Avec MiCA, la tokénisation est promise à une forte expansion en Europe

Emmanuel Garessus

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Cette réglementation facilitera l’adoption des actifs digitaux par les institutionnels en apportant simplification et clarté, selon Laurent Benayoun d’Acheron Trading.

La tendance est structurellement favorable aux actifs numériques sous l’effet d’une plus grande clarté réglementaire, de l’adoption croissante des institutionnels et de la diversité des utilisations, selon le rapport «State of Digital Assets» in Europe de DL Research.

Le volume de trading crypto est par exemple passé au plan global de 16,5 milliards de dollars en septembre 2023 à 83 milliards de dollars en mars dernier. La capitalisation boursière s’est accrue de 20% à 2'400 milliards de dollars uniquement en mai. L’Europe se développe bien, avec une part de 25% de la tokénisation globale, avec 743 millions d’euros, et dispose d’un fort potentiel grâce à ses nouvelles réglementations.

Laurent Benayoun, CEO d’Acheron Trading, un teneur de marché dans les actifs digitaux, ayant participé à ce rapport, répond aux questions d’Allnews:

Quelle est la situation actuelle du marché des actifs digitaux en Europe?

Un événement clé s’est produit avec l’adoption de la réglementation MiCA (Markets in Crypto Assets), qui sera introduite dès décembre 2024 en Europe et qui aidera les consommateurs à mieux comprendre leur adéquation aux actifs digitaux.

Jusqu’ici les VASP (Virtual Asset Service Providers) n’étaient soumis qu’à un enregistrement pour la lutte contre le blanchiment d’argent auprès des régulateurs dans les pays respectifs. On passe à un régime CASP (Crypto-Asset Service Providers) après MiCA, ce qui correspond à une licence complexe et suppose un processus d’application et révision beaucoup plus lourd.

«L’établissement de MiCA permet aux acteurs européens de connaître les règles du jeu».

MiCA apporte une clarté que l’on ne retrouve pas dans d’autres juridictions. Les Etats-Unis n’ont pas un tel cadre réglementaire. Il est donc plus intéressant de se positionner en Europe pour profiter de ces gains de clarté et du confort qu’obtiennent les institutionnels. Ces derniers auront à déposer leur dossier pour une licence CASP sous le régime MiCA.

A partir de décembre 2024, certains institutionnels pourront continuer à fournir leurs services avant l’obtention de la licence pour une période de temps limitée qui peut varier de 6 à 18 mois, en fonction de la décision des régulateurs dans le pays membre où ils sont enregistrés comme VASP. Après cette période de grâce, un flou demeure selon les pays considérés. Chaque juridiction doit implémenter le cadre juridique MiCA. Certains pays sont très en avance, comme les Pays-Bas et l’Allemagne. Les Pays-Bas ont été les premiers à ouvrir les dossiers pour la licence CASP si bien qu’un flot d’institutionnels ont commencé la procédure d’application. Ce pays a aussi défini un agenda très précis sur le contenu et l’avancée du dossier. Après avoir obtenu une licence CASP, il sera possible d’étendre les activités à tout le marché européen en vertu du passeport européen. Cette nouvelle réglementation apporte une simplification et une clarté au marché des actifs digitaux en Europe.

Est-ce que l’Europe sera le plus en avance en termes de réglementation mais au détriment des affaires et de l’innovation?

L’excès de réglementation est un risque, mais en l’occurrence l’Europe passe d’une absence de réglementation à l’établissement d’un cadre réglementaire. C’est très appréciable pour les acteurs du marché parce que cela réduit l’incertitude, au niveau bancaire ou à celui des mesures d’exécution. Aux Etats-Unis, la SEC peut intenter des actions en justice sur un marché sans grande visibilité réglementaire pour les institutionnels. Il n’est pas aisé de naviguer dans ce type d’environnement. L’établissement de MiCA permet aux acteurs européens de connaître les règles du jeu.

