Trois pays émergents reconduisent des dirigeants réformistes

Stéphane Monier, Lombard Odier

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Joko Widodo en Indonésie, Cyril Ramaphosa en Afrique du Sud et Narendra Modi en Inde sont assurés de pouvoir poursuivre leurs réformes. L’USD devrait faire preuve de résilience face aux devises émergentes.

Au cours des dernières semaines, plusieurs élections tenues dans les pays émergents ont été marquées par une certaine continuité, avec la reconduction de trois candidats sortants. L’Indonésie, l’Afrique du Sud et l’Inde ont ainsi toutes confirmé leurs dirigeants actuels, en leur accordant des majorités suffisamment larges pour pouvoir poursuivre leurs réformes économiques.

Chacune de ces trois démocraties a de fait créé les conditions du changement. Le contraste est donc net avec l’Union européenne, où une vision politique commune fait toujours défaut. Le potentiel des marchés émergents devrait ainsi susciter un réel enthousiasme dès que les différends qui pèsent sur le commerce mondial auront été résolus.

L’Indonésie, un archipel de 17’000 îles

Le mois dernier, le président indonésien Joko Widodo (que l’on surnomme «Jokowi ) a obtenu un second mandat de cinq ans, en s’appuyant sur une plate-forme laïque et pluraliste. Ceci lui a permis de remporter 55,5% des 154 millions de votes exprimés dans les 17’000 îles qui composent le pays. Tout comme en 2014, le leader de l’opposition a contesté cette victoire et des émeutes ont éclaté à Jakarta, la capitale. Toutefois, la commission électorale nationale a déclaré qu’il n’existait aucune preuve de fraude électorale.

La création d’un registre foncier national permettrait de résoudre
les conflits de propriété et de redistribuer la terre aux tribus autochtones.

«Jokowi», qui s’avère conservateur sur le plan budgétaire, prévoit de poursuivre les réformes engagées, notamment la création d’un registre foncier national qui permettrait de résoudre les conflits de propriété et de redistribuer la terre aux tribus autochtones, un sujet de tensions majeures pour l’Indonésie. En effet, le pays représente à ce jour le plus grand producteur mondial d’huile de palme et détient la troisième plus grande forêt tropicale dans le monde. En somme, cette réélection permettra la poursuite d’efforts en faveur de la croissance du PIB, à condition toutefois que la population jeune du pays puisse bénéficier de dépenses en infrastructures et d’améliorations du droit du travail.

Un créneau pour les réformes en Afrique du Sud

Cyril Ramaphosa, le président sortant du Congrès national africain (ANC), a été réélu par son parti la semaine dernière après la victoire remportée lors des élections législatives du 8 mai. Après l’obtention de 57% des voix (son plus faible score depuis la fin de l’apartheid), l’ANC donne mandat au président Ramaphosa de modifier la constitution, afin de permettre l’expropriation des terres sans compensation en retour et de lutter contre la corruption qui a contraint son prédécesseur, Jacob Zuma, à quitter ses fonctions.

Ramaphosa dispose du temps nécessaire pour s’attaquer avec succès
aux inégalités du pays et à la corruption de l’ère Zuma.

Aux prises avec un déficit courant qui s’aggrave, une productivité en baisse et un taux de chômage qui s’établit à 27,1%, l’Afrique du Sud souffre de faiblesses économiques structurelles qui nécessitent d’importantes réformes. Avec une prévision de croissance de 1,5% cette année, en hausse par rapport au chiffre estimé de 0,8% en 2018, et des taux d’intérêt pour le moment maintenus à 6,75% par la banque centrale, le président Ramaphosa dispose aujourd’hui du temps nécessaire pour s’attaquer avec succès aux inégalités du pays et à la corruption de l’ère Zuma. En 2017, selon Ebrahim Patel, le ministre du Développement économique sud-africain (toujours en poste à l’heure où nous écrivons ces lignes), la corruption aurait coûté à l’économie nationale au moins 27 Md ZAR (1,9 Md USD) par an.

L’autre secteur de l’économie sud-africaine qui nécessite une vaste réforme est celui de l’activité minière, afin de mieux réglementer les ressources minérales du pays qui se composent d’or, de platine et d’uranium. Ce secteur, fortement syndiqué, et les interrogations sur l’avenir de la réforme agraire sont les deux facteurs qui dissuadent toujours les investisseurs de s’engager. En raison de ce manque d’investissements extérieurs, le pays a été contraint de recourir à la dépense publique pour stimuler son économie.

