Des marchés boursiers sans coeur? – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

5 minutes de lecture

Ce qui semble a priori paradoxal s’explique lorsqu’on change de perspective.

Les troubles civils aux États-Unis, les tensions géopolitiques et la crise économique internationale tiennent le monde en haleine, tandis que les marchés financiers poursuivent leur hausse imperturbablement à première vue. Ce qui semble a priori paradoxal s’explique lorsqu’on change de perspective. À cet égard, nous évoquons un expert qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, a permis aux forces alliées d’éviter une erreur fatale en les mettant en garde contre un écueil statistique très répandu. Dans le contexte de crise actuelle, nous signalons un Supertrend que les investisseurs devraient impérativement prendre en compte. Il existe néanmoins de bonnes raisons de rester actif sur les marchés boursiers.

1. Ceux qui sont dans l’ombre, on ne les voit pas

Connaissez-vous le biais du survivant («survivorship bias» en anglais)? Il s’agit d’une perception cognitive déformée qui amène à surestimer systématiquement les chances de succès, car les personnes ou les initiatives qui réussissent sont tout simplement plus visibles que celles qui échouent. Cette erreur dans les analogies statistiques est très répandue. Bertolt Brecht a décrit ce phénomène dans le célèbre couplet ci-dessous de «L’Opéra de quat’sous»:

«Les uns sont dans l’ombre,
Les autres dans la lumière,
On voit ceux qui sont dans la lumière,
Ceux qui sont dans l’ombre, on ne les voit pas.»

Écueil statistique

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les forces alliées ont cherché à mieux protéger leurs avions des tirs ennemis au sol au moyen de blindages. Comme un carénage complet aurait été trop lourd, rendant les aéronefs inaptes au vol, les ingénieurs de l’armée ont examiné les impacts de balles sur les appareils revenant de mission (voir illustration 1) et ont suggéré de blinder davantage les zones les plus touchées.

Mais Abraham Wald, un statisticien hongrois, a mis en garde les Alliés contre cette erreur fatale d’évaluation, sauvant ainsi des vies. Il a en effet constaté que les ingénieurs avaient fondé leur jugement seulement sur un groupe de comparaison incomplet. Ceux-ci ne tenaient compte que des avions «survivants», oubliant ceux qui avaient été abattus: un cas typique de «biais du survivant». Wald est parti du principe qu’il n’était pas nécessaire de consolider les endroits comportant de très nombreux impacts de balles puisque les avions étaient revenus. En revanche, il a insisté sur le fait qu’il fallait mieux protéger les parties intactes de ces appareils, c’est-à-dire les moteurs et les réacteurs, se fondant sur la réflexion suivante: les avions touchés à ces endroits n’étaient pas rentrés de mission. Son intervention salvatrice est souvent citée à titre d’exemple pour illustrer cet écueil statistique à éviter afin de prévenir des erreurs lourdes de conséquences.

Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs?

Cette histoire tirée de la Seconde Guerre mondiale nous montre une fois de plus que nous devons régulièrement considérer l’ensemble des faits et ne pas suivre seulement les recettes de succès apparemment simples des survivants ou des bénéficiaires de la crise.

En effet, certaines entreprises ne survivront pas à la récession actuelle. C’est ainsi qu’avant la pandémie de coronavirus, j’avais projeté de faire en famille une randonnée à vélo de deux semaines cet été. Or, sur les dix hôtels que j’ai réservés, trois m’ont déjà informé qu’ils allaient définitivement mettre la clé sous la porte en raison de la crise. Il est néanmoins probable qu’ils trouveront des repreneurs.

