L’exceptionnelle croissance de l’Espagne

Charles-Henry Monchau, Banque Syz

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L'Espagne renoue avec la croissance grâce à un tourisme record, des investissements étrangers massifs et des réformes audacieuses, malgré des défis structurels persistants.

 

Introduction

Il y a dix ans, l’Espagne luttait contre les séquelles d’une grave crise financière, un chômage élevé et une croissance lente. En 2024, le pays est devenu l’une des économies européennes à la croissance la plus rapide, devançant des acteurs majeurs comme l’Allemagne et la France. Avec une hausse du PIB de 3,2%, la reprise espagnole est portée par un tourisme record, un afflux d’investissements étrangers et des réformes économiques stratégiques. Alors que de nombreuses économies européennes stagnent, l’Espagne se distingue dans un environnement mondial de plus en plus incertain.

L’explosion du tourisme

Le secteur touristique espagnol s’est imposé comme un pilier de l’économie nationale, contribuant fortement à la croissance du PIB et à la création d’emplois. En 2024, le pays a accueilli un record de 94 millions de visiteurs internationaux, soit une hausse de 10% par rapport à l’année précédente et dépassant les niveaux d’avant la pandémie. Cet afflux a généré environ 126 milliards d’euros de revenus, en hausse de 16% par rapport à 2023, démontrant le rôle central du tourisme dans la reprise économique. Selon le groupe Exceltur, ce secteur représente désormais 12,3% du PIB et contribue à près de 70% de la croissance du pays.


Source: Institut national de la statistique d’Espagne

L'Espagne a su exploiter le tourisme pour sa croissance économique, se distinguant des autres grandes destinations européennes comme la France et l'Italie. Bien que la France reste la première destination touristique mondiale, accueillant plus de 100 millions de visiteurs par an, ses recettes touristiques sont relativement plus faibles par rapport à son PIB. En effet, l'Espagne gagne beaucoup plus par visiteur (126 milliards d'euros contre 68,6 milliards pour la France), puisque la part de ses revenus touristiques issus des voyageurs internationaux est plus élevée que celle du tourisme domestique.

Cette montée du tourisme a accru la pression sur les infrastructures espagnoles, incitant à d'importants efforts de modernisation pour accueillir un nombre croissant de visiteurs. Les investissements dans les réseaux ferroviaires à grande vitesse, l'extension des aéroports et les initiatives de transformation numérique ont amélioré l'expérience des voyageurs. Le gouvernement prévoit en effet d'allouer un record de 3,8 milliards de dollars pour améliorer les destinations et entreprises touristiques à travers le pays, le plus grand investissement de ce type à ce jour.

Au-delà des infrastructures, l'Espagne a diversifié son modèle touristique afin de répartir plus équitablement les retombées économiques sur tout le territoire. Si des destinations emblématiques comme Barcelone, les Baléares et l'Andalousie demeurent des attractions majeures, des initiatives régionales ont mis en avant des zones moins connues telles que la Galice, les Asturies et le Pays basque, attirant ainsi de nouvelles vagues de visiteurs. L'Extremadura, autrefois négligée, a vu son tourisme croître de plus de 35% ces dernières années, surpassant des destinations populaires comme les Canaries (25%). Cette expansion régionale a stimulé les économies locales, réduisant la dépendance au tourisme saisonnier et favorisant une activité économique plus durable.

Le secteur touristique est également un moteur d'emploi, avec 2,7 millions de travailleurs dans les industries liées au tourisme, soit 12,6% de la main-d'œuvre active en Espagne. Rien qu'en 2023, 100’000 nouveaux emplois ont été créés, représentant 17% de la croissance totale de l'emploi. Notamment, le secteur a connu une évolution marquée vers des contrats permanents, 90% des emplois touristiques étant désormais stables, contre 64% en 2019.

