Et si Keynes avait raison… pour une fois?

Alan Mudie, Woodman Asset Management

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Les tensions inhérentes au conflit entre les politiques de Trump et le cadre macroéconomique actuel ne seront pas résolues de sitôt. La volatilité pourrait rester élevée pendant un certain temps.

Les priorités et les objectifs politiques du président Trump se résument à une réorganisation radicale de l'économie mondiale, du système financier et des institutions qui, selon lui, profitera à sa base électorale de Main Street. Cependant, la mise en œuvre intégrale de son programme pourrait signifier un affaiblissement de la position du dollar en tant que principale monnaie de réserve mondiale, et donc de la capacité des États-Unis à financer leur déficit budgétaire. Pourtant, il n'existe pas d'alternative évidente au dollar aujourd'hui. Une possibilité aurait pu être une monnaie mondiale sur le modèle du Bancor de Keynes. Toutefois, sa proposition a été rejetée par Bretton Woods, la jugeant trop utopique, et le manque de confiance entre les pays est sans doute plus important aujourd'hui qu'en 1944. En conclusion, les tensions inhérentes au conflit entre les politiques de Trump et le cadre macroéconomique actuel ne seront probablement pas résolues de sitôt, ce qui laisse penser que la volatilité pourrait rester élevée pendant un certain temps.

Le style et le contenu des communications du président Trump aux partenaires commerciaux internationaux et aux investisseurs ont provoqué une incertitude accrue quant aux intentions de son administration. A son tour, cela a augmenté la prime de risque exigée par les investisseurs pour la détention d'actifs à risque et poussé la volatilité implicite – également connue sous le nom d'«indice de la peur» – des actions et des obligations à des sommets pluri-annuels. Il en résulte des mouvements importants et erratiques : la semaine dernière, les actions américaines ont connu leur plus forte baisse depuis la pandémie, suivie de la plus forte hausse en une journée depuis octobre 2008, tandis que les rendements des obligations du Trésor à 10 ans ont enregistré leur plus forte hausse en trois jours depuis 2001. Quelle est la feuille de route de Trump et quels sont ses objectifs? Et que signifie tout cela pour l'économie mondiale et les marchés financiers?

L'ouragan Donald

Le programme électoral de Donald Trump ne faisait pas mystère de son intention de modifier radicalement les priorités politiques qui ont prévalu ces dernières années. Il a estimé (à juste titre) que les déficits budgétaires et commerciaux des États-Unis étaient insoutenables. Il a fait savoir à ses alliés qu'il n'était plus disposé à accorder des garanties de sécurité sans contrepartie. Il a puisé dans le mécontentement général suscité par les flux migratoires, en particulier en provenance d'Amérique latine. Enfin, il a clairement indiqué qu'il se rangeait du côté des classes populaires et moyennes plutôt que des élites, préférant «Main Street» à «Wall Street».

Croyant (probablement à juste titre) qu'un tel radicalisme déclencherait une riposte de la part des intérêts en place (ce qu'il appelle l'«Etat profond»), il a lancé un tourbillon d'initiatives immédiatement après son investiture. Après seulement 81 jours à la Maison Blanche, Trump a signé 123 décrets, le plus grand nombre depuis Harry Truman en 1945. Elon Musk et Vivek Ramaswamy ont été chargés de mettre en place le département de l'efficacité gouvernementale pour éradiquer le gaspillage dans les dépenses fédérales. Des sans-papiers ont été arrêtés et expulsés. Le vice-président Vance a jeté un froid en Europe lors de la conférence de Munich sur la sécurité en suggérant que les garanties de sécurité étaient remises en question. Et surtout, le président Trump a convoqué les médias du monde entier pour annoncer, le 2 avril, à l'occasion du « Jour de la libération », des sanctions commerciales d'une ampleur inouïe.