Mais il est impératif que les investisseurs évaluent correctement l’ensemble de la situation économique. C’est la seule façon de comprendre également la hausse des marchés financiers. Ces derniers (voir graphique 2) ne sont pas «sans coeur» comme le leur reprochent parfois, au sens figuré, les critiques du capitalisme. C’est tout le contraire: ils prennent le pouls de l’économie comme aucun autre sismographe ne le ferait. Néanmoins, peu d’investisseurs se rendent compte du fait que les indices de ces marchés sont en fait des exemples types du biais du survivant susmentionné. Ces indices sont en effet régulièrement remaniés de sorte qu’ils se composent essentiellement de «gagnants» à long terme, délaissant ceux qui se trouvent dans l’ombre. Est-ce que cela revient à agir sans coeur? Ou cette procédure n’amène-t-elle pas précisément à prendre le pouls de la reprise, laquelle redonne vie également aux «perdants» après chaque revers? Probablement «un peu des deux», dirait aussi Bertolt Brecht.

Deux exemples d’actualité sont instructifs dans ce contexte:

  • Lufthansa, la société-mère de Swiss, a disparu sans tambour ni trompette de la scène du DAX la semaine dernière. Alors qu’elle entrait dans la composition de cet indice boursier le plus important d’Allemagne depuis la fondation de celui-ci en 1988, elle en a été froidement évincée après la brève mais forte crise liée au coronavirus. Deutsche Wohnen, une entreprise immobilière, a pris sa place. Ce remaniement a donné un nouvel élan à cette dernière ainsi qu’au DAX. Ainsi vont les choses.
  • Le MSCI World qui, avec une progression de 39% depuis le 23 mars, se situe dans la moyenne supérieure des indices boursiers mondiaux en termes de performance, a subi en mai des remaniements sans précédent. Selon le communiqué de presse émis par MSCI, 93 entreprises en ont été retirées, soit plus de 5% des 1637 entreprises qui le composent à présent, et 62 y ont été introduites: il s’agit de survivantes du marasme telles que Zoom Video. Les remaniements indiciels contribuent à rétablir l’équilibre des secteurs durement touchés par la crise.

Il en ressort trois conséquences pour les investisseurs:

  1. La récession actuelle n’a pas encore atteint son terme. Ceux qui investissent majoritairement dans des titres individuels devraient examiner régulièrement leur portefeuille pour déterminer quelles entreprises risquent de se retrouver à la traîne et d’interrompre leur activité. Il est d’ordinaire conseillé de se défaire de leurs actions le plus tôt possible.
  2. Ceux qui préfèrent les fonds indiciels, les Exchange Traded Funds (ETF) ou les fonds de placement en général peuvent recourir au «biais du survivant», car il leur permet de détenir plus de «gagnants» que de «perdants» à long terme.
  3. Les placements thématiques constituent souvent un complément judicieux pour diversifier un portefeuille et profiter davantage de grandes tendances que ne le permettraient des indices traditionnels nationaux ou sectoriels.
2. La colère d’un grand nombre – investir dans le Supertrend «Sociétés anxieuses»

Qui l’eut cru? Soudain, on n’établit plus de comparaisons avec 1918 (grippe espagnole) ou 1929 (Grande Dépression), mais avec 1968. Aux États-Unis et dans le monde entier, le meurtre de George Floyd le 25 mai 2020 a déclenché une vague de manifestations majoritairement pacifiques ayant pour slogan «Black Lives Matter» (les vies noires comptent). Le débat s’est rapidement élargi et va bien au-delà de la mort de cet Afro-Américain. Les manifestants sont unis par une profonde inquiétude face à la polarisation croissante de nombreuses sociétés. Qu’il s’agisse des fossés séparant riches et pauvres, jeunes et vieux ou différentes visions du monde, voilà bien longtemps que les clivages entre de nombreux groupes n’avaient pas été aussi marqués. Et la crise du coronavirus y a aussi contribué. Citons trois exemples.

Clivage entre jeunes et vieux

Alors que la génération des aînés a tendance à «posséder», les jeunes ne disposent que de peu de choses et leurs efforts pour épargner donnent l’impression qu’ils se battent contre des moulins à vent. Comment peuvent-ils économiser étant donné que les rendements de plus de 90% des emprunts d’État dans les pays développés sont tombés en dessous de 1% au cours des douze dernières années tandis qu’en Suisse, les intérêts réels sur l’épargne sont même négatifs? En outre, les jeunes de notre pays doivent également verser chaque année une subvention cachée aux retraités en raison des taux de conversion obsolètes appliqués par les institutions de prévoyance. La situation pourrait devenir explosive à terme. Ce sont notamment des gestionnaires de fortune spécialisés dans le domaine de la prévoyance qui tireront profit de cette évolution.

