Comment aborder la question de la durabilité des matières premières

Ben Popatlal, Schroders

6 minutes de lecture

L'exclusion n'est pas la seule solution. Les investisseurs peuvent nuancer leur exposition aux matières premières en fonction de leurs préférences.

Les événements mondiaux récents, tels que le redémarrage des économies post-COVID et le regain de tensions géopolitiques, suggèrent que le monde se trouve à un tournant crucial. Dans ce nouveau paradigme – que nous appelons le «3D Reset» –, nous anticipons que les banques centrales donneront la priorité à la maîtrise de l’inflation sur la croissance, parallèlement à des politiques budgétaires plus proactives, à la démondialisation et à l’intensification des réponses au changement climatique.

Historiquement, les matières premières ont joué un rôle crucial dans l’allocation d’actifs, générant généralement des rendements attractifs pendant les phases de fin de cycle économique et servant de couverture efficace pendant les périodes inflationnistes.

Aujourd’hui, il est courant que les matières premières soient exclues de l’univers d’investissement des investisseurs, ce qui supprime une classe d’actifs importante dans le nouveau régime à venir. Beaucoup soulignent leur insignifiance durant l’ère post-crise financière, tandis que d’autres considèrent les matières premières comme tout simplement incompatibles avec des objectifs d’investissement durable de plus en plus couramment adoptés. Bien qu’il soit difficile de contester l’impact négatif considérable des matières premières sur les populations et la planète, nous pensons que les investisseurs gagneraient à mieux comprendre cette problématique.

Dans cet article, nous présentons un cadre quantitatif qui permet d’évaluer plus précisément l’impact des matières premières tout au long de leur cycle de vie, couvrant les facteurs environnementaux et sociaux de l’extraction à la fin de vie, en passant par la production et l’utilisation. 

Comment évaluons-nous les caractéristiques durables des matières premières?

Il est bien entendu que l’intensification des pressions dans le domaine de la durabilité a un impact sur l’offre et la demande de matières premières, et donc sur leurs prix. Les équipes de Schroders d’investissement dans les matières premières intègrent l’analyse de durabilité dans leur processus d’investissement depuis plusieurs années.

Par exemple, la transition énergétique devrait entraîner une hausse de la demande de métaux pour les batteries, tels que le nickel. De même, les pressions publiques croissantes à l’encontre des investissements dans les carburants traditionnels risquent de peser sur l’offre de pétrole et donc de soutenir les prix, potentiellement avant que nous n’atteignions un pic de la demande.

Jusqu’à présent, nous n’avons pas quantifié la durabilité sous son autre aspect, à savoir l’impact des matières premières sur les personnes et sur la planète.

Grâce à la collaboration des équipes Multi-Actifs, Matières premières et Investissement durable de Schroders, nous avons créé un cadre permettant d’évaluer les caractéristiques de durabilité des matières premières. Le résultat est un cadre de notation pour chaque matière première de l’indice Bloomberg Commodity (BCOM), évaluant leur impact sur les personnes et la planète sur la base de facteurs sociaux et environnementaux.

Adoption de l’approche du cycle de vie pour évaluer la durabilité des matières premières

Nous regroupons ces deux premières phases du cycle de vie des matières premières dans les étapes de «production», qui sont largement négatives pour les personnes et la planète. Cependant, si l’on considère uniquement les étapes de production, on oublie souvent d’autres avantages, comme l’alimentation de la population mondiale par l’agriculture et le bénéfice environnemental futur de l’utilisation des métaux aux fins de la transition énergétique. Nous regroupons ces étapes sous l’intitulé «utilisation».

Par conséquent, nous pensons que cette approche du cycle de vie peut aider à identifier une série d’impacts positifs et négatifs qui pourraient être négligés dans un premier temps. 

Cette approche façonne la manière dont nous pondérons les facteurs de notre modèle et nous amène finalement à noter les matières premières les unes par rapport aux autres, plutôt que de les noter individuellement.

Voici un exemple de comparaison entre le cuivre et le zinc sur la base d'un seul facteur (données géographiques). Pour simplifier, nous limitons l'analyse aux pays qui font partie du top 10 des producteurs de chaque matière première et nous utilisons l'indice Biodiversity Habitat Index (BHI) de l'université de Yale comme seul facteur.

