Lutter contre l’addiction aux opiacés

Masja Zandbergen, Robeco

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La santé est un bon secteur d’investissement, mais cette industrie est confrontée à la consommation importante et excessive d’opiacés.

L’industrie pharmaceutique a pour mission d’aider les gens à aller mieux, mais parfois, c’est l’inverse qui se produit. L’abus d’opiacés (ces médicaments destinés à améliorer la vie des personnes très malades) a provoqué de nombreux décès et généré des coûts économiques importants.

En 2017, on comptait 53,4 millions de consommateurs d’opiacés dans le monde, dont 80% vivant aux États-Unis. Sur ce nombre, on estime que plus de deux millions sont dépendants aux opiacés, y compris aux médicaments sur ordonnance et aux opioïdes à usage non médical tels que l’héroïne et le fentanyl. Entre 1999 et 2017, 218’000 Américains ont succombé à une overdose. C’est un chiffre élevé si on le compare au nombre de décès dus aux accidents de la route ou aux armes à feu, mais relativement faible par rapport à la mortalité directement ou indirectement liée au tabac.

Selon les estimations, la crise des opiacés a coûté 696 milliards de dollars en 2018 rien qu’aux États-Unis (soit 3,4 % de son PIB), et plus de 2500 milliards de dollars entre 2015 et 2018. Ces chiffres incluent la valeur des vies perdues, l’augmentation des dépenses en soins et en traitements contre la toxicomanie, ainsi que les coûts liés aux poursuites pénales et à la baisse de la productivité. 

La crise des opiacés est devenue un frein majeur
à la réalisation du troisième objectif de développement durable.

Dans l’ensemble, la crise des opiacés est devenue un frein majeur à la réalisation du troisième objectif de développement durable (santé et bien-être), et plus particulièrement de son sous-objectif 3.5 relatif à la prévention et au traitement de l’abus de substances psychoactives. Compte tenu des pratiques commerciales trompeuses et des problèmes de déontologie et de concurrence, de nombreuses entreprises pharmaceutiques ne respectent pas le Pacte mondial de l’ONU ni les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales. 

Pour les investisseurs, cette crise a créé une importante volatilité, reflet d’une augmentation des incertitudes et d’une probabilité accrue que les laboratoires devront débourser de grosses sommes d’argent pour mettre fin aux actions en justice intentées par des milliers de plaignants (États, comtés, municipalités, prestataires de soins, assureurs et agences gouvernementales). 

Du soulagement de la douleur à l’addiction généralisée

Les anciennes civilisations de Perse, d’Égypte et de Mésopotamie cultivaient et récoltaient le pavot à opium, bien connu pour ses effets apaisants et antalgiques. Au cours des deux derniers siècles, l’opium et ses dérivés ont gagné en popularité dans le monde occidental, et ils sont consommés (de manière légale ou illégale) dans des quantités de plus en plus concentrées. 

Aujourd’hui, les opiacés sont essentiellement prescrits comme traitement de courte durée pour atténuer la douleur après un accident ou une opération. Mais ils peuvent également être utilisés en cas de douleurs intenses et chroniques (cancers, par exemple). Les opiacés les plus couramment prescrits incluent la morphine, l’oxycodone (OxyContin) et l’hydrocodone. 

Ces médicaments sont inscrits à l’annexe III de la loi américaine sur les substances contrôlées (CSA), ce qui signifie que le potentiel de dépendance physique et psychologique est faible à modéré. L’utilisation temporaire d’opiacés antidouleur est généralement considérée comme sûre, mais sur des périodes plus longues, les patients peuvent souffrir d’effets secondaires. Lorsque les usagers réguliers développent une tolérance au médicament, il faut augmenter la posologie ou passer à des opioïdes plus puissants comme le fentanyl ou l’héroïne (respectivement inscrits aux annexes II et I).

La consommation d’opiacés ne cesse d’augmenter depuis les années 1990, époque à laquelle les prescripteurs et les groupes pharmaceutiques ont fourni des garanties sur leurs produits et commencé à en vanter les mérites auprès de patients souffrant de douleurs non cancéreuses. Depuis, la consommation d’opiacés pharmaceutiques à visée médicale a doublé. La dernière vague a commencé en 2013, avec la prolifération du fentanyl, et entre 2013 et 2016, les décès liés à cet analgésique ont augmenté d’environ 113 % par an aux États-Unis. 

Une approche holistique de la crise

Compte tenu des efforts qu’ils déploient pour développer et vendre leurs analgésiques opioïdes, les grands groupes pharmaceutiques sous souvent dans le collimateur de l’opinion publique. La controverse est née des pratiques commerciales trompeuses des laboratoires, ainsi que des problèmes d’ordre déontologique (tels que les avantages illicites offerts aux médecins pour qu’ils prescrivent leurs produits plutôt que ceux de la concurrence). 

Aujourd’hui, des fabricants et distributeurs de médicaments ont accepté de payer des milliards de dollars pour mettre fin à des poursuites, tandis que de nombreuses autres affaires sont en cours. En général, ces versements ne représentent qu’une infime partie des dommages causés. Les investisseurs tardent à tenir ces entreprises responsables de leurs pratiques de commercialisation et de distribution agressives. Le groupe Investors for Opioid Accountability n’a été créé qu’en 2017. Mais depuis, des controverses ont peu à peu attiré l’attention des fournisseurs de données qui ont mis celles-ci à disposition des investisseurs. 

Les gouvernements sont susceptibles d’être influencés par les lobbys pharmas 
et par les associations d’aide aux patients souffrant de douleurs.

Sans renier les bienfaits médicaux des opiacés pour certains patients, ou l’ampleur des mauvaises pratiques de l’industrie pharmaceutique, une analyse plus holistique pour analyser cette crise est nécessaire compte tenu du système de parties prenantes complexe. 

Tout d’abord, les gouvernements jouent un rôle clé dans l’autorisation de mise sur le marché et la réglementation des médicaments. De fait, ils sont susceptibles d’être influencés par les lobbys pharmaceutiques et par les associations d’aide aux patients souffrant de douleurs. Ces dernières ont fortement contribué à la promotion des opiacés et sont en partie influencées par les groupes pharmaceutiques.

Deuxièmement, les médecins de famille jouent également un rôle déterminant dans la prescription d’opioïdes. Fait intéressant, des études montrent que les praticiens ayant été formés dans les meilleures écoles de médecine prescrivent nettement moins d’opiacés par an que leurs collègues issus d’écoles moins cotées, ce qui souligne l’importance de la formation continue.

En outre, les acteurs externes tels que les consultants, les distributeurs et les chercheurs ont tous joué un rôle dans cette crise et doivent en assumer la responsabilité. 

Enfin, il faut tenir compte du fait que les systèmes de santé diffèrent d’un pays à l’autre: les prix, la réglementation et les enjeux culturels sont des facteurs décisifs susceptibles d’aggraver ce type de crise. 

La lumière au bout du tunnel?

Pour le moment, personne n’est parvenu à mettre fin à la crise des opiacés. L’épidémie de COVID-19 complique l’accès aux traitements, et il est plus difficile pour les patients de trouver une solution à leur addiction. Néanmoins, les actions de prévention augmentent et les traitements non médicaux tels que la thérapie cognitive gagnent du terrain. Cela dit, de nouvelles recherches sont absolument nécessaires pour améliorer la prévention. Il faut notamment développer une meilleure compréhension des causes de la douleur chronique et épisodique, et harmoniser dans les business models les incitations destinées à réduire les prescriptions inutiles d’opiacés.

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