Raz-de-marée électoral pour Narendra Modi

Le Premier ministre indien et nationaliste hindou, Narendra Modi, a remporté une nouvelle victoire écrasante lors du plus grand scrutin électoral jamais organisé dans le monde, après avoir fait campagne sur une politique à la fois plus dure en matière de sécurité nationale et plus favorable aux entreprises.

Le Parti nationaliste hindou Bharatiya Janata (BJP), qui fait partie de la coalition de l’Alliance démocratique nationale, a obtenu un succès retentissant. C’est la première fois depuis 1971 qu’un parti remporte la majorité absolue à l’occasion de deux élections consécutives ; c’est aussi la première fois, depuis 1957, qu’un président sortant obtient sa réélection avec autant de suffrages, qui plus est dans le cadre de la plus forte participation électorale qu’ait jamais connue le pays, soit 67,1% des inscrits. Ceci étant, le taux de chômage s’établit aujourd’hui à son plus haut niveau depuis 20 ans. Par ailleurs, la stratégie de réélection de Narendra Modi a consisté à attaquer ses opposants politiques, à souligner les différences religieuses et à mettre l’accent sur la sécurité nationale, en attisant les tensions avec le Pakistan après un attentat terroriste survenu en février. Des interrogations demeurent également quant au maintien de l’indépendance de la banque centrale nationale. Depuis que le nouveau gouverneur a pris ses fonctions en décembre, cette dernière a réduit ses taux directeurs à deux reprises, à la suite de critiques du gouvernement selon lesquelles le coût élevé des prêts freinait la croissance.

Une productivité accrue, conjuguée à un investissement étranger direct en hausse,
a permis à l’Inde d’enregistrer cinq trimestres consécutifs de croissance à deux chiffres.

Les réformes pro-entreprises du président Modi ont permis de réviser les taxes sur les ventes, d’améliorer la circulation de la monnaie, ainsi que d’accélérer les procédures de faillite et d’arbitrage des sociétés. Une productivité accrue, conjuguée à un investissement étranger direct en hausse, a permis à l’Inde d’enregistrer cinq trimestres consécutifs de croissance à deux chiffres.

Les résultats des élections de la semaine dernière renforcent l’action réformiste de M. Modi. Cependant, avec le poids démographique grandissant de la nouvelle classe moyenne et d’un électorat jeune, le pays doit tirer parti de la stabilité offerte par le maintien de Narendra Modi au pouvoir pour stimuler la croissance des revenus dans les années à venir.

Les tensions commerciales pèsent sur des fondamentaux positifs

Les marchés émergents bénéficient de fondamentaux solides, parmi lesquels des devises stables et des prix du pétrole favorables. En parallèle, la posture accommodante de la Réserve fédérale pousse logiquement les investisseurs à rechercher des rendements plus élevés dans les actifs émergents (à l’exception notable de l’Argentine et de la Turquie).

Cependant, le différend commercial qui oppose les États-Unis à la Chine s’est encore aggravé la semaine dernière, le gouvernement américain ayant placé la société de télécommunications chinoise Huawei sur sa liste noire commerciale, interdisant de fait aux entreprises américaines d’avoir des relations d’affaires avec elle. La Chine, qui a nié l’existence de liens entre Huawei et son gouvernement, a répondu de façon très claire à cette décision par une visite rendue par le président Xi Jinping à un producteur local de terres rares. Les quatre cinquièmes des importations américaines de minerais rares, qui sont utilisés aussi bien pour les iPhones que pour les super-conducteurs ou pour les missiles militaires, proviennent en effet de la Chine.

Le risque d’une rupture des négociations
entre la Chine et les Etats-Unis est évalué à environ 20%.

Le président américain, Donald Trump, a déclaré par la suite que, si un accord commercial global était conclu avec la Chine, «Huawei pourrait éventuellement en faire partie d’une manière ou d’une autre».

Nous continuons de penser que ce conflit commercial trouvera une issue, même si elle semble maintenant plus lointaine que prévu. À ce stade, nous évaluons les chances de conclusion d’un accord au mois de juin à environ 40%, avec une probabilité identique s’il devait intervenir plus tard dans l’année, voire en 2020. Et nous estimons à environ 20% le risque d’une rupture des négociations, qui augmenterait à son tour la probabilité de récessions.

Dans le contexte actuel, nous pensons que l’USD se montrera résistant face aux devises émergentes. Étant donné que le risque commercial l’emporte cependant sur l’effet des fondamentaux positifs au sein des économies émergentes, nous avons réduit notre exposition aux actions émergentes et sommes désormais neutres vis-à-vis des devises de la zone.

Une fois que les tensions géopolitiques entre les États-Unis et la Chine se seront apaisées, les investisseurs pourront rebâtir leurs positions sur les actifs émergents.

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