Nous examinons maintenant les scores des pays de production à l’aune de l’indice BHI. Cet ensemble de données évalue les efforts déployés par les pays pour préserver les écosystèmes naturels et protéger la biodiversité à l'intérieur de leurs frontières. Les scores vont de 0 à 100, les scores les plus élevés indiquant une meilleure performance.

Ensuite, les scores BHI sont pondérés par pays de production pour chaque matière première. En additionnant ces scores BHI pondérés sur l’ensemble de la production, on obtient des scores de 57 pour le cuivre et de 40 pour le zinc (45 et 31 respectivement pour les 10 premiers pays de production, comme illustré ci-dessous).

Cette constatation suggère que le cuivre est produit dans des pays qui se soucient davantage de la biodiversité et de la protection de l’habitat que ceux qui produisent du zinc. Nous en déduisons donc que la production de cuivre devrait avoir un impact négatif moindre sur la biodiversité et les habitats.

En appliquant la même analyse à d’autres indicateurs et en harmonisant les résultats, il est possible de générer des scores combinés de production et d’utilisation pour tous les facteurs sociaux et environnementaux.

Les deux métaux ont des impacts similaires pour ce qui est de la production, mais le cuivre est plus performant sur le plan environnemental pour les mesures d’utilisation compte tenu de son rôle clé dans la transition énergétique. Cet impact positif plus important pour l’utilisation est l’une des principales raisons du meilleur score global du cuivre par rapport au zinc.

Analyse des scores énergétiques relativement favorables

Compte tenu de leurs émissions de carbone élevées, il peut être surprenant que les deux matières premières énergétiques – le pétrole et le gaz naturel – obtiennent des résultats relativement bons dans l’ensemble. S’il n’est pas surprenant qu’elles obtiennent des scores relativement faibles sur le plan environnemental, en particulier ceux liés au climat, elles obtiennent de meilleurs résultats que certaines matières premières agricoles (les «softs») car elles affichent de meilleurs scores sociaux pour la phase de production.

Bien que les projets pétroliers et gaziers donnent lieu à des conflits notables avec les communautés et aux controverses qui y sont associées, la production n’est pas aussi fortement liée aux risques de travail forcé ou de travail des enfants. En outre, les impacts sociaux positifs des matières premières énergétiques sont souvent négligés. Nous calculons des scores sociaux positifs pour refléter le rôle central de l’énergie dans la vie quotidienne et dans la croissance économique, en particulier dans les pays pauvres où l’accès à l’électricité est insuffisant ou où les infrastructures d’énergie renouvelable sont moins développées.

Dans le secteur de l’énergie, le gaz naturel et le pétrole affichent des scores similaires, le gaz naturel bénéficiant d’un score social légèrement meilleur. Il est bien connu que le gaz naturel génère moins d’émissions de carbone que le pétrole, mais il obtient un score plus mauvais en ce qui concerne les mesures de dégradation de l’environnement et est associé à des risques plus élevés de déforestation et de pluies acides.

En ce qui concerne les facteurs sociaux, le pétrole affiche un score de controverses concernant les communautés plus élevé et sa production est concentrée dans des pays où l’État de droit et les droits des travailleurs sont moins bien notés, ce qui implique un risque plus élevé de corruption et une protection du travail plus faible que pour le gaz naturel.

Les métaux industriels sont hétérogènes tandis que les métaux précieux sont globalement neutres

Les métaux industriels sont le secteur offrant les résultats les plus variables, ce qui rend les conclusions sectorielles plus difficiles. Par rapport aux autres secteurs, nous considérons que leurs scores sociaux sont inférieurs à la moyenne. Par exemple, une proportion relativement élevée de la production se trouve dans des pays exposés au risque de conflit armé et où les autochtones représentent une part plus élevée de la population.

Nous constatons des différences bien plus importantes dans leurs scores environnementaux, notamment concernant la demande de ces métaux pour la transition énergétique. Le nickel, le cuivre et, dans une moindre mesure, l’aluminium affichent une note favorable, tandis que la demande future de zinc et de plomb pour la transition énergétique devrait être limitée. Cela, ainsi que les différences d’exposition à des facteurs tels que le stress hydrique et la dégradation de la biodiversité, explique la dispersion des scores.

