Que vont faire les ménages de leur épargne?

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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Les ménages qui ont reçu des transferts et indemnités quand la dépense était contrainte, seraient assis sur un «matelas d’épargne».

© Keystone

Les crises économiques réduisent d’ordinaire le revenu disponible des ménages et les incitent à la prudence. Le résultat net sur l’épargne peut être ambigu. En tout cas, il n’est pas usuel de voir le taux d’épargne s’envoler autant qu’on l’a vu cette année. Les ménages ont reçu des transferts et indemnités quand la dépense était contrainte. Ils seraient donc assis, dit-on, sur un «matelas d’épargne», une réserve pour des dépenses futures. Mais avant de consommer, il faut réduire l’incertitude, seule moyen de recréer des conditions normales d’emploi et de revenu. Les progrès dans la découverte d’un vaccin sont bienvenus mais il y a parfois loin de la coupe aux lèvres. Plusieurs mois au minimum.

Épargne de précaution ou épargne forcée?

Dans les annales économiques, la crise causée par le coronavirus est unique par bien des aspects, mais le plus remarquable est sans doute que les ménages n’ont pas dans l’ensemble subi un effondrement de leurs revenus. Les politiques de transferts directs ou d’indemnisation exceptionnelle du chômage ont compensé, parfois surcompensé, ce que la chute de l’emploi pouvait ôter au revenu du travail. Par ailleurs, la consommation de certains biens et surtout de certains services étant rendue impossible ou indésirable du fait de la pandémie, le résultat a été une forte hausse de l’épargne. S’agissant de l’épargne des ménages, les définitions et mesures peuvent varier entre pays. Diverses sources nous permettent tout de même d’avoir une vue d’ensemble assez claire.

  • Selon les comptes nationaux (tableau, partie gauche), au premier semestre 2020, le taux d’épargne net a augmenté de 6,6 points en zone euro par rapport à la même période de 2019, soit environ 300 milliards d'euros (61 milliards en Allemagne, 74 milliards en France). Aux États-Unis, la hausse a dépassé 10 points, soit près de 1000 milliards de dollars.
  • Avec les données bancaires ou monétaires (tableau, partie droite), on a l’utilisation de ce surcroît d’épargne. Sans surprise, c’est avant tout une hausse des détentions d’actifs liquides (cash, dépôts à vue). Une part des transferts reçus par les ménages a aussi servi à rembourser de la dette. Dans le tableau, le «résidu» donne une vague idée de l’investissement dans des fonds divers (actifs plus risqués).

On entend souvent dire que cette épargne supplémentaire est un réservoir qui servira à stimuler la consommation dans les prochains mois. Si les ménages sont plus riches, ils devraient dépenser davantage. Cette proposition doit être nuancée. Primo, la propension à consommer un surcroit de richesse est positive mais limitée en comparaison de l’effet-revenu. On l’estime à environ 5% pour la richesse financière en Europe et aux États-Unis. (Pour la richesse immobilière, qui n’est pas notre sujet ici, l’effet serait insignifiant en Europe et se situerait à environ 10% aux États-Unis). Secundo, les variations d’épargne nette ne représentent d’une petite partie des effets de richesse. Rien de comparable avec les changements de valorisation des actifs. A titre d’illustration, aux États-Unis, la richesse s’est accrue de 7,6 trillions de dollars au deuxième trimestre 2020 (période de rebond des marchés), dont 1,5 trillion pour la variation de l’épargne et 6,1 trillions pour la hausse des prix d’actifs. Au total, la forte hausse des dépôts bancaires suggère qu’il s’agit d’une épargne involontaire. Les ménages dépenseront cette épargne forcée quand les conditions d’activité et d’emploi seront revenues à la normale de manière pérenne. Ça ne peut pas être le cas tant que l’épidémie connait des phases de flux et de reflux aussi violentes que celles qu’on constate.

Le taux d’épargne des ménages ne va pas se normaliser dès le second semestre 2020. Cet été, durant la période d’accalmie de l’épidémie, la hausse des dépôts bancaires a ralenti (graphe de gauche), mais un mouvement inverse n’aurait rien d’étonnant au quatrième trimestre, au moins en Europe où de nombreux pays ont réactivé les systèmes de soutien au revenu pour surmonter les nouveaux confinements ou couvre-feux. La confiance des ménages n’a certes jamais chuté autant que durant la Grande Récession de 2008-09 mais elle reste encore au-dessous de son niveau pré-pandémie (graphe de droite).

Pour apprécier l’impact de ces évolutions, posons quelques hypothèses. Primo, si l’excès l’épargne au deuxième semestre est moitié moindre qu’au premier semestre, cela représenterait au total cette année 3,6% du PIB en zone euro et 6,8% aux Etats-Unis. Secundo, si on retient une propension à consommer de 15% (soit bien plus que l’effet usuel, mais précisément ce choc est atypique), cela stimulerait la croissance de 0,5 points de PIB dans la zone euro et d’un point aux Etats-Unis. Tertio, il faut s’interroger sur la répartition de cet effet entre hausse de l’activité réelle et hausse des prix. La décision dépendra du choix des entreprises en fonction de leur situation propre (concurrence, nécessité de reconstituer leurs marges) et de l’état de leur secteur, car les conditions d’activité n’ont pas été affectées de manière uniforme sur l’ensemble de l’économie, loin s’en faut. Il est difficile de retenir une clé a priori. En somme, l’effet de richesse lié au surcroît d’épargne serait positif pour la croissance et/ou l’inflation, mais dans une proportion modeste comparé à ce que pourrait donner une normalisation totale du taux d’épargne. Le retour du taux d’épargne sur son niveau pré-pandémie représente en effet un choc pouvant aller de 5 à 10 points de PIB selon les pays. Ce n’est pas le même ordre de grandeur.

On ne peut forcer les ménages à désépargner car cette décision dépend au bout du compte de la situation sanitaire. La hausse de l’épargne constatée au début de cette année traduit en effet le choc du confinement (épargne forcée), non un comportement de prudence pour faire face à l’incertitude touchant l’emploi (épargne de précaution). Si la crise sanitaire se prolonge, l’épargne forcée peut se transformer en épargne de précaution. A l’inverse, s’il l’on pense qu’à l’horizon de quelques trimestres, cette pandémie ne sera plus qu’un mauvais souvenir, l’épargne forcée n’a pas de raison de subsister. Les nouvelles encourageantes au sujet d’un vaccin diffusées depuis quelques jours donnent du crédit à cette deuxième voie.

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