
Cinq mois après le début de sa deuxième présidence, Donald Trump inaugure déjà une nouvelle ère de gouvernance technologique impériale dans laquelle les autorités réglementaires nationales et étrangères sont subordonnées à une administration américaine de plus en plus dominée par les Big Tech.
La Silicon Valley a cultivé son influence politique par le biais d’un lobbying agressif et de nominations présidentielles stratégiques. Aujourd’hui, malgré le rejet de la tech pour les tarifs douaniers et les priorités politiques de Trump, ses efforts portent leurs fruits. Les dirigeants républicains s’efforcent de paralyser la réglementation technologique, non seulement au Congrès – où les progrès législatifs ont toujours été improbables – mais aussi au niveau des États et dans le monde entier.
Dans le cadre du «grand et beau» projet de loi de finances de Donald Trump, les législateurs envisagent une interdiction décennale qui empêchera les États américains de réglementer l’IA. Cela compromettra gravement les efforts visant à imposer la transparence des systèmes d’IA, à protéger les consommateurs contre la fixation des prix par les algorithmes, et à limiter la surveillance des travailleurs. Bien qu’il soit peu probable qu’elle survive aux règles de procédure du Sénat, le sénateur républicain Ted Cruz s’est engagé à introduire une interdiction similaire dans une future loi.
Pour l’industrie technologique, la préemption fédérale est depuis longtemps une stratégie efficace pour éviter les lois locales gênantes. Elle s’inscrit également dans le cadre des efforts déployés par les républicains pour centraliser l’autorité réglementaire en matière d’IA au sein de la Maison-Blanche. Cela explique peut-être pourquoi le débat sur la proposition d’interdiction s’est largement concentré non pas sur les droits des États, mais sur les inquiétudes géopolitiques.
Par exemple, lors d’une audition du Congrès sur la proposition, les législateurs et les experts ont transformé ce qui aurait dû être une conversation sur le rôle des États de Californie et du Colorado, en de vastes diatribes contre la surréglementation à Bruxelles et l’autoritarisme à Pékin. Si les États-Unis se retrouvent avec un patchwork de lois nationales sur l’IA, argue-t-on, les entreprises américaines auront du mal à innover et à concurrencer la Chine.
Tout au long de cette audition, les intervenants du secteur ont cité à plusieurs reprises des réglementations phares de l’Union européenne comme le RGPD et l’AI Act, arguant que la surenchère réglementaire a entravé la capacité de l’Europe à produire des entreprises technologiques de classe mondiale. Le message était clair : pour vaincre la Chine, les États-Unis ne doivent pas devenir une autre Bruxelles.
Mais Bruxelles est-elle encore Bruxelles? Bien avant toute discussion sur la préemption de l’IA, l’administration Trump avait commencé à faire pression sur l’UE pour qu’elle édulcore les lois sur la technologie comme la loi sur les services numériques et la loi sur les marchés numériques. En février, lors d’un sommet sur l’IA à Paris, le vice-président J.D. Vance a dénoncé, devant un parterre de dirigeants européens et mondiaux, les «règles internationales lourdes» qui s’appliquent aux entreprises américaines. Lors de ce même sommet, le président français Emmanuel Macron a indiqué qu’il souhaitait que les lois européennes sur les technologies soient «simplifiées» et «resynchronisées avec le reste du monde».
Certains signes montrent que cette stratégie porte ses fruits. Le récent plan d’action du continent pour l’IA reflète une approche plus souple de la réglementation, et les autorités chargées de l’application des lois réduisent les amendes infligées aux groupes technologiques américains. Pendant ce temps, ces mêmes entreprises maintiennent la pression auprès de la Commission européenne pour que les règles en matière d’IA restent «aussi simples que possible». La réglementation technologique reste également un point de discorde dans la politique commerciale de Donald Trump. En mai, Trump a menacé d’imposer des droits de douane de 50% sur les importations de l’UE,» alors que les négociations sur les taxes numériques et la réglementation des technologies sont toujours dans l’impasse.
