«Nos clients continuent d’acheter des actions américaines»

Yves Hulmann

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A long terme, la progression des bénéfices des entreprises américaines continuera de dépasser celle des sociétés européennes, anticipe Fiona Harris de J.P. Morgan Asset Management.

 

Beaucoup d’investisseurs parient désormais sur les actions européennes et se détournent des valeurs américaines. Avec raison? Faut-il vraiment jouer une catégorie de titres contre l’autre – ou vaut-il mieux continuer d’investir sur le marché des actions dans son ensemble? Le point sur ces différentes questions ainsi que sur les investissements des entreprises aux Etats-Unis avec Fiona Harris, Head of US Equity Investment Specialist chez JP Morgan Asset Management, qui s’exprimait à l’occasion du Media Summit qui s’est tenu en mai à Londres.

Si l’on devait comparer l’évolution récente des marchés durant les six à huit dernières semaines – soit depuis ce que l’on appelle le «Jour de libération» jusqu'à fin mai – avec la forte reprise des marchés qui avait eu lieu après l'épidémie de Covid au printemps 2020, comment analysez-vous les deux derniers mois sur les marchés des actions? Sommes-nous au début d'une longue phase de reprise - ou devons-nous au contraire nous préparer à des marchés très agités durant les prochaines semaines et mois?

Si nous revenons au début du mois de janvier 2025, il faut se souvenir que nous sortions alors de deux années durant lesquelles l'indice S&P 500 avait progressé de plus de 20% en dollars chaque année. La croissance de l’économie américaine avait aussi été supérieure aux attentes. Le PIB aux Etats-Unis était censé croître de 2% en 2025 et les bénéfices devaient apporter un soutien. Nous nous attendions non seulement à ce que les bénéfices soient à nouveau bons en 2025, mais qu'ils s'élargissent en outre à un plus grand nombre d’entreprises, au fur et à mesure que d'autres acteurs du marché tireraient parti de cet environnement. Juste après l'élection du président en novembre, la plupart des stratèges s'attendaient aussi à ce que l'administration Trump soit positive pour le marché boursier.

Les choses ont évolué différemment depuis le début de l’année…

Cette année, nous avons assisté tour à tour au «DeepSeek Monday» à la fin du mois de janvier, puis au «Tariff Tuesday» au début du mois d'avril. Nous avons eu de telles annonces qui se sont suivies presque tous les jours parfois. Il y avait beaucoup d'incertitudes quant à l'ampleur et à l’étendue des droits de douane à l’avenir. Je ne suis pas économiste, mais je me souviens que, lorsque j'étais à l'université, on avait appris que personne ne gagnait dans une guerre tarifaire et que le consommateur finissait par payer des prix plus élevés.

«L’augmentation des droits de douane pourrait être absorbée par la majorité des entreprises, car leurs marges sont encore confortables en moyenne.»

En avril, les marchés ne savaient donc pas de quoi demain serait fait parce qu'ils étaient partis de cette vision très différente au début de l'année - et de l'idée qu'il s'agirait d'une administration qui serait positive pour le marché et qui soutiendrait les entreprises. Ainsi, le marché a eu beaucoup de mal à digérer ce flux de nouvelles, car il n'aime pas les nouvelles informations. Qu’elles aient un impact positif ou négatif à long terme, le marché n'aime tout simplement pas les nouvelles informations! Cela a provoqué un sentiment de panique et l'impression que le risque d’une récession était très probable. Si les droits de douane sont de 30 ou 40%, comment les entreprises peuvent-elles s'en sortir?

Il ne faut donc pas donc s'attendre à une poursuite de la reprise des marchés des actions, comme cela avait été le cas en 2020?

Une différence importante qui existe par rapport à l'ère de la pandémie est que les droits de douane sont auto-infligés. Durant la période du Covid, lorsque le gouvernement disait qu'il ferait tout ce qu'il fallait pour que les États-Unis s'en sortent et que tout le monde recevait des chèques, les mesures prises étaient destinées à vous soutenir et à vous aider. Au contraire, aujourd'hui, les droits de douane ne vous soutiennent pas et ne vous aident pas! Ils font tout le contraire. On a donc le sentiment que l'effondrement de la consommation américaine pourrait potentiellement se produire et que l'économie pourrait entrer en récession. Le niveau des droits de douane sera probablement plus élevé à la fin de l'année que lorsque nous avons commencé. Pour autant, l'augmentation des droits de douane pourrait être absorbée par la majorité des entreprises, car leurs marges sont encore confortables en moyenne.

