Les marchés tentent un rebond après le choc du «Liberation Day». Depuis le début de l’année, l’indice des actions mondiales (MSCI Monde) est encore en baisse de 6%. Pour l’investisseur suisse, il faut ajouter une baisse de 10% du dollar. Les incertitudes restent considérables tant sur les futurs niveaux de droits de douane que sur les catégories et les pays. Dans ce contexte, James Mazeau, économiste au sein du CIO Office d’UBS, répond aux questions d’Allnews sur les perspectives économiques, financières et boursières:
Les gérants recommandent aux investisseurs de faire le dos rond et de ne guère modifier les allocations stratégiques. N’est-ce pas surprenant face à la possible création d’un nouvel ordre mondial avec les changements que cela suppose?
A terme, nous pourrions revoir l’allocation américaine pour un portefeuille diversifié, mais les Etats-Unis y garderaient une place prépondérante. Il est trop tôt pour procéder à des changements d’allocation stratégique sachant que tout peut changer très vite.
«Il est trop tôt pour procéder à des changements d’allocation stratégique»
D’ailleurs les investisseurs ont eu raison de faire le dos rond si l’on considère la nette reprise des cours. Il ne faut pas agir dans la précipitation. Ce n’est pas parce que l’Administration américaine se lance dans un coup de poker avec ses partenaires commerciaux que la situation va perdurer de longs mois. Nous ne voulons pas opérer de grands changements dans la grille du portefeuille pour la changer à nouveau quelques semaines plus tard.
Si une reprise persiste, n’est-ce pas l’occasion de vendre pendant cette hausse?
Les actions européennes et suisses avaient très bien performé jusqu’au 2 avril, à l’inverse des valeurs américaines, leur potentiel haussier était devenu limité. L’arbitrage géographique s’était déjà produit. Aujourd’hui, je ne vendrais pas les actions européennes pour acheter les actifs américains. Il n’y a pas d’arbitrage évident à réaliser.
Quel est le potentiel de rebond technique des bourses?
Nous pensons que l’indice S&P 500 pourrait rebondir à 5800 points d’ici la fin de l’année. Ce scénario s’appuierait sur la mise en place d’accords commerciaux d’ici 3 à 6 mois. N’oubliez pas que le processus de négociations prend du temps. Il faudra surtout considérer le sort des grandes économies, comme l’UE et la Chine. Des progrès dans ces négociations amélioreraient les perspectives de bénéfices des entreprises.
Quelle est votre interprétation de la politique économique de Donald Trump et quelles sont ses probabilités de succès?
Un des objectifs de Donald Trump consiste à augmenter les droits de douane en vue de financer une réduction des impôts sur le revenu aux Etats-Unis, en rendant permanentes les réductions d’impôts intervenues en 2017 et en y ajoutant d’autres baisses fiscales. Je ne pense pas qu’il parviendra à substituer l’une des mesures par l’autre. Plus il frappe les importations de droits de douane agressifs et plus cela risque de changer la nature et le volume des biens importés.
L’estimation des revenus générés par les droits de douane est difficile parce qu’elle dépend du changement de comportement possible des consommateurs américains. Je doute que l’Administration Trump puisse substituer ses réductions d’impôts par des droits de douane.
Davantage que de prélever des droits de douane, Donald Trump cherche d’abord à obtenir des contre-parties de la part de ses partenaires commerciaux.
A quelles contre-parties pensez-vous?
Il peut s’agir d’investissements directs aux Etats-Unis afin d’augmenter la production manufacturière sur le sol américain. Mais je pense pas que cela va fonctionner. Si la production manufacturière américaine était faible avant le Liberation Day, cela tient surtout à la structure de coûts trop élevée aux Etats-Unis. Le consommateur ne sera pas prêt à payer 2 à 3 fois plus pour certains types de produits. Je doute aussi qu’une fiscalité plus douce des entreprises puisse encourager les relocalisations aux Etats-Unis.