Les hommes politiques américains dépeignent souvent l’«effet Bruxelles» comme une mise en garde, basée sur l’idée discréditée selon laquelle l’UE, obsédée par l’établissement de normes mondiales de facto, a surjoué et finalement saboté son propre secteur technologique. Mais nous assistons aujourd’hui à l’émergence d’un «effet Washington»: une contraction de la gouvernance technologique à tous les niveaux – local, étatique et multinational – visant à renforcer la suprématie des entreprises américaines, avec un pouvoir réglementaire de plus en plus concentré dans la branche exécutive du gouvernement fédéral.
Dans sa quête de domination technologique mondiale, l’ancien président Joe Biden – fervent défenseur de l’ordre mondial libéral dirigé par les États-Unis – a travaillé avec ses alliés pour coordonner les «réseaux de sécurité de l’IA» et reconfigurer les principales lignes de production de matériel technologique. En revanche, comme l’a fait remarquer l’historien Jake Werner, Trump «conçoit l’économie comme un marché où ceux qui ont un pouvoir de négociation extorquent des bénéfices à ceux qui n’en ont pas, plutôt que comme une chaîne d’approvisionnement dans laquelle le pouvoir s’accumule à des nœuds stratégiques associés à des biens ou à des technologies rares.»
Avec sa décision d’abandonner les restrictions à l’exportation de semi-conducteurs imposées par Joe Biden, l’administration Trump a montré qu’elle ne voyait pas la nécessité de faire levier sur l’accès aux processeurs graphiques (GPU) haut de gamme pour amener d’autres pays à la table; elle ne montre pas non plus beaucoup d’intérêt pour la coordination multilatérale. S’exprimant sur l’annonce récente des droits de douane de l’UE, Trump s’est montré, comme à son habitude brutal: «Je ne cherche pas d’accord. Nous avons déjà déterminé les termes de l’accord».
Cette même logique s’applique à la politique intérieure des États-Unis. Les «réunions législatives» de Joe Biden, qui réunissaient les législateurs des États pour aborder des questions d’importance nationale, sont révolues. Au lieu de cela, les républicains veulent faire de la Maison-Blanche le centre d’échange de toutes les politiques en matière d’intelligence artificielle, même si cela implique d’interdire aux représentants des États d’introduire des protections contre les pratiques abusives.
Ces mesures se complètent mutuellement : tandis que les fonctionnaires de l’administration font pression sur les gouvernements étrangers pour qu’ils assouplissent leurs règles à l’égard des entreprises américaines, le Congrès s’efforce de bloquer complètement la surveillance au niveau de l’État. En bref, Washington devient le seul lieu où se prennent les décisions.
L’ironie du sort veut que, même à une époque de recul réglementaire, l’autorité fédérale façonnera la trajectoire future de la technologie américaine. «Gagner la course à l’IA», un objectif vague et largement indéfinissable, dépendra autant du pouvoir de l’État fédéral américain et de la coercition politique que de l’investissement privé. Aussi minces que soient les perspectives de collaboration multilatérale, l’effet Washington les réduit rapidement.
La réaction de la Chine sera déterminante. Sauf pour ceux qui profitent directement de la course aux armements technologiques, les perspectives sont sombres: alors que la rhétorique nationaliste s’intensifie, les intérêts des entreprises technologiques dominantes l’emportent de plus en plus sur la vision d’un système d’innovation au service du bien public.
Les États-Unis aiment à se présenter comme le premier champion de la démocratie et de l’innovation. Mais leur stratégie pour parvenir à la primauté en matière d’IA dépend de la surenchère impériale et de l’expansion incontrôlée du pouvoir exécutif. L’administration Trump ne favorise pas les États républicains par rapport aux États démocrates; elle ne coopère pas avec les alliés européens pour battre la Chine. Au contraire, elle cherche à priver de pouvoir les autorités locales comme les partenaires étrangers, en donnant la priorité à la prédation plutôt qu’à une gouvernance efficace.
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