Si l’Allemagne avait brièvement retrouvé des couleurs à la sortie de la pandémie, cet élan s’est rapidement essoufflé. L’invasion de l’Ukraine a brutalement mis en lumière les carences structurelles du modèle économique allemand: une dépendance énergétique massive à la Russie, et une exposition critique à la demande chinoise pour ses exportations industrielles. Avec l’élection présidentielle américaine, un nouveau facteur d’incertitude s’est ajouté: une version 2.0 de l’administration Trump, avec des positions plus imprévisibles et décomplexées, qui bouleverse davantage les équilibres géopolitiques et économiques mondiaux.
La doctrine Monroe réinterprétée
L’attitude de Donald Trump s’inscrit dans une logique néo-annexionniste préoccupante. Plusieurs revendications territoriales, souvent hétérogènes et situées hors du continent américain, laissent entrevoir une volonté assumée de redéfinir les sphères d’influence mondiales au profit exclusif des Etats-Unis. Cette posture marque une rupture avec la doctrine Monroe, énoncée en 1823, et qui visait à contenir les ingérences européennes dans les affaires du continent américain. Au fil du temps, notamment à travers le corollaire Roosevelt de 1904, cette doctrine s’est muée en outil d’endiguement de l’influence soviétique durant la guerre froide.
Aujourd’hui, Washington renoue avec un interventionnisme musclé et travaille à un remodelage géostratégique fondé sur trois pôles: les Amériques, l’Asie, et une Russie paneuropéenne. L’Europe, et plus spécifiquement l’Union européenne (UE), est largement écartée de ce schéma. Quant à l’Allemagne, elle est absente des desseins américains, reléguée en périphérie d’un échiquier mondial sur lequel elle avait longtemps cru peser.
Le désengagement américain et la fragilité de l’Europe relèguent le Vieux Continent au rang de spectateur. Privée de véritable force militaire depuis l’après-guerre, l’Allemagne se retrouve ainsi exposée à une Russie agressive et une alliance atlantique affaiblie.
Isolationnisme et protectionnisme américain
L’Union européenne applique un tarif douanier commun à ses frontières extérieures, harmonisé entre les 27 Etats membres. Ce dispositif résulte d’un long processus technocratique, structuré autour de quelques principes clés: classification des produits, détermination de l’origine des marchandises, intégration des accords commerciaux en vigueur, et application de mesures antidumping. La Commission européenne propose et le Conseil de l’UE tranche à la majorité qualifiée après consultation du Parlement.
Face à cet ensemble cohérent, l’administration Trump se heurte à un adversaire de poids et à la profondeur de marché stratégique. Pour Washington, l’enjeu porte moins sur les biens de consommation que sur les services, en particulier ceux des «Magnificent 7». Sa stratégie vise à fracturer l’unité européenne, misant sur des affinités idéologiques avec certains Etats membres comme l’Italie, la Hongrie, les Pays-Bas ou la Slovaquie. Le déplacement à venir de la Première ministre italienne à Washington offrira un test grandeur nature de la résilience des 27 face à la pression commerciale américaine.
Dans ce contexte, l’Allemagne reste particulièrement vulnérable. En 2024, 10,5% de ses exportations – soit 163,4 milliards d’euros – ont été destinées aux Etats-Unis, son premier partenaire commercial. Ces échanges portent principalement sur les voitures (24,3 milliards de dollars), les produits médicaux et biologiques (12,4 milliards), ainsi que les médicaments conditionnés (8,38 milliards).
Berlin rompt avec ses tabous
Contrainte par l’urgence, Berlin a dû renier certains de ses principes fondateurs – une rupture presque contre-nature pour une démocratie de consensus. Un vote historique a été organisé avec la législature sortante, avant même la constitution formelle de la nouvelle coalition, désormais dirigée par Friedrich Merz. Le contraste est frappant: là où ses prédécesseurs prônaient la prudence et la stabilité, Merz adopte un style plus offensif. Inexpérimenté au pouvoir mais déterminé, il a donné le ton dès mars 2025, en rencontrant Ursula von der Leyen et Antonio Costa. Le message est clair: «le monde n’attend pas».
L’Allemagne entre ainsi dans une nouvelle phase, marquée par des décisions longtemps considérées comme inenvisageables. Sur le plan économique, le sacro-saint «frein à la dette» inscrit dans la Constitution est partiellement levé. Un fonds d’investissement colossal est lancé, actant un virage keynésien inédit depuis l’après-guerre.
Mais ce changement de cap ne se limite pas à l’économie. Le gouvernement prévoit un durcissement sensible de la politique migratoire, passé jusqu’ici sous les radars médiatiques: refoulements aux frontières, suspension du regroupement familial, et révision stricte des règles de naturalisation. Une inflexion nette, qui rompt avec le legs de l’ère Merkel.
Sur le plan stratégique, l’Allemagne assume désormais une posture de puissance. Elle est devenue le troisième fournisseur d’armement à l’Ukraine, brisant un tabou historique sur l’exportation d’armes lourdes. Berlin vise plus haut encore: faire de la Bundeswehr la colonne vertébrale des forces conventionnelles européennes d’ici 2030. Dans ce contexte, l’Allemagne opère un véritable retour aux commandes de l’UE. Le changement est là: tangible, assumé, et potentiellement durable.