«Les investisseurs ont eu raison de faire le dos rond»
La recette ne peut fonctionner qu’avec les entreprises étrangères qui disposent déjà de sites de production aux Etats-Unis puisqu’il leur suffit d’augmenter leurs capacités de production aux Etats-Unis. Mais le pas est plus grand à faire pour une compagnie industrielle sans site de production américain. Cela prend du temps à un moment où la politique commerciale est très volatile.
Qu’en est-il des autres promesses?
Donald Trump voulait aussi réduire l’immigration illégale. Il essaiera de le faire mais l’impact ne sera pas nul sur l’inflation puisque les migrants ont souvent un emploi (agriculture, restauration). Le dernier objectif est de déréglementer et de réduire la dette américaine. Je ne pense pas qu’il y parviendra parce que cela suppose de diminuer les prestations de la sécurité sociale, ce qui contrarierait ses soutiens politiques. Les déficits budgétaires et la dette américaine continueront d’augmenter. Donc plusieurs promesses de campagne ne seront pas satisfaites.
Quel est le rôle des marchés financiers dans l’agenda politique de Trump? En début d’année, chacun croyait que l’indice des actions serait son baromètre, mais le revirement sur les tarifs est intervenu après un stress sur les Bons du Trésor?
Il faudrait se mettre à sa place pour le savoir. A mon avis, le marché obligataire guide davantage son action que les actions. Les conséquences d’une perte de confiance des marchés envers le marché des Bons du Trésor seraient dramatiques pour les Etats-Unis. C’est sans doute la raison de son récent changement d’avis.
Au début de l’année, on parlait d’un «Trump put» en évoquant les actions. Le «Trump put» existe plutôt pour les obligations, en partie sous l’effet de certains de ses conseillers.
Les derniers changements au sein de l’équipe gouvernementale, au profit de Scott Bessent, répondent-ils aux craintes des investisseurs internationaux?
Non. La tendance à la dé-dollarisation a commencé bien avant Donald Trump. Elle devrait s’accélérer avec la dernière vague d’incertitude. Mais la fin du dollar n’est pas à l’agenda de 2025. Elle pourrait s’étaler sur plusieurs décennies. En ce moment, il n’y a pas d’alternative au dollar, même si le billet vert perd progressivement de ses attraits. Le pouvoir accru de Scott Bessent ne suffit pas à redonner de la confiance aux investisseurs si ce n’est à très court terme. Scott Bessent ne peut désamorcer la tendance à la dé-dollarisation.
Quelle est la «juste» valeur du dollar par rapport aux autres grandes monnaies, par exemple en parité du pouvoir d’achat?
Le dollar est encore surévalué par rapport au franc suisse. La parité du pouvoir d’achat donne une idée correcte à long terme, alors qu’à court terme elle marche peu. En termes de parité du pouvoir d’achat, calculée à partir des biens manufacturés hors énergie, le dollar devrait être à 0,77 franc (0,82 lundi 14 avril). Nous avons depuis longtemps prévu une dépréciation du dollar sur le long terme en raison du différentiel d’inflation.
Ce recul du billet vert n’est pas nécessairement un signal négatif pour l’avenir d’une économie. Mieux vaut considérer la croissance générée sur le marché des capitaux d’un pays.
La croissance et l’inflation américaine sont plus élevées qu’en Europe mais son économie est plus dynamique et sa population est plus jeune. La dépréciation à long terme n’est pas à interpréter comme la présence de lacunes majeures dans les fondamentaux.
L’atout américain en termes d’allocation des capitaux repose d’abord sur l’intelligence artificielle si l’on écoute les stratégistes. Mais d’autres facteurs se dégradent. Qu’attendez-vous des rendements obligataires américains?
Si la guerre tarifaire persiste, et si les droits de douane sont maintenus même à des taux réduits -ce que je pense-, et y compris pour la Chine -où ils ne resteront pas au-dessus de 100%-, cela signifie que le commerce avec les Etats-Unis diminuera.
Le produit de la vente des exportations vers les Etats-Unis est en partie placé en Bons du Trésor américain. Donc la demande en Bons du Trésor pourrait baisser, même si en parallèle l’offre augmentera en raison de l’énorme déficit budgétaire américain creusé par les dépenses.