Alors que le tourisme continue de stimuler l'expansion économique de l'Espagne, le secteur doit relever de nouveaux défis, tels que la gestion du surtourisme, la durabilité environnementale et la hausse des coûts du logement dans les zones à forte demande. Toutefois, grâce aux avancées technologiques, à la modernisation des infrastructures et à des stratégies touristiques diversifiées, l'Espagne est bien positionnée pour maintenir son leadership en tant qu'économie touristique la plus dynamique d'Europe et assurer une prospérité durable.

L'essor des investissements étrangers: un moteur de croissance à long terme?

La résurgence économique de l'Espagne a été alimentée par un afflux d'investissements directs étrangers (IDE), faisant d'elle l'une des destinations européennes les plus attractives pour le capital international. Contrairement à de nombreuses économies européennes en stagnation, la combinaison de politiques favorables aux investisseurs, de solides fondamentaux économiques et d'une diversification sectorielle permet à l'Espagne de se démarquer. L'afflux d'IDE s'est concentré dans l'énergie, la technologie et les infrastructures de données, renforçant le rôle stratégique de l'Espagne en matière d'innovation. Par ailleurs, l'engagement en faveur de la digitalisation et de la transition énergétique verte fait de l'Espagne une destination de choix pour les investisseurs cherchant des rendements à long terme dans des industries durables.

La reprise de l'Espagne après la crise financière et les défis de la dette a été marquée par une confiance accrue des investisseurs et par des réformes structurelles améliorant sa compétitivité. Selon le Rapport mondial sur l'investissement 2024 de la CNUCED, malgré une baisse de 20% des flux d'IDE en 2023, l'Espagne demeure le dixième récepteur mondial d'IDE, surpassant plusieurs de ses homologues européens.

L'un des domaines clés attirant les capitaux étrangers est l'énergie renouvelable, où les investissements augmentent de plus de 25% par an. Ce changement s'aligne sur l'orientation stratégique de l'Espagne, qui se détourne des secteurs traditionnels comme l'immobilier pour se tourner vers des industries durables, renforçant ainsi sa position de leader européen dans l'énergie verte. Le pays est désormais le quatrième contributeur mondial en production scientifique dans le secteur de la biotechnologie, consolidant son écosystème d'innovation. L'Espagne est devenue une puissance en production d'hydrogène vert, avec Iberdrola, Repsol et Enagás à la tête de pôles d'hydrogène à grande échelle en Andalousie, en Aragon et au Pays basque. Parallèlement, le pays étend rapidement sa capacité solaire et éolienne, ajoutant cette année 5,8 GW de solaire et 4,3 GW d'éolien, ce qui en fait le deuxième marché solaire et le troisième producteur éolien d'Europe. Ces investissements réduisent la dépendance aux combustibles fossiles et positionnent l'Espagne comme futur exportateur d'énergie en Europe, surtout avec la demande croissante d'énergie propre sur le continent. De plus, la gigafactory de 10 milliards d'euros de Volkswagen à Valence et l'usine de batteries de 2,5 milliards d'euros d'Envision en Navarre font de l'Espagne un acteur clé du stockage d'énergie, essentiel pour stabiliser l'offre renouvelable croissante.

Cette solide infrastructure renouvelable a également contribué à la croissance exponentielle de l'industrie des centres de données en Espagne. Entre le printemps et l'automne 2024, le pays a attiré plus de 34,1 milliards d'euros de projets de centres de données, renforçant sa position de destination européenne de premier plan pour l'investissement technologique. Des entreprises telles qu'Amazon Web Services, Microsoft, Meta et Oracle ont alimenté cette croissance, attirées par la disponibilité des terrains, l'abondance d'énergie renouvelable et une connectivité optimale. Microsoft a annoncé que ses investissements en intelligence artificielle et en infrastructure cloud contribueraient pour 10,7 milliards d'euros au PIB national et créeraient près de 77’000 emplois entre 2024 et 2030. Par ailleurs, Oracle investira 920 millions d'euros dans une nouvelle région cloud à Madrid, dont la capacité des centres de données devrait être multipliée par près de cinq d'ici 2030.

