La guerre douanière toxique menée par le président américain Donald Trump menace non seulement le système commercial mondial, mais elle ébranle également la confiance dans les obligations d'État américaines et dans le dollar. Cela devrait alarmer tout le monde, car le système financier mondial repose sur le principe que les obligations du Trésor américain sont les actifs les plus sûrs. Cependant, la recherche désespérée d'autres actifs sûrs par les investisseurs offre également à l'Union européenne une opportunité sans précédent. En plus de satisfaire la demande croissante des investisseurs, une émission massive d'obligations européennes communes renforcerait l'économie, la sécurité et l'autonomie politique de l'Europe.
Le dollar – en particulier les obligations à long terme émises par le gouvernement américain – est depuis longtemps la valeur refuge par excellence. Même lorsque les turbulences mondiales ont pris naissance aux États-Unis, comme ce fut le cas lors de la crise financière de 2008, les investisseurs ont cherché refuge dans les bons du Trésor américain. Tout a cependant changé au début du mois.
Dans la tourmente déclenchée par les tarifs douaniers américains, les investisseurs ont non seulement abandonné les actions américaines, mais aussi les bons du Trésor américain et le dollar, pour acheter de l'or, du franc suisse et de l'euro. Au-delà du déclenchement d'une crise économique, les politiques destructrices de Trump provoquent une crise de confiance dans les États-Unis eux-mêmes. Si la pause tarifaire partielle décidée par Trump le 9 avril a mis fin à la déroute immédiate des marchés obligataires, la situation reste toutefois volatile. Une fois la confiance érodée, il n'est pas facile de la regagner – en particulier lorsqu'il existe une incertitude massive quant à la prochaine gaffe scandaleuse que Trump va commettre.
Le marché du Trésor américain est gigantesque (28’600 milliards de dollars), ce qui signifie que le moindre désir de diversification peut créer une énorme demande d'actifs sûrs libellés en euros. La deuxième semaine d'avril a été marquée par la plus forte liquidation des bons du Trésor américain par rapport aux obligations d'État allemandes depuis au moins les années 1980. Même les obligations d'État italiennes, normalement considérées comme un placement risqué, ont récemment connu une hausse. L'appétit des investisseurs pour une émission accrue d'obligations de l'Union Européenne, qui obtiennent généralement une note AAA, serait presque certainement élevé.
L'UE a déjà émis environ 1300 milliards d'euros (1500 milliards de dollars) de dette commune. Quelque 620 milliards d'euros d'obligations européennes sont actuellement en circulation pour financer les programmes de relance Covid-19 ; la Banque européenne d'investissement avait 420 milliards d'euros d'obligations en circulation l'année dernière ; et le Mécanisme européen de stabilité, l'organe de prêt de l'UE en cas de crise, avait un encours supplémentaire de 280 milliards d'euros (en combinaison avec son prédécesseur).
L'encours de la dette de l'UE reste toutefois minuscule par rapport au marché du Trésor américain, et le flux des nouvelles émissions d'obligations est relativement faible et irrégulier. L'emprunt collectif de l'UE lié à la pandémie était censé être un programme unique, et la nouvelle facilité de 150 milliards d'euros de la Commission européenne pour prêter aux gouvernements de l'UE pour l'achat de matériel de défense commun est également limitée dans le temps.
Il est donc impératif de profiter de cette occasion pour émettre beaucoup plus d'obligations communes et pour renouveler les dettes existantes de l'UE à mesure qu'elles arrivent à échéance. Cela permettrait de renforcer le rôle international de l'euro, de stimuler l'économie de l'UE et d'aider à financer une augmentation indispensable des dépenses de défense de l'Europe.
Les dirigeants européens s'indignent depuis longtemps du « privilège exorbitant » que le dollar confère à l'Amérique dans le système financier mondial. Le fait que les bons du Trésor américain aient été le principal actif sûr, pour les réserves du secteur public aussi bien que les portefeuilles du secteur privé, a fait baisser les coûts d'emprunt du gouvernement américain, et donc les taux d'intérêt payés par les emprunteurs américains plus risqués. Il a également donné aux décideurs politiques américains une liberté d'action exceptionnelle, notamment en période de crise, lorsque tous les autres pays voulaient des dollars. Bien que l'euro soit loin de supplanter le billet vert, il a le potentiel pour devenir une monnaie de réserve plus importante et un actif refuge.
Sur le plan géopolitique, les dirigeants de l'UE ont déjà approuvé l'idée que l'euro devrait jouer un rôle international plus important. Cet objectif est devenu urgent maintenant que Trump détruit l'ordre mondial et menace d'utiliser la dépendance de l'Europe à l'égard du dollar contre elle.
D'un point de vue économique, l'émission d'obligations de l'UE aiderait l'économie européenne à faire face aux droits de douane américains et à l'incertitude sur les investissements induite par Trump. Étant donné que les exportations européennes vers les États-Unis sont appelées à diminuer, des mesures de relance budgétaire pourraient être nécessaires pour favoriser d'autres sources de demande.
En matière de sécurité, un emprunt commun de l'UE permettrait à l'Europe de lever des centaines de milliards d'euros supplémentaires pour sa propre défense et celle de l'Ukraine et ce, sans peser sur des finances publiques nationales exsangues, ni exiger des hausses d'impôts ou des réductions de dépenses impopulaires. Si l'Allemagne dispose d'une grande capacité d'emprunt pour augmenter ses dépenses de défense, ce n'est pas le cas de la France, la plus grande puissance militaire de l'UE.
D'un point de vue financier, une émission d'obligations européennes plus importante serait utile pour les banques de la zone euro dont les obligations d'État nationales lient leur sort à celui du gouvernement qui les soutient. Cette dynamique est à l'origine de la « boucle fatale » qui a été à l'origine d'une grande partie de la crise de la zone euro entre 2010 et 2012.
La principale objection à l'émission d'une dette européenne commune est, bien entendu, d'ordre politique. Les gouvernements de l'Europe du Nord, très économes, ne veulent traditionnellement pas financer ce qu'ils considèrent comme la prodigalité de l'Europe du Sud. L'Allemagne et d'autres gouvernements fiscalement conservateurs sont toutefois aujourd'hui beaucoup plus ouverts aux emprunts communs de l'UE, en raison de leur besoin pressant de se réarmer (Berlin est beaucoup plus proche de la frontière russe que Rome, Madrid ou Lisbonne).
Plus important encore, une initiative audacieuse d'émission d'obligations communes donnerait à l'Europe une plus grande influence. Au lieu de se contenter de réagir à chaque trahison et volte-face de Trump, les Européens prendraient en main leur propre destin. S’ils ne le font pas maintenant, quand?
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