«Scott Bessent ne peut désamorcer la tendance à la dé-dollarisation»
La pression augmentera sur les rendements obligataires américains. Et cela pourrait éventuellement s’accompagner d’une diminution de la confiance sur la maîtrise de la dette à long terme.
Un rendement élevé sur les Bons du Trésor peut venir d’une forte croissance économique ou d’une inflation élevée. L’investisseur demandera un taux élevé s’il entend profiter des futurs revenus fiscaux et aussi pour se protéger du risque de hausse de l’inflation. Aujourd’hui ce sont les craintes stagflationistes qui conduisent à une hausse du rendement. A court terme, la Fed est susceptible de baisser les taux de façon préventive pour empêcher une récession.
L’inflation pourrait certes augmenter mais seulement dans une phase transitoire d’un an ou deux. D’ailleurs si le chômage augmentait nettement, par exemple au-dessus de 5%, la Fed interviendrait par une baisse des taux directeurs qui se refléterait à travers un recul des rendements obligataires.
La situation n’est pas assez claire pour changer nos prévisions. Nous anticipons un taux à 10 ans de 4% d’ici 12 mois (contre 4,42% actuellement). Cela pourrait changer si les Etats-Unis étaient plus accommodants sur les tarifs. Mais il est difficile d’avoir de fortes convictions en ce moment.
Si les droits de douane dépassaient 10% avec l’UE, est-ce que la récession serait certaine?
Non, pas avec 10%, mais la croissance européenne se rapprocherait de 0,5%. Nous avons déjà réduit nos estimations de 0,4 point pour l’UE avant la décision d’une pause de 90 jours. Si l’on devait vivre avec des tarifs de 10%, la croissance européenne n’entrerait pas nécessairement en récession.
L’UE est aussi en capacité de négociation. Ursula von der Leyen menace de s’attaquer aux grandes entreprises de service américaines. Il est certain que les droits de douane s’inscrivent dans une perspective de perdant-perdant. Le pari américain consiste à dire que les Etats-Unis forment le plus grand marché au monde et qu’à un jeu de perdant-perdant ils perdront moins que les autres. Les Etats-Unis sont allés trop loin et trop vite avec des droits de douane trop élevés.
Quel serait l’effet de droits de douane sur la pharma?
L’effet serait négatif, notamment pour la Suisse. Si la moitié de la production pharma suisse s’effectue déjà aux Etats-Unis, une grande partie est issue des exportations si bien que les cours de la pharma seraient exposés à ce risque. Il faudra savoir le niveau de ce tarif et s’il est prévu temporairement ou s’il pourrait être négocié.
Sur la Chine, est-ce qu’un tarif supérieur à 100% signifie l’absence d’échanges?
Un taux de plus de 100% n’est pas équivalent à une restriction à l’exportation. Une entreprise américaine qui a absolument besoin d’un produit fini ou intermédiaire chinois devra en payer le prix, mais il lui restera accessible. Mais avec des tarifs prohibitifs, le commerce diminue nettement. L’étape suivante est celle des restrictions à l’exportation. La Chine l’a fait sur les terres rares. C’’est dans l’intérêt d’aucune partie, et cela ne peut pas perdurer.
Que signifie la décision américaine de faire une exception pour les smartphones et les ordinateurs?
C’est peut-être un signe de faiblesse des Etats-Unis. L’Administration Trump ne peut pas dire aux consommateurs que leur iPhone coûtera 2 ou 3 fois plus. La Chine est confortée dans sa stratégie qui peut pousser les Etats-Unis à négocier. En l’absence de négociations, les échanges se feront par des pays tiers.
Que considérez-vous bon marché sur les marchés à 3 ans?
Nous sommes redevenus neutres sur la plupart des actifs. Aucun placement ne sort particulièrement du lot. Les actions américaines nous paraissent attractives à l’aune du rapport risque/rendement, même si elles l’étaient davantage avant le 2 avril. Les perspectives de l’IA et de la technologie sont intactes.