Pensez-vous que les bilans des entreprises sont actuellement suffisamment solides pour absorber l'impact des droits de douane sur les économies américaine et européenne?

Nous avons des marges de 13% aux États-Unis et les bilans des entreprises sont solides. Les entreprises qui ont survécu à la pandémie de Covid savent comment faire face à ce genre de situations. Elles savent comment agir rapidement. Et c'est très important.

En ce qui concerne la phase de reprise survenue sur les marchés entre la mi-avril et la mi-mai, il est intéressant de constater que les surprises n’ont pas manqué. Cependant, le choc a d'abord été fort - et maintenant les marchés semblent s'habituer à l’idée qu’ils doivent s'attendre à l'inattendu.

«Au cours des trois derniers mois, plus de 30 entreprises ont annoncé vouloir réinvestir aux États-Unis, pour un montant total de près de 2 000 milliards de dollars.»

Ainsi, lorsque quelque chose de plus positif se produit - comme la réduction possible des droits de douane évoquée avec la Chine à la mi-mai - cela a été perçu positivement par le marché. Et lorsque quelque chose de négatif se produit au sujet des droits de douane, le marché réagit un peu à la manière de «oh, Donald Trump a encore dit quelque chose mais nous devons passer à autre chose».

Qu’est-ce qui pourrait encore constituer véritablement une mauvaise surprise maintenant, compte tenu de ce que nous avons déjà vécu?

Quel est le nouveau tour qui pourrait encore sortir du chapeau cette fois? J'aimerais dire que c'est parfois comme si un magicien sortait un lapin de son chapeau. Les droits de douane ont constitué ce tour dans une certaine mesure. Bien sûr, il faut continuer à s'attendre à l'inattendu, comme déjà mentionné. Néanmoins, je pense que la probabilité que, par exemple le président de la Fed Jerome Powell puisse être contraint à la démission, n’est maintenant plus à l’ordre du jour. Il y a quelques semaines, il s'agissait d'un discours susceptible de bouleverser les marchés. Aujourd'hui, ce scénario semble avoir disparu. En fait, les baisses de taux semblent avoir été repoussées à octobre à ce stade. Bien sûr, cela diffère des prévisions de la fin de l'année dernière, qui prévoyaient jusqu’à cinq baisses de taux à partir de mars.

Le marché s'est redressé parce que les négociations avec la Chine ont été une surprise. Personne ne s'attendait vraiment à un tel degré de négociation. La seule idée qu'ils négocient effectivement a, en soi, donc déjà constitué la bonne surprise.

Qu'en est-il des efforts déployés par l'administration américaine pour ramener davantage d'emplois aux États-Unis et pour encourager les entreprises étrangères à investir davantage dans la production manufacturière aux États-Unis?

Au cours des trois derniers mois, plus de 30 entreprises ont annoncé vouloir réinvestir aux États-Unis, pour un montant total de près de 2 000 milliards de dollars. Ces 30 grandes entreprises sont actives dans de nombreux secteurs différents: soins de santé, technologie, il s’agit à la fois d’entreprises américaines et entreprises non américaines. Les négociations de Donald Trump sur les droits de douane ont apporté au moins cet aspect positif. Des entreprises investissent aux États-Unis.

Certaines de ces entreprises évoquent une chaîne d'approvisionnement dans laquelle les médicaments destinés à la vente aux États-Unis seront fabriqués aux États-Unis. La manière d’aborder le sujet est différent de ce qu'il était jusqu'à présent. Auparavant, certaines entreprises pharmaceutiques produisaient par exemple énormément de médicaments à l'étranger, puis les renvoyaient aux États-Unis.

«L'investisseur ne doit pas considérer les «Magnificent 7» comme un seul bloc, mais comme des actions individuelles. Amazon et Meta sont aujourd'hui moins chers que Walmart et Coca-Cola.»

Nous nous trouvons donc dans une situation étrange, car les flux de capitaux des investisseurs ou des fonds vont des actions américaines vers l'Europe, alors que les installations de production des entreprises sont, elles, de retour aux États-Unis.