Pour consolider son statut de destination d'investissement de premier plan, l'Espagne a adopté des changements réglementaires pour simplifier les processus d'investissement étranger. L'approbation du Décret Royal 571/2023 a mis à jour les mécanismes de filtrage des IDE, réduisant les délais de décision de six à trois mois. Cela offre une meilleure clarté aux investisseurs tout en protégeant des secteurs stratégiques tels que les infrastructures critiques, les médias et la sécurité alimentaire, renforçant ainsi son avantage concurrentiel face à d'autres pays européens aux cadres plus bureaucratiques.

Immigration et dépenses publiques

L'expansion économique de l'Espagne a été soutenue en partie par un afflux constant d'immigrants, qui ont aidé à répondre aux besoins du marché du travail et à maintenir la croissance démographique. Au troisième trimestre 2024, la main-d'œuvre étrangère a augmenté de 9,1% en glissement annuel, contre seulement 0,6% pour les travailleurs natifs. Cette hausse a joué un rôle crucial dans la réduction du chômage, qui atteint son niveau le plus bas depuis la crise financière de 2008. Leur présence a atténué les pénuries de main-d'œuvre, notamment dans les secteurs peinant à attirer des travailleurs locaux. De plus, la croissance de la population immigrée a stimulé la demande des consommateurs, dynamisant le commerce de détail, le logement et les services publics.

Bien que l'immigration ait joué un rôle crucial dans le soutien du marché du travail et de la croissance économique en Espagne, elle a aussi accru la concurrence pour le logement et les services sociaux. Cela a aggravé la crise du logement, notamment dans des villes comme Madrid et Barcelone, où les loyers ont bondi en raison d'une forte demande et d'une pénurie de logements abordables. En réponse, le gouvernement a instauré des plafonds de loyers dans les zones à forte demande et alloué 4 milliards d'euros à des projets de logements publics, visant à stabiliser les prix et améliorer l'accès. Toutefois, certains critiques estiment que ces mesures pourraient être insuffisantes pour corriger les déséquilibres structurels à long terme du marché du logement.

De plus, les dépenses publiques de l'Espagne ont été déterminantes pour maintenir l'élan économique. Le pays doit recevoir 163 milliards d'euros de fonds Next Generation de l'UE, dont 48,3 milliards déjà débloqués pour soutenir les projets d'infrastructures, de transformation numérique et d'énergie verte. Cependant, la prudence est de mise. La professeure Evi Pappa de l'Universidad Carlos III de Madrid souligne que la capacité de l'Espagne à maintenir cet élan dépendra d'investissements visant à accroître la productivité et d'améliorations réglementaires. Augmenter simplement les dépenses sans corriger les inefficacités structurelles pourrait limiter les bénéfices à long terme et alimenter des vulnérabilités fiscales. Si elle est bien gérée, la trajectoire actuelle de croissance de l'Espagne pourrait conduire à une économie plus robuste et innovante, consolidant sa position d'acteur clé du paysage économique européen. Les décideurs doivent veiller à ce que ces fonds soient alloués efficacement, en ciblant des secteurs générant des gains de productivité à long terme plutôt qu'une stimulation économique temporaire.

Conclusion

Le succès économique récent de l'Espagne met en évidence sa résilience et son adaptabilité face aux défis mondiaux. Grâce à un tourisme fort, des investissements étrangers robustes et des dépenses publiques stratégiques, le pays s'est positionné comme leader de la reprise économique en Europe. Cependant, des défis importants subsistent, notamment l'inflation, l'accessibilité au logement et la durabilité de son modèle de croissance actuel. La capacité de l'Espagne à passer d'une reprise à court terme à une stabilité à long terme dépendra de mesures politiques visant à améliorer la productivité, encourager l'innovation et assurer une croissance économique inclusive. Si elle est bien gérée, l'Espagne pourrait consolider sa position en tant que puissance de l'économie européenne pour les années à venir.

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