Les contours du nouveau monde

Emmanuel Ferry, Evooq

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La pandémie est un accélérateur de transformation. Le cadrage macro-financier des prochaines décennies pourrait être profondément bouleversé.

Dé-mondialisation et greenification

Les tensions géopolitiques et la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis ont conduit à une inversion du cycle de globalisation. Cette tendance implique des salaires plus élevés au niveau global et des marges plus faibles pour les entreprises. Les préoccupations environnementales entraîneront également une hausse de l'inflation, car le coût de la production d'énergie verte ou le coût de l’alimentation biologique pèseront sur le niveau général des prix. Après avoir atteint en 2015 le niveau le plus bas de l'après-guerre, la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises américaines n'a cessé d'augmenter. La crise du Covid-19 a provoqué une forte baisse de la production, ce qui a poussé la part des salaires encore plus haut. La reprise post-pandémie entraînera un certain retour à la moyenne, mais la tendance préexistante à la hausse des salaires se poursuivra, ce qui se matérialisera finalement par une augmentation des prix.

La réaction sociale

La pandémie de Covid-19 exacerbe les tensions sociales déjà présentes. Les inégalités de revenu et de richesse se sont accrues au cours des dernières décennies pour atteindre des niveaux extrêmes ces dernières années. La réponse des décideurs politiques a été une moindre tolérance aux phases de faiblesse de croissance économique, les sociétés étant devenues moins résistantes pour faire face au chômage Les banques centrales ont accentué les déséquilibre patrimoniaux via les effets de richesse d’origine monétaire. Ces déséquilibres semblent être devenus politiquement insoutenables. La politique budgétaire est progressivement devenue la force dominante de l'économie.

La soutenabilité de la dette

La gestion de la crise pandémique a entraîné une forte augmentation de la dette publique. Grâce aux programmes agressifs d'assouplissement quantitatif, les banques centrales ont permis au coût de refinancement des Etats de baisser fortement, notamment aux États-Unis et en Europe. L'essentiel de l'augmentation de la dette publique englobe les «mauvaises dettes», qui ont pour but de financer des dépenses liées au niveau de vie de la population, et non une «bonne dette» qui serait consacrée à des projets d'investissement. L'augmentation de la «mauvaises dettes» ne permettra pas d'augmenter le potentiel de croissance du PIB et portera donc atteinte à la solvabilité des Etats.

La vitesse de circulation de la monnaie a diminué et a compensé
la création de masse monétaire par les banques centrales.

Le marché ne s'est pas encore interrogé sur la soutenabilité de la dette publique car il considère la pandémie comme un événement temporaire et unique et aussi parce qu'il suppose que cette dette supplémentaire sera toujours refinancée par les banques centrales et n'aura donc jamais besoin d'être remboursée. Les économies développées sont pour l'instant protégées par la crédibilité de leurs banques centrales. Le cas des économies de la zone euro pourrait être très différent et nous pourrions voir certaines économies vulnérables de la zone euro mises à l'épreuve par les marchés.

La question à plus long terme: débasement et inflation

La question à plus long terme concerne les craintes de débasement des monnaies fiduciaires. L’ensemble de la courbe des taux est implicitement contrôlé par les banques centrales. Au même moment, le monde développé est confronté au défi d’une lourde charge fiscale. La question de la soutenabilité de la dette deviendra plus centrale. Les craintes de débasement monétaire sont déjà présentes avec la forte création monétaire des banques centrales, qui entraîne une hausse inexorable des prix des actifs. Les points morts d’inflation, qui indiquent le taux d'inflation attendu par les marchés, ont augmenté en 2020, entraînant à la baisse les taux d'intérêt réels. Cette dynamique pourrait causer la rupture de l’ancrage des attentes d'inflation.

L'inflation a été très modérée jusqu'à présent, car la vitesse de circulation de la monnaie a diminué et a compensé la création de masse monétaire par les banques centrales. Alors que les banques centrales continueront à imprimer de la monnaie, la vitesse de circulation de la monnaie devra encore diminuer pour empêcher l'inflation d'augmenter. Cela est loin d'être évident, comme nous le constatons avec l'érosion des frontières entre les politiques monétaires et budgétaires, selon les principes de la théorie monétaire moderne (MMT). L’augmentation de la masse monétaire s’accompagnant d’une augmentation des dépenses budgétaires, les forces conduisant à une inflation plus élevée augmenteront. Le message de la Réserve fédérale américaine à Jackson Hole (27-28 août 2020) reflétant une plus grande tolérance pour l'inflation est très important car il modifie la fonction de réaction de la Fed, d'un modèle de courbe de Phillips vers une appréciation qualitative. Ce changement ouvre la porte à une utilisation politique de la banque centrale et à une inflation potentiellement plus élevée.

L'importance de la contribution du facteur pays aux performances
financières devrait revenir en 2021 et dans les années à venir.

Dans le cas des investisseurs fuyant les obligations d'État, la répression financière pourrait être l'une des réponses des décideurs politiques. Cette répression financière pourrait prendre plusieurs formes, notamment une réglementation plus stricte obligeant les institutions (fonds de pension, compagnies d'assurance) à investir davantage dans les obligations d'État.

Le retour probable du facteur pays

La gestion de la pandémie a souligné l'importance d'une bonne gouvernance politique et de fondamentaux macroéconomiques solides. Si tous les pays ont été confrontés à la même crise sanitaire, la gestion des autorités a joué un rôle majeur dans l'explication de l'importance de la récession en 2020. L'extrême difficulté de la gestion de la pandémie a exacerbé l'importance des fondamentaux de chaque pays: des facteurs comme la cohésion sociale, les systèmes de santé et aussi la marge de manœuvre financière sont devenus primordiaux. Le FMI, qui vient de publier ses prévisions, s'attend à de grandes divergences de taux de croissance entre les pays en 2020 et en 2021. Les performances de l'Asie sont remarquables, tant en Chine (croissance cumulée de +10,3% en 2020-21), que dans l’Asie du Sud-Est (+2,6% ), alors que d'autres pays souffrent beaucoup plus nettement. En Europe, il existe de grandes divergences entre les pays nordiques, qui s'en sortent beaucoup mieux que la France et les pays d'Europe du Sud.

L'importance de la contribution du facteur pays aux performances financières (y compris les taux de change) devrait revenir en 2021 et dans les années à venir. Quand la pandémie s’estompera, le rebond économique de chaque pays sera très différencié. Le rôle de la cohésion sociale et de la gestion publique deviendront un paramètre plus important pour un environnement économique sécurisé. La répression financière, qui pourrait prendre plusieurs formes dont des taux d'imposition plus élevés, dépendra beaucoup des capacités financières de chaque pays. Le change et les conditions de financement seront fortement influencées par le dosage des politiques des autorités monétaires et fiscales concernant la gestion de la crise économique liée à la pandémie.

Nous nous attendons à ce que les problèmes de solvabilité refassent surface dans les années à venir et le facteur pays devrait donc jouer un rôle plus important dans la performance des actifs financiers.

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