Cela va à contre-courant de l'idée dominante selon laquelle les flux de capitaux ne vont que dans une seule direction, soit des États-Unis vers l'Europe...

Même si c'est la tendance du secteur - les investisseurs vendent des actions américaines et achètent des actions européennes ou mondiales -, on observe, chez J.P. Morgan Asset Management, que nos clients continuent d'acheter des actions américaines. Nous avons ainsi enregistré 26 milliards d'entrées nettes dans notre portefeuille d'actions américaines depuis le début de l'année jusqu'à la semaine dernière, c'est-à-dire entre le début de 2025 et la mi-mai. Nous avons également enregistré des entrées nettes positives dans notre portefeuille d'actions américaines au cours des trois dernières années. C'est une différence par rapport à beaucoup de nos pairs. Les clients de J.P. Morgan Asset Management achètent donc des actions américaines.

Il faut préciser qu'ils achètent également des actions européennes. Néanmoins, si nos clients achètent également des actions mondiales, ils achètent toujours des actions américaines.

De plus, les entreprises ne cessent d'annoncer de gros investissements aux États-Unis. Et c'est quelque chose qui va rapporter des dividendes pendant des années. Il ne s’agit donc pas d'un effet unique. Si l'usine est construite, il y a ensuite des travailleurs et de l’argent qui circule dans l'économie locale. Au lieu d'être dépensé quelque part en Europe, cet argent sera dépensé aux États-Unis. Cela aura un effet multiplicateur. Tout n’est pas rose actuellement mais la situation n'est pas aussi négative que ce que l’on entend parfois.  

Quelles sont vos attentes concernant les bénéfices des entreprises américaines pour le second semestre et au-delà?

Je pense qu’en ce moment et à long terme, la progression des bénéfices des entreprises américaines continuera de dépasser celle des entreprises européennes et des marchés émergents. Les bénéfices des entreprises américaines dépassent ceux des autres marchés. Et je pense que c'est ce que les gens veulent dire lorsqu'ils parlent de l'exceptionnalisme américain. Je parlerais plutôt de la constance des États-Unis.

Le réinvestissement aux États-Unis est réel et il augmentera le PIB dans les années à venir, car il s'agit d'un nouvel investissement. Il suffit de penser aux différentes annonces qui se sont succédé: si je prends l'exemple des grandes sociétés pharmaceutiques, à l’exemple de l’entreprise suisse Roche, celles-ci ont déjà annoncé qu'elles allaient investir massivement aux États-Unis. Il ne s'agit pas seulement d'une sorte d'outil de marketing pour calmer l'administration américaine. Elles vont vraiment investir aux États-Unis.

Quelle est la certitude que ces entreprises finiront par investir cet argent aux États-Unis?

J'entends un certain scepticisme à l'égard des grandes annonces d'investissements importants. Il se peut que ces entreprises n'investissent pas la totalité de cet argent. Mais si nous en obtenons, disons, 50%, cela représenterait tout de même un billion, soit 1000 milliards. C'est toujours un chiffre énorme.

Les entreprises pourraient en outre bénéficier de déduction fiscale pour la production et l'investissement aux États-Unis, ce dont parle souvent l'administration Trump. Celle-ci parle en effet de réduire l'impôt sur les sociétés, mais surtout pour les entreprises qui investissent et fabriquent aux États-Unis. Il y aurait donc d'abord l'impact de la fabrication aux États-Unis. Puis, ensuite, les bénéfices des entreprises, une fois qu'elles auront démarré davantage d'activités, seront moins taxés durant une deuxième phase.

«Les Américains aiment dépenser l'argent qu'ils n'ont pas pour acheter des choses dont ils n'ont pas besoin.»

Vous jugez les perspectives comme plutôt positives pour les entreprises aux Etats-Unis. Qu'en est-il de l'Europe?

Si vous vous souvenez de la dernière décennie, il y a eu des moments où les gens pensaient que c'était le moment pour l'Europe, mais cela ne s'est jamais concrétisé. Aujourd'hui, l'Europe s'est redressée, mais les bénéfices ne sont pas encore au rendez-vous. Le marché européen commence donc à paraître un peu plus cher qu’il ne l'était. Pour qu'une reprise dure, il faut que les bénéfices et la croissance économique soient au rendez-vous. Pour savoir si cette tendance sera durable, cela dépendra de l'économie et des bénéfices.