A l’égard des ETF sur le bitcoin, n’observe-t-on pas pourtant un volume supérieur aux Etats-Unis par rapport à l’Europe?

Les ETF font partie de la finance traditionnelle même s’il s’agit d’ETF sur le bitcoin. Le volume du marché américain est effectivement énorme mais il s’adresse aux acteurs traditionnels. Les ETF ne sont pas un signal portant sur la crypto et l’innovation en termes de tokénisation. Les Etats-Unis sont les leaders dans la tokénisation de la dette privée et gouvernementale, mais l’Europe se reprend bien et MiCA permettra de poursuivre ce processus de rattrapage tant que les Etats-Unis ne disposent pas d’un cadre réglementaire clair. Les Etats-Unis perdront leur avantage par rapport à l’Europe avec la mise en place en Europe de règles du jeu qui permettent aux institutionnels de fournir leurs services.

La tokénisation des actifs réels est l’une des pistes de croissance des actifs numériques en Europe. Quels projets sont les plus significatifs?

La tokénisation changera les règles dans de nombreux domaines bancaires et financiers, du private equity à la dette privée ainsi qu’aux actifs réels tels que l’immobilier, les matières premières ou l’assurance. Il sera très intéressant d’observer les développements de la dette privée, sur les plans financiers et bancaires, et peut-être aussi de la tokénisation d’oeuvres d’art.

Quelles seront les prochaines étapes?

Après la réglementation MiCA, il est nécessaire que l’infrastructure technologique et blockchain soit robuste, que l’infrastructure financiaire le soit également, que l’économie soit dynamique et que les investisseurs soient intéressés. Je pense qu’après la réglementation, les institutionnels devraient exprimer  leur intérêt et chercher des investisseurs. Nous le constatons à Singapour, où se situe notre siège central, et où DBS a exprimé son intérêt pour la tokénisation de sociétés privées. Dans ce cas, l’entreprise qui génère des revenus et qui est bénéficiaire peut émettre un jeton qui offre un rendement sur investissement annuel, ou un dividende, et qui est indexé sur le revenu de cette société. Si un investisseur exprime son intérêt pour des sociétés privées, la banque peut s’adresser à ces sociétés privées et demander un certain rendement qui sera indexé au revenu. Je n’ai pas de doute que l’Europe compte suffisamment de talents, au niveau technologique et blockchain, pour que les sociétés puissent grandir en capital humain et proposer cette innovation aux investisseurs.

Les institutionnels sont soumis à des contraintes de liquidité et de transparence. Existe-t-il des progrès à ce sujet?

La tokénisation offre des avancées qui vont au-delà de la transparence. Elle permet une démocratisation des investissements et une augmentation de la liquidité. Si par exemple j’achète un appartement à Paris et si je le considère d’abord comme un investissement en tant qu’objet locatif, je peux libérer de la liquidité sans avoir besoin de vendre mon bien; je peux émettre des jetons et disposer de la liquidité nécessaire à mes besoins, quitte à racheter mes tokens ultérieurement.

«La tokénisation changera les règles dans de nombreux domaines bancaires et financiers, du private equity à la dette privée ainsi qu’aux actifs réels».

La tokénisation permet aussi une amélioration des systèmes de la finance traditionnelle, une réduction des coûts, une exécution plus fluide, des règlements de transactions plus rapides, une fractionnalisation des actifs réels. Si l’on couple ces tokens à des smart contracts, on peut créer une économie plus «intelligente». La tokénisation peut enfin améliorer la sécurité (avec un Ledger potentiellement public) et la transparence.

Quelles leçons tirez-vous pour les actifs digitaux des secousses financières du début du mois sur les marchés des actions et des devises?

Quand la peur gagne les principaux marchés, la propagation est rapide. Nous avons surtout assisté au début août au dénouement de transactions financées en Yens pour investir dans d’autres actifs. Cette forme d’explosion de l’arbitrage s’est répercutée sur les marchés traditionnels. Du fait de la corrélation entre les actions et les cryptos, les deux étant considérés comme des classes d’actifs risqués, et d’une corrélation plus forte avec les ETF, des institutionnels ont vendu des cryptos par nécessité, notamment le bitcoin et l’ethereum, avant que la secousse ne se propage aux Altcoins.