Les métaux précieux affichent des scores globalement neutres. Cependant, leurs scores sociaux sont pénalisés par le fait que la production se concentre dans des pays où la corruption perçue est supérieure et où les impacts sur les populations autochtones sont plus importants. Leurs scores environnementaux sont parmi les plus positifs, en grande partie en raison de la phase d’utilisation (demande d’argent liée à la transition énergétique) et de la phase de fin de vie (taux de recyclage élevés), ainsi que de l’impact relativement faible de l’industrie sur les émissions totales de carbone.

L’agriculture affiche des scores relativement défavorables, pénalisée par les «softs»

Les céréales et les oléagineux obtiennent des résultats relativement bons grâce à des scores sociaux parmi les plus élevés. Dans ce cas, leurs scores sociaux bénéficient de leur utilisation, reflétant les impacts positifs de ces matières premières qui nourrissent la population mondiale.
Elles affichent également des scores sociaux satisfaisants sur les questions de travail forcé et de travail des enfants, avec une production localisée dans des pays où la corruption est plus faible et où la protection des communautés est plus élevée. Les scores environnementaux sont moins positifs étant donné que la production se situe dans des pays où l’écosystème et la biodiversité sont moins protégés et où le stress hydrique est plus élevé.

Le blé, le soja et le maïs affichent des scores similaires, tandis que la farine de soja et l’huile de soja sont considérablement moins bien notées dans la phase d’utilisation du fait de leur absence d’impact direct sur l’alimentation des populations. Le bétail bénéficie également de la contribution positive à l’alimentation pour les scores sociaux, bien que les facteurs liés au travail soient moins performants. Ses scores environnementaux sont pires, notamment en raison de la déforestation associée à l’élevage.

Les matières premières agricoles autres que les céréales et les oléagineux («softs») sont sans aucun doute le secteur le moins performant de notre tableau de bord. Sur le plan social, une grande partie de leur production est concentrée dans des pays où les droits du travail sont relativement limités, les impacts sur les populations autochtones sont plus importants, les risques de conflits armés sont plus élevés et la corruption est plus répandue. Contrairement aux céréales, aux oléagineux et au bétail, nous n’attribuons aucun score d’utilisation positif, arguant qu’il s’agit de produits cycliques plutôt que de première nécessité. Elles sont également mal notées sur les facteurs environnementaux: protection plus faible des écosystèmes dans les pays où elles sont produites, prévalence plus élevée des pluies acides due à l’utilisation d’engrais et parmi les plus mauvais scores de gestion des déchets de l’univers.

Les investisseurs peuvent utiliser ces scores pour construire des expositions aux matières premières adaptées à leurs préférences
Les arguments ci-dessus montrent comment les investisseurs peuvent utiliser ces conclusions pour construire, en fonction de leurs préférences, des expositions aux matières premières axées sur la durabilité, en se concentrant sur les matières premières ayant des impacts négatifs moindres au regard de leurs notes environnementales, sociales ou combinées.

L'exclusion n'est pas une solution

Nous reconnaissons qu’il est loin d’être simple pour les investisseurs d’intégrer le développement durable dans leurs expositions aux matières premières, car cela dépend grandement des priorités et de la philosophie de développement durable de chacun.
De ce fait, de nombreux investisseurs ayant des objectifs de durabilité excluent purement et simplement les matières premières. Nous pensons qu’il existe une approche plus intelligente, qui peut aider les investisseurs à accéder malgré tout aux matières premières, que nous considérons comme une classe d’actifs importante pour le «3D Reset» à venir.

Nous avons décrit un cadre quantitatif flexible pour mesurer l’impact des matières premières, qui fournit une évaluation plus équilibrée de certains postulats répandus concernant les impacts négatifs des matières premières sur la société et l’environnement. Les investisseurs en matières premières intègrent depuis un certain temps dans leur analyse les impacts liés à l’investissement durable. Toutefois, en tenant compte de l’impact des matières premières sur les personnes et sur la planète, les investisseurs peuvent mieux cibler leurs objectifs de durabilité au niveau global du portefeuille.

Nous admettons qu’il n’existe pas d’approche universelle. Alors que certains investisseurs vont se focaliser sur l’environnement, ou simplement sur les émissions de carbone, d’autres peuvent privilégier les facteurs sociaux.

Nous sommes prêts à discuter avec les investisseurs de la manière dont nous pouvons ajuster les résultats du modèle à leurs propres préférences en matière de durabilité.

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