Le dernier sanctuaire obligataire européen est-il en Suisse?

Frédéric Loisel, Quaero Capital

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Les titres de dette de la Confédération notés AAA sont les seuls à encore disposer d’un mécanisme de réassurance additionnel limitant automatiquement la croissance de l’endettement public.

©Keystone

 

Il va sans doute être nécessaire de revoir quelques lieux communs sur le paradis et l’enfer de l’investissement en Europe. Dans le paradis des investissements européens, la dette est allemande, l’immobilier anglais et les infrastructures françaises. En enfer, la dette est française, les infrastructures anglaises et l’immobilier allemand.

Depuis le changement de cap budgétaire radical décidé récemment par le futur Chancelier Friedrich Merz, la dette allemande n’est certes pas entrée en enfer mais elle s’est rapprochée du purgatoire. Les bruits de couloir disent que lorsque l’ambassadeur allemand auprès de l’Union européenne proposa début mars à ses pairs des aménagements durables des règles du Pacte de stabilité, certains représentants de pays aux mœurs budgétaires autrefois fort relâchées prirent un malin plaisir à offrir leurs services pour conseiller l’Allemagne sur toutes les manières possibles de dépenser.

L’Allemagne n’a pas eu besoin de conseils pour voter dans la foulée des aménagements importants de son dispositif constitutionnel de frein automatique à l’endettement (Schuldbremse) qui limitait jusqu’alors le déficit structurel du budget fédéral à 0,35% du PIB. Il faut bien mesurer ce que signifie fondamentalement cette réforme pourtant limitée aux seules dépenses de défense et d’infrastructures (par le biais, pour ces dernières, d’un fonds spécial ad hoc). Même si le Schuldbremse n’a été mis en place qu’en 2009, au moment de la grande crise financière, et même si le changement radical de contexte géopolitique, notamment le délitement du lien transatlantique, ont été surdéterminants, on pourrait sans trop exagérer comparer l’importance de la conversion de l’Allemagne au credo keynésien au choc qu’aurait créé celle de Luther au dogme de l’infaillibilité pontificale.

En dépit de ces marges de manœuvre budgétaires élargies, la qualité de la dette allemande n’est pas remise en cause. Une longue pratique de gestion scrupuleuse de ses finances publiques a laissé au pays une grande liberté de mouvement. Il n’en reste pas moins qu’avec les réformes Merz, la nature du marché obligataire allemand a changé. Aujourd’hui, la Suisse abrite le dernier sanctuaire obligataire encore non profané.

De tous les titres de dette européens encore notés AAA, ceux émis par la Confédération sont en effet les seuls à encore disposer d’un mécanisme de réassurance additionnel limitant automatiquement la croissance de l’endettement public. Cette sanctuarisation de l’emprunt constitue-t-elle une bénédiction ou une malédiction pour la Suisse? La question se pose dans les mêmes termes que celle, récurrente, sur la devise nationale et les effets ambivalents de son statut de valeur refuge sur la croissance économique. Une simple comparaison entre quelques éléments de performances macroéconomiques du modèle français sous perfusion de dette et celles des modèles suisse et allemand de strict encadrement de l’endettement public suffit à montrer qu’il n’existe aucun bénéfice du premier sur les seconds en matière de croissance.

En 2001, une loi a inscrit dans la Constitution fédérale suisse un frein à l’endettement. Cette loi, adoptée par votation, par 85% des Suisses, vise à empêcher la formation de déficits chroniques. Elle inscrit dans la Constitution, par son article 126, le principe de l’équilibre à terme entre les dépenses publiques et les recettes.

L’article 126 restreint le pouvoir budgétaire des pouvoirs exécutif et législatif, en limitant les dépenses au montant des recettes ordinaires. Il n’interdit pas néanmoins le vote de dépenses extraordinaires en cas de crise grave ou d’événements imprévus, comme la pandémie de Covid-19. Le Parlement ou Assemblée fédérale peut ainsi relever le plafond des dépenses et prévoir des dépenses extraordinaires (limitées à 0,5% du PIB), selon un budget soumis, lui aussi, au frein à l’endettement. Les déséquilibres du budget extraordinaire doivent être compensés au bout de six ans et sont gérés par le biais d’un compte d’amortissement.

Le plafond des dépenses est fixé par l’administration financière, qui calcule les recettes ordinaires en fonction du rapport entre la croissance effective et la croissance potentielle selon une méthodologie identique à celle suivie par la Commission européenne. Lorsque la croissance effective de l’économie suisse s’avère supérieure à sa tendance et que les recettes constatées dépassent le plafond de dépenses, les recettes excédentaires sont portées au crédit d’un compte de compensation, et inversement. Le compte de compensation est donc abondé en période d’expansion et diminué en période de récession, ce qui stabilise les comptes publics.

En Suisse comme en Allemagne, le frein à la dette a été d’une grande efficacité pour contenir la dégradation des finances publiques dans un contexte de crises en chaîne particulièrement éprouvant. Depuis quinze ans, le ratio de la dette publique suisse est stable, de l’ordre de 40% du PIB (source OCDE), celui de l’Allemagne affiche une moyenne de 70%, contre 89% pour la zone euro (source Eurostat).

Surtout, on ne note aucun effet récessif induit par ces dispositifs. Bien au contraire. La comparaison des ratios de PIB par habitant entre la Suisse et la France est à ce titre particulièrement éloquente. En 2004, le PIB français par habitant représentait 62% du PIB suisse. Il s’effondre à 44% en 2022. Sur la même période, le ratio de dette sur PIB de la France passe de 65% à 113%, limitant pour le moins la portée de l’idée généralement admise que le levier de l’endettement public procure un supplément de croissance.

L’exemple de l’Allemagne dit la même chose. Entre 2009 et 2018, la croissance moyenne de l’Allemagne (1,9%), comme de la Suisse, est supérieure à celle de la France. En 2022, le PIB par tête de l’Allemagne est également plus élevé de 17% que celui de la France, reflétant à la fois la progression du PIB par tête des Allemands de 4500 dollars et la légère régression de celui des Français entre 2011 et 2021. A rebours d’une légende tenace en France, la gestion rigoureuse de ses finances publiques par l’Allemagne n’a jamais nui à la prospérité de ses habitants. La stagnation du PIB allemand entre 2019 et 2024 s’explique d’abord par l’effondrement de son modèle économique provoqué par la recomposition des flux commerciaux internationaux amorcée en 2018 et la fin du déni sur les conséquences potentiellement néfastes d’une dépendance extrême à l’énergie russe.

«La comparaison entre la Suisse et la France a un mérite. Elle montre que les pays qui ont des finances publiques saines ont aussi une plus forte résilience. Ils ont les moyens de réagir aux chocs exogènes imprévus sans se placer en difficulté financière». (François Facchini, «Freiner l’endettement: le modèle suisse», Commentaire, Printemps 2025)

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