Comme on souhaite une plus grande intégration de la crypto à la finance traditionnelle, verrons-nous de plus en plus de tels événements et une plus grande corrélation?

Les ETF représentent une couche de Web 2.0 sur du Web 3.0. En termes clairs, je ne sais pas si la transition se produira par une absorption de la nouvelle classe d’actifs par la finance traditionnelle ou, au contraire, si la nouvelle classe d’actifs redéfinira les services traditionnels et finira par les remplacer. Avec les ETF, la finance traditionnelle essaie de mettre sous son aile les actifs digitaux, mais du point de vue Web 3.0 les actifs digitaux entendent rester indépendants et transformer l’industrie financière.

Le volume de transactions tokénisées n'est que de 4% en euros, contre 40% en dollars et 47% en wons coréens. Est-ce que la part de l’euro peut s’accroître?

Oui, grâce à MiCA qui apporte la clarté nécessaire. En termes d’innovation, la question est aussi culturelle. Aux Etats-Unis, Mark Zuckerberg explique qu’il préfère innover quitte à devoir s’excuser par la suite des défauts de ses produits. L’état d’esprit est très différent en Europe. Nous préférons ici que le nouveau produit soit prêt et complètement fini. Cette différence de mentalité conduit à des volumes de transactions plus faibles en Europe, mais cela changera avec l’arrivée de MiCA.

Le monde devient de plus en plus multipolaire, comment réagissez-vous à ce phénomène dans votre domaine, vous qui êtes nés en France, avant d’avoir été formés aux Etats-Unis et êtes à la tête d’une société basée à Singapour?

La crypto dépasse les frontières. Nos équipes sont présentes dans de nombreux pays et sur tous les fuseaux horaires. Nous avons besoin de cette flexibilité et de cette couverture. Il est vrai que des gouvernements essaient de regagner le contrôle de leur territoire. Ce comportement est compréhensible. Il serait souhaitable que nous assistions à une harmonisation de la réglementation à l’échelle mondiale. Cela prendra du temps. Nous préférons toutefois une fractionalisation de la réglementation à son absence. Cela suppose d’être agile et flexible.

Selon le rapport, dans de nombreux pays, environ un dixième de la population dispose de cryptos, avec un pourcentage nettement plus élevé dans les pays dont la monnaie dévalue rapidement, comme la Turquie. A-t-on besoin d’une crise en Europe pour assister à une forte expansion de la crypto?

Une crise ferait basculer la situation plus rapidement, mais le développement de la crypto est aussi fonction de la formation et des connaissances du public. Au-delà de l’information, la facilité d’utilisation est primordiale. Prenons l’exemple de l’«abstraction de compte». Les étapes d’adoption d’une innovation forment une courbe en cloche. Pour passer des pionniers à la population générale, il faut rendre le produit le plus simple possible à l’utilisation. Ce processus est en train de se produire actuellement avec des wallets qui éliminent toutes les difficultés d’utilisation comme ont su le faire Gmail pour le courrier électronique.

Les Etats-Unis restent le premier marché. Est-ce que le sort des actifs digitaux dépend de l’élection de Donald Trump ou de Kamala Harris?

Je ne peux commenter la politique américaine car je ne suis pas expert de ce marché, mais divers institutionnels indiqueraient que les Etats-Unis s’apprêtent à modifier leur réglementation crypto en 2025, peu importe le nouveau président élu en novembre.

Après FTX, est-ce que de tels cas de fraude deviendront de moins en moins probables?

Il est possible que des scandales financiers continueront de se produire, mais ils seront de moins en moins probables. Les acteurs qui sont à l’origine de ces scandales seront démotivés par le nombre de règles qui seront mises en place.

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