Lorsque la couleur de la peau divise

Selon une étude menée par le Bureau of the Census dans le Maryland et exposée par le magazine économique «The Economist» cette semaine, les citoyens de couleur aux États-Unis ne gagnent en moyenne que trois cinquièmes de ce que perçoivent les blancs1. L’écart de revenu y est par exemple beaucoup plus important qu’au Royaume-Uni, où il s’établit à 10% seulement. Les différences sont encore plus criantes au niveau du patrimoine: les Américains blancs disposent d’une fortune moyenne de 171'000 dollars, contre 17'600 dollars seulement pour les citoyens noirs. Ces chiffres reflètent sous une forme contractée des décennies de différences socio-économiques en matière d’éducation, de salaire et de perspectives de carrière et contribuent sans aucun doute aux troubles actuels.

Clivage droite / gauche

Le fait que les différentes visions du monde polarisent n’a rien de nouveau, mais l’intensité augmente. Alors que l’issue des élections présidentielles américaines de cette année est encore totalement inconnue, des cotes de pari mises à jour quotidiennement sur Predictit.org, un projet de recherche de l’Université Victoria de Wellington (Nouvelle-Zélande), montrent à quel point les États-Unis sont actuellement divisés à ce sujet.

Ces trois exemples mettent en évidence le mécontentement croissant dans les sociétés, notamment en ce qui concerne les inégalités au sein d’un même pays. Ce phénomène s’accompagne généralement d’un besoin accru de sécurité. Notre Supertrend mondial «Sociétés anxieuses»2 reflète cette évolution sous la forme d’un indice spécifique: les investisseurs peuvent opter pour les placements thématiques correspondants.

3. Décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

Nous estimons que la hausse enregistrée par les marchés financiers depuis le 23 mars présente encore du potentiel, car elle correspond à une énorme reflation de l’économie mondiale. Après la Réserve fédérale américaine (Fed), la Banque centrale européenne (BCE) a elle aussi recouru à toutes les ressources possibles de la politique monétaire pour relancer l’activité économique. Le contrôle exercé de fait par cette politique sur les marchés mondiaux des capitaux forcera les investisseurs à opérer davantage de remaniements dans leurs portefeuilles. Il est évident que les actions deviendront une catégorie de placement importante et incontournable pour les caisses de prévoyance à l’avenir. Après la crise financière mondiale de 2008/2009, les investisseurs institutionnels ont investi plus de deux fois plus dans les obligations que dans les actions (voir graphique 5). La récente fuite de capitaux dans les fonds du marché monétaire accentue encore la pénurie de placements. Pendant la crise, l’immobilier a lui aussi perdu de son attrait comme alternative aux emprunts.

En résumé, le besoin de rattrapage des «ours» sous-investis devrait soutenir les marchés un certain temps. Dans ce contexte, nous maintenons notre surpondération des actions, qui a profité de manière optimale de la progression des marchés financiers mondiaux amorcée fin mars. Étant donné la vigueur de ce rallye, nous nous réservons la possibilité de réévaluer sa dynamique de manière ad hoc si nécessaire.

Il n’y a que notre estimation du dollar américain à moyen terme que nous adaptons à la nouvelle normalité. Il est bien possible que le billet vert se déprécie face à l’euro et aux devises de pays émergents à moyen terme. Une telle évolution serait en principe positive pour la santé financière et économique de ces derniers, tandis que la monnaie européenne pourrait se redresser progressivement après une sous-évaluation de plusieurs années et après un rapprochement politique au sein de la zone euro du fait de la crise.

 

A lire aussi...