Les marchés financiers comme moyen de pression?

Stéphane Monier, Lombard Odier

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La Commission européenne n’a pas renouvelé l’équivalence boursière. La Suisse a pris des mesures en représailles.

Les pourparlers en vue de transformer un ensemble hétérogène d’accords bilatéraux en un accord-cadre unique entre la Suisse et l’Union européenne (UE) sont dans l’impasse et les deux parties tentent d’utiliser les marchés financiers comme levier de négociation. Une situation qui devrait servir d’avertissement pour le Royaume-Uni et l’avenir du plus grand marché financier continental post Brexit.

En 2014, la Suisse et l’UE ont entamé des négociations dans le but d’unifier les quelque 120 accords bilatéraux conclus au cas par cas depuis 1972. Proposé en novembre dernier, un projet d’accord de 34 pages couvre la libre circulation des personnes, la reconnaissance mutuelle des normes industrielles, les produits agricoles, les transports aérien et terrestre. Cet accord-cadre imposerait à la Suisse d’adopter les modifications apportées à la législation européenne, tout en lui garantissant l’accès au marché unique de l’UE. Le pays dépend pour environ 71% de ses importations de ses voisins de l’UE, et vend à cette dernière environ 53% de ses exportations.

Cinq ans après le début des négociations, le Parlement suisse a demandé le mois dernier des éclaircissements sur les protections offertes aux travailleurs et aux salaires suisses, sur les subventions publiques et sur les droits des citoyens, sachant que si un référendum avait lieu en Suisse, le risque serait grand qu’il compromette un éventuel accord. Peu après, la Commission européenne, l’exécutif européen, a décidé de ne pas renouveler l’équivalence boursière permettant aux sociétés d’investissement européennes de négocier des actions sur les plates-formes suisses. Une décision qui n’avait rien à voir avec le niveau de qualité technique offert par la Bourse de Zurich.

Les courtiers doivent maintenant passer leurs ordres sur des actions cotées en Suisse,
comme Nestlé ou Roche par exemple, par l’intermédiaire de la Bourse suisse.

De son propre aveu, selon le Financial Times, la Commission européenne ignorait l’impact potentiel d’une expiration de ce passeport financier. La Suisse a pour sa part riposté en interdisant à partir du 1er juillet la négociation d’actions suisses sur les Bourses européennes.

«Best execution»

Ces décisions ont eu un effet immédiat: la part des transactions sur actions suisses au sein des plates-formes européennes est passée de 30% environ à presque zéro et c’est désormais la Bourse suisse SIX Swiss Exchange qui représente la quasi-totalité du volume des opérations sur actions suisses.

Concrètement, les courtiers doivent maintenant passer leurs ordres sur des actions cotées en Suisse, comme Nestlé ou Roche par exemple, par l’intermédiaire de la Bourse suisse, tandis que les ordres suisses portant sur SAP, L’Oréal ou BP par exemple doivent passer par les marchés actions allemand, français ou, pour le moment encore, britannique.

La Bourse suisse représente le quatrième plus grand marché actions européen, avec une capitalisation boursière d’environ 1500 milliards de dollars, ce qui la situe derrière le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne.

Pour les sociétés cotées à la fois en Suisse et dans l’UE, telles que LafargeHolcim (franco-suisse) ou ABB (helvéto-suédoise), l’option demeure d’acheter sur le marché qui offre les conditions les plus favorables car les courtiers ont le devoir d’observer les règles sur la meilleure exécution possible («best execution»).

L’impasse dans laquelle se trouvent les pourparlers avec le Royaume-Uni a ajouté à l’impatience de la Commission européenne envers la Suisse. L’urgence est maintenant d’autant plus grande que le mandat de la Commission actuelle se termine le 31 octobre.

Le coup de semonce du Brexit

Indiscutablement, le flou qui continue de régner sur le départ du Royaume-Uni de l’UE joue sur le différend entre la Suisse et l’UE. Le candidat qui a le plus de chance de devenir le prochain Premier ministre britannique, Boris Johnson, a déclaré vouloir renégocier les conditions du Brexit – une éventualité que l’UE a écartée – ou bien faire sortir le Royaume-Uni de l’UE sans accord.

«Nous ne pouvons plus accepter de nouvelles tergiversations ou tentatives d’assouplir les règles du marché intérieur, en particulier dans cette phase probablement décisive du Brexit», a écrit Johannes Hahn, le commissaire européen chargé des négociations UE-Suisse, dans une note datée du 17 juin, selon Bloomberg.

Les analystes s’interrogent sur la volonté de la Commission européenne de supprimer également l’équivalence boursière du Royaume-Uni, s’octroyant ainsi un moyen de pression dans les négociations. À ce stade, nous estimons qu’il est peu probable que la Commission européenne veuille infliger la même sanction aux marchés britanniques, et ce à la lumière de l’expérience suisse. Le marché actions britannique est non seulement deux fois plus important que celui de la Suisse, mais ses chambres de compensation, qui garantissent les contrats même si l’une des parties est insolvable, constituent également un élément essentiel de l’infrastructure financière de l’Europe. Londres dispose de trois chambres de compensation (LCH, LME Clear et ICE Clear Europe), qui représentent un volume significatif d’échanges d’instruments financiers, allant des swaps de taux d’intérêt aux contrats à terme sur métaux précieux et pétrole.

«Aucun gagnant»

Cela ne rend pas pour autant les marchés du Royaume-Uni, ni les chambres de compensation de Londres, intouchables. L’année dernière, François Villeroy de Galhau, le gouverneur de la Banque de France, a déclaré que les chambres de compensation britanniques ne devraient bénéficier que d’une «solution temporaire, pour une période ne dépassant pas un an environ» une fois le Brexit activé. Le départ du Royaume-Uni, a déclaré le gouverneur, «peut également représenter une opportunité de restructuration du système financier européen».

Nous avons commencé à anticiper les retombées potentielles du conflit UE-Suisse en 2018 en préparant notre infrastructure de trading à tous les scénarios envisageables, afin de pouvoir continuer à fournir le meilleur service d’exécution possible à nos clients. Pour l’instant, la riposte du Conseil fédéral semble avoir permis de défendre avec succès le marché actions helvétique. Elle a par ailleurs eu un impact négligeable sur les opérations de trading, tant en termes de prix d’exécution que de liquidité.

«Il n’y a que des perdants, pas de gagnants», a déclaré la semaine dernière Jörg Gasser, directeur de l’Association suisse des banquiers, au journal Le Temps. Les négociations bilatérales, a-t-il ajouté, constituent un processus de «cinq à dix ans» que vient compliquer le Brexit, selon un entretien accordé au bihebdomadaire Finanz und Wirtschaft et publié le 9 juillet.

À ce stade, nous suivons de près l’évolution de la situation alors que les consultations politiques internes se poursuivent en Suisse.

De toute évidence, la configuration future des marchés européens post Brexit, tout comme l’infrastructure financière du continent, sont actuellement mises à l’épreuve.

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