Réaction du marché aux droits de douane de Trump

La réaction du marché des actions à cette annonce a été conforme aux prévisions, compte tenu de l'augmentation considérable des droits de douane sur les importations. L'effondrement probable de l'activité et le risque de flambée des prix ont fait chuter les cours des actions de -12,5%, avant que la pause de 90 jours n'entraîne une envolée de 9,5%. La résilience de l'or était également prévisible, compte tenu de son rôle traditionnel de valeur refuge. Les surprises sont venues des obligations du Trésor et des devises. Compte tenu du ralentissement attendu de l'activité, les investisseurs s'attendaient à ce que les rendements des obligations du Trésor baissent en prévision de réductions de taux de la Réserve fédérale, ce qui s'est produit dans un premier temps. Toutefois, par la suite, les rendements obligataires se sont envolés pour atteindre des sommets pluri-décennaux. De nombreux stratèges se sont également trompés sur le dollar : ils s'attendaient à ce que les droits de douane soient à l’avantage du billet vert, car l'augmentation des factures d'importation entraînerait une hausse de la demande de dollars. De plus, le dollar sert traditionnellement de valeur refuge. Cependant, les investisseurs se sont davantage concentrés sur les risques pesant sur l'activité économique et l'indice du dollar a chuté de 4,1% depuis Libération Day.

Le «Trump put» s’applique désormais aux Treasuries

Qu'est-ce qui a déclenché la volte-face de Trump sur les droits de douane excessifs ? En effet, au cours de son premier mandat, le président Trump a régulièrement fait référence à la hausse des indices actions comme une validation par le marché de la qualité de son administration et a souvent semblé ajuster sa politique pour endiguer toute faiblesse du marché. Toutefois, cette fois-ci, son attention se porte davantage sur le marché obligataire, sans doute sous l'influence du secrétaire au Trésor, Scott Bessent. Ce dernier n'a pas caché son intention de faire baisser les rendements à dix ans.

Cela n'a rien de surprenant. Le Trésor doit renouveler cette année environ 8000 milliards de dollars d'obligations arrivant à échéance, en plus de l'émission de quelque 2000 milliards de dollars de nouvelles obligations. En outre, le coût du service de la dette fédérale a augmenté inexorablement ces dernières années. L'année dernière, selon le Congressional Budget Office, les 881 milliards de dollars consacrés au service de la dette ont dépassé les 855 milliards de dollars consacrés à la défense pour la première fois en près d'un siècle, et en 2025, Bessent devra payer encore plus aux détenteurs de Treasuries.

C'est un point crucial. Dans un rapport publié en février 2025 pour la Hoover Institution, l'historien Niall Feguson a proposé la «loi de Ferguson», selon laquelle toute grande puissance qui dépense plus pour le service de la dette que pour la défense risque de cesser d'être une grande puissance. En outre, on estime qu'une augmentation de 100 points de base des rendements du Trésor entraînerait une hausse de 100 milliards de dollars des coûts du service de la dette, ce qui limiterait encore davantage la capacité des États-Unis à projeter leur puissance militaire à l'échelle mondiale.

Dans ce contexte, la hausse des rendements à 30 ans, qui ont dépassé les 5% mercredi dernier, soit 50 points de base de plus que juste avant l'annonce de Liberation Day et près du niveau le plus élevé depuis 2007, a très probablement été l'élément déclencheur du pivot de Trump sur les droits de douane. Vendredi après-midi, les rendements à 30 ans se situaient toujours autour de 4,93%, un niveau toujours inconfortable.

Qu'est-ce qui a mis le marché des obligations du Trésor, le plus liquide au monde, sous une telle pression? Selon nous, plusieurs facteurs y ont contribué. 

