résultat probant du différentiel de taux d’intérêt au comptant par rapport aux autres grandes monnaies, de la portée du message de la Fed annonçant le maintien de taux élevés sur la durée, et d’une solidité plus grande de l’économie américaine par rapport à celle de l’Europe. Par conséquent, le dollar s’échange juste au-dessus de 1,05 pour un euro, et une nouvelle mise à l’épreuve du niveau de parité est un scénario possible avant la fin de l’année. Le 26 octobre, la BCE a maintenu ses taux inchangés à 4,0%, mais la conférence de presse de Christine Lagarde a laissé entrevoir des signes d’apaisement progressif. Le marché des taux commence à anticiper qu’il y a de bonnes chances que la BCE entame plus rapidement une baisse des taux que la Fed.

Faiblesse du yen

La paire de devises la plus intéressante est celle du dollar contre le yen japonais. Le dollar a franchi la barre des 150 yens cette semaine, un niveau que le marché avait identifié en quelque sorte comme une ligne de démarcation pour la Banque du Japon. Le dollar avait déjà tutoyé la barre des 150 yens en octobre dernier, de sorte que l’évolution actuelle révèle pour ainsi dire un double sommet pour ce taux de change. Il n’a pas été aussi élevé depuis 1998 et, avant cela, 1991, c’est-à-dire au plus fort des tensions commerciales entre les États-Unis et le Japon. Bien sûr, en termes réels, le yen n’est pas aussi faible qu’il l’était à l’époque, car le Japon a connu au fil des ans une inflation cumulativement plus faible que celle de ses principaux partenaires commerciaux. Toutefois, le rythme auquel le yen baisse par rapport au dollar, à l’euro et à la livre sterling n’est pas une chose anodine. La Deutsche Bank fournit des estimations des valorisations des devises pondérées en fonction des échanges : le yen est à son niveau le plus bas depuis le début de la série, en 2000.

Mystères de l’Orient

L’économie et les marchés japonais sont toujours un mystère. Depuis l’éclatement de la bulle immobilière au début des années 1990, l’économie japonaise est confrontée à la déflation, à l’augmentation de la dette publique, à la croissance négative de la population en âge de travailler et à des décisions politiques souvent incohérentes. Les investisseurs ont tenté maintes fois de repérer les points d’inflexion - en étant longs sur les actions japonaises et courts sur les obligations d’État japonaises. Et maintes fois, ces approches ont dû être classées dans la catégorie des «faiseuses de veuves». Au cours des 30 dernières années, le rendement total annualisé du marché japonais des actions n’a été que de 2,9%, contre 9,9% pour le marché américain. Bien entendu, il y a eu des périodes où le marché s’est bien comporté, mais en monnaie locale. Les rendements du marché boursier japonais n’ont dépassé les rendements du marché d’actions américain qu’une année sur quatre depuis 1991.

Soleil levant (yen également?)

Pourtant, des changements sont peut-être en train de s’opérer. En effet, la Banque du Japon (BoJ) mène depuis des années une politique monétaire anti-déflationniste, caractérisée par des taux d’intérêt au jour le jour négatifs et une expansion considérable de son bilan, dans le but de financer des achats d’obligations destinés à limiter le rendement des obligations d’État. Selon les données de Bloomberg, le bilan de la Banque du Japon équivaut à 130% du PIB (pour les États-Unis et la zone euro, les estimations du même ordre sont de 30% et 50%). Mais tout cela va bientôt changer. La BoJ a laissé entendre qu’à un moment donné, elle allait adapter sa politique de contrôle de la courbe des taux (‘YCC’). Cela veut dire qu’elle compte permettre des rendements plus élevés des obligations d’État japonaises. Le taux de l’obligation de référence à 10 ans a déjà atteint 88 points de base, contre 50 points de base au premier semestre 2023, et 10 à 20 points de base pour la période allant de 2016 à la fin de l’année dernière. Les taux d’intérêt au jour le jour n’augmenteront peut-être pas encore, mais dans les mois à venir, les rendements devraient s’accroître sur l’ensemble de la courbe des échéances. L’écart entre les obligations américaines et européennes et les obligations japonaises devrait par conséquent se réduire.

Politique d’inflexion

L’élément inducteur d’un changement de politique monétaire provient du fait que le Japon n’est pas parvenu à se mettre complètement à l’abri de la hausse de l’inflation mondiale durant les deux dernières années. Après avoir été proche d’un taux zéro pendant des années, l’inflation des prix à la consommation s’est montée à 2,2% l’année dernière, et devrait s’établir en moyenne à près de 3% en 2023. Ce chiffre est évidemment bien inférieur à celui des États-Unis et de l’Europe, et les prévisions pour 2024 et 2025 sont également inférieures à celles concernant ces économies. Pour le Japon, cela représente néanmoins un changement important. Non pas qu’un resserrement massif de la politique soit nécessaire, mais il semble approprié de vouloir aller vers plus de fixation des taux d’intérêt par le marché, et de mettre fin au gonflement du bilan de la banque centrale.

Pari sur les actions

Un changement de politique monétaire – si modeste soit-il – pourrait favoriser le yen. Les actions japonaises suscitent également un regain d’intérêt. Pas nécessairement pour les raisons qui, par le passé, avaient poussé les investisseurs à miser sur le Japon. Les autorités ont pris des mesures pour rendre le fonctionnement du marché japonais plus efficace, en encourageant la réduction des participations croisées et en rendant les cotations plus attrayantes pour les investisseurs. De plus, compte tenu de la manière dont les chaînes d’approvisionnement mondiales se modifient, et du rôle important que ce pays peut occuper dans la chaîne d’approvisionnement technologique, les investisseurs en actions mondiales pourraient considérer le Japon comme un facteur de diversification. La Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) a déjà accepté de construire une unité de fabrication de semi-conducteurs au Japon. Toyota est à la pointe du développement de batteries à semi-conducteurs pour les véhicules électriques. Un tel système augmenterait considérablement l’autonomie des véhicules et représenterait une alternative à la technologie actuelle des batteries au lithium. Selon les estimations consensuelles pour le Japon, la croissance du bénéfice par action sera de 7% en 2024 et de plus de 9% en 2025. Sur la base des estimations actuelles des bénéfices à 12 mois, le marché japonais opère à environ 14 fois le multiple cours/bénéfice. Ce chiffre est supérieur à celui des marchés européens, mais comparé au niveau des taux d’intérêt au Japon, il laisse entrevoir une prime de risque beaucoup plus attrayante pour les actions.

Je ne suis pas devenu soudainement optimiste à l’égard du Japon. En termes de taux de change, un yen plus fort pourrait cependant être une bonne affaire dans les mois à venir. Un changement de politique monétaire, une vision structurelle plus positive des actions japonaises et le fait que le Japon fasse partie de l’alliance géopolitique américano-européenne sont des facteurs importants pour l’évolution des chaînes d’approvisionnement mondiales. Pour couronner le tout, je ne suis même pas sûr que la Banque du Japon souhaite avoir une monnaie encore plus faible, étant donné qu’elle a déjà tergiversé sur la modification de sa position monétaire nationale. La monnaie est faible et l’équilibre des probabilités laisse supposer qu’elle ne s’affaiblira pas bien davantage.

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