En 2024, le S&P 500 a augmenté de plus de 20%. En revanche, si l'on se réfère à nos hypothèses à long terme sur le marché des capitaux, on s'attend à ce que le S&P 500 augmente de 6 à 7% par an, et non de 20% et quelque. Les investisseurs ont donc bénéficié d'un rendement de trois ans en une seule année. Nous devrons donc attendre et regarder ce qu’il se passera.

Un aspect très différent entre les États-Unis et l'Europe à l'heure actuelle est la forte concentration d'actions américaines autour des 7 sociétés les plus importantes, les «Magnificent 7». Cette concentration est-elle positive, négative ou neutre?

Une forte concentration des marchés a également été observée à d'autres périodes. On se souvient d'une époque où ExxonMobil représentait près de 10% du S&P 500. Il y a toujours des périodes où les marchés peuvent se focaliser sur certaines thématiques. Or, ces entreprises avaient la capacité de gagner de l'argent quand d'autres ne l'avaient pas. Il ne faut pas oublier que la technologie a connu une récession des bénéfices. Pour la première fois, nous avons entendu parler d'entreprises technologiques qui licenciaient des travailleurs. Elles ont donc commencé à faire preuve de discipline.

L'investisseur ne doit pas considérer les «Magnificent 7» comme étant un seul bloc, mais comme des actions individuelles. Par exemple, Amazon et Meta sont aujourd'hui moins chers que Walmart et Coca-Cola. Amazon est-elle une société de commerce ou une société de technologie lorsque les gens utilisent les services Web d'Amazon? Allez-vous utiliser ces services plus ou moins souvent? Ou boirez-vous davantage de Coca-Cola? Quoi qu'il en soit, ce que l'on appelle les «7 Magnifiques» est un peu une invention. Nous en avons déjà connu d’autres. Pensez aux FANGS, aux «Nifty Fifty», aux «Dogs of the Dow». Il n'est pas nouveau de mettre un nom sur une cohorte d'actions qui connaît un grand succès. Et puis cela devient quelque chose de presque auto-réalisateur. Car tout le monde s'y intéresse ensuite.

Selon vous, les investisseurs devraient plutôt s'intéresser à d'autres titres, et non aux «Magnificent 7»?

Chez JP Morgan, nous nous attendons à ce que les bénéfices s’élargissent à d’autres sociétés. Ces sept titres ne sont pas tous magnifiques. Il ne faut pas non plus oublier que la «disruption» est constante. Nous avons vu la capacité bénéficiaire de Google être perturbée par ChatGPT et d'autres méthodes pour faire des recherches en ligne. Et regardez Tesla, qui est confronté à la menace de la concurrence pour les véhicules électriques.

Certains économistes s'inquiètent de l’évolution des données économiques dites «soft», qui se sont détériorées récemment outre-Atlantique. Comment voyez-vous les perspectives pour les valeurs liées à la consommation aux États-Unis?

Il faut faire la différence entre les «soft data», qui sont basées sur des sondages, et les «hard data», qui reposent sur des chiffres économiques réels. Ces dernières données sont encore assez bonnes en ce qui concerne la consommation. Les Américains aiment dépenser l'argent qu'ils n'ont pas pour acheter des choses dont ils n'ont pas besoin, entend-on dire parfois.

Bien sûr, l'inflation a rendu la vie difficile à beaucoup d’Américains. McDonald's a dû proposer des repas à partir de 5 dollars. Aujourd'hui, les consommateurs accordent plus d’attention aux prix mais ils consomment toujours! Avec la récente chute des prix du pétrole, qui permet aux consommateurs de dépenser moins de 3 dollars le gallon d’essence dans certaines régions, et ce juste au début de la «Driving Season», l'environnement n'est pas si mauvais pour la consommation.

Le marché de l'emploi reste également assez solide. Les entreprises américaines ont tiré les leçons du passé - elles hésiteront à licencier leur personnel, à moins que cela soit vraiment nécessaire. N'oublions pas non plus que les marges de nombreuses grandes entreprises restent confortables. Les bénéfices du premier trimestre ont été en moyenne supérieurs aux attentes. Les entreprises américaines se sentent toujours bien et les investissements restent élevés. Ce sont là des signaux positifs pour la consommation future.

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