  • Tout d'abord, l'offre est abondante et certains acheteurs traditionnels peuvent être réticents à augmenter leurs positions. Nombre d'entre eux ont peut-être conclu que les États-Unis sont un allié moins fiable qu'on ne le pensait et qu'ils devraient se diversifier dans d'autres monnaies et d'autres actifs.
  • Deuxièmement, le «basis trade» cher aux hedge funds pourrait avoir connu des difficultés. Cette opération consiste à arbitrer la différence de rendement entre les obligations du Trésor et les contrats à terme sur le Trésor. L'écart est généralement faible, mais il peut être amplifié par l'effet de levier, ce qui signifie que lorsque l'écart s'inverse, les pertes peuvent rapidement générer des appels de marge. Il est intéressant de noter que la Brookings Institution, parfois considérée comme le «think tank» de la Fed, a publié fin mars un document suggérant que la Fed devrait fournir un soutien aux hedge funds qui rencontrent des problèmes avec leurs basis trades.
  • Troisièmement, les écarts de swap, qui mesurent l'écart entre les rendements des bons du Trésor et les taux des swaps de taux d'intérêt, ont fortement fluctué. Mercredi dernier, les rendements des bons du Trésor à 10 ans ont atteint le niveau record de 60 points de base de plus que le taux des swaps, ce qui suggère une réticence accrue à acheter des bons du Trésor.

Et si Keynes avait raison… pour une fois?

Au cours des 80 dernières années, depuis le sommet de Bretton Woods en 1944, le dollar a été reconnu comme la principale monnaie de réserve mondiale. Cette situation présente un certain nombre d'avantages évidents: puissance économique, influence politique, stabilité financière, baisse des coûts d'emprunt, possibilité d'imposer des sanctions financières à des rivaux et élimination des risques de change. Mais il y a aussi des inconvénients. Pour qu'une monnaie continue à fonctionner comme monnaie de réserve mondiale, le pays en question doit afficher une balance commerciale et un compte courant déficitaires. En important plus qu'ils n'exportent, les États-Unis fournissent à leurs partenaires commerciaux d'importantes quantités de leur monnaie, qui peuvent ensuite être utilisées pour acheter des biens libellés en dollars, par exemple du pétrole. Mais la croissance des importations a entraîné une baisse correspondante de la production américaine – la base industrielle s'est rétrécie, ce qui a entraîné une diminution constante du nombre d'emplois dans le secteur manufacturier.

D'autre part, les pays en excédent structurel – l'image inversée des déficits structurels des Etats-Unis – ont accumulé des réserves en dollars qu'ils ont utilisées pour acheter principalement des titres du Trésor, contribuant ainsi à financer les déficits budgétaires américains.

Le président Trump s'insurge depuis longtemps contre les pratiques commerciales «déloyales» et a promis de les éliminer afin de ramener les emplois manufacturiers aux Etats-Unis. C'est peut-être la raison pour laquelle ses «droits de douane réciproques» ont été déterminés par l'ampleur des déficits commerciaux bilatéraux plutôt que par le niveau des droits de douane imposés aux exportations américaines. Mais un tel objectif pourrait s'avérer incompatible avec le maintien du «privilège exorbitant» d'émettre la monnaie de réserve mondiale.

Cependant, il n'y a pas de candidats évidents pour remplacer le dollar. L'euro souffrirait de sa gouvernance compliquée pour satisfaire les priorités parfois contradictoires de ses 20 Etats membres. Quant au renminbi chinois, il est encore loin d'être pleinement convertible.

Une alternative potentielle a été présentée à la conférence de Bretton Woods. Les déséquilibres inhérents à l'émission de la monnaie de réserve mondiale par un seul pays étaient à l'origine de la proposition de John Maynard Keynes en faveur d'une monnaie véritablement mondiale. Il a appelé cette monnaie le Bancor et a envisagé qu'elle ne soit utilisée que pour le règlement des comptes internationaux entre les pays. Les pays membres paieraient une cotisation proportionnelle au total de leurs échanges transfrontaliers. Sa proposition visait à atténuer les déséquilibres commerciaux persistants et les flux spéculatifs d'argent liquide. Cependant, son idée a été considérée comme utopique et rejetée par la conférence – elle reposait sur une coopération rationnelle entre les pays et un degré élevé de confiance, qualités qui se sont avérées insuffisantes à l’époque.

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