Les marchés ont sous-estimé le caractère hautement perturbateur du gouvernement de Donald Trump. Cet état de fait engendre une remise en question complète des perspectives de croissance américaine et nous amène à réfléchir aux conséquences à attendre pour les actions et les taux d’intérêt. Les marchés ont également été pris de court par la réponse de l’Europe au changement radical du paysage mondial de la sécurité. Après la chute du mur de Berlin, les coûts d’emprunt allemands avaient grimpé en flèche. Aujourd’hui, les États-Unis se détournent de l’OTAN et les coûts d’emprunt de l’Allemagne s’envolent. Il est difficile d’y voir clair lorsque les marchés tentent d’intégrer cette évolution dans leurs prix. Je crois que les changements géopolitiques seront plus rapidement pris en compte dans les marchés obligataires que dans ceux du crédit et des actions. Une chose est sûre, le risque politique n’est pas près de disparaître et il est synonyme de volatilité des marchés.
La realpolitik est de retour
Au début des années 1990, l’Allemagne était au cœur d’un réalignement du système de sécurité mondial. L’unification allemande formait la tête de pont pour remplacer l’influence soviétique en Europe de l’Est, à quoi allait s’ajouter, au cours des décennies suivantes, l’extension de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN aux pays qui se trouvaient auparavant derrière le rideau de fer. Mais cela a eu un coût financier: l’Allemagne a dû engager d’énormes dépenses pour reconstruire sa nouvelle région orientale et normaliser les conditions de vie entre les deux parties du pays. Les rendements obligataires reflétaient alors la fardeau que cela représenterait pour les finances publiques et, le 1er mars 1990, les rendements des obligations allemandes à 10 ans ont augmenté de 34 points de base (pb). Ils ont ensuite mis trois ans pour retrouver leur niveau de fin décembre 1989 (7,5%).
Intégrer la nouvelle réalité
L’histoire ne se répète pas toujours, mais les échos du passé y résonnent souvent avec force. L’Allemagne se trouve à nouveau au centre d’un réalignement du système de sécurité mondial. Sauf que cette fois, c’est en raison d’un retrait potentiel de la garantie de sécurité américaine pour l’Europe, et non plus pour assurer l’effondrement de l’emprise soviétique. Comme d’autres pays européens, dont le Royaume-Uni, l’Allemagne va devoir augmenter son budget consacré à la défense. Les marchés ne savent pas encore quelle sera l’ampleur du phénomène, quelle forme il prendra et à quel horizon il se produira. Ils savent en revanche que les gouvernements n’ont pas d’autre choix que d’affecter une part plus importante de leur budget à la défense. Il devront donc emprunter davantage, soit par le biais des différents États, soit en recourant à une mutualisation au niveau de l’UE. Le rendement des obligations d’État allemandes à 10 ans a augmenté de 30 pb le 5 mars, suite à la prise de conscience qu’au cours des prochaines années, l’Allemagne devra dépenser 500 milliards d’euros pour renforcer sa défense et remettre en état ses infrastructures. Le rendement à 10 ans a terminé la semaine dernière à 2,4% - et à l’heure où j’écris ces lignes, vendredi matin, il se situe à 2,84%. À la clôture des marchés, le jeudi 6 mars, l’indice ICE des obligations d’État allemandes avait perdu 3,1% depuis la fin de la semaine dernière.
Les États-Unis à l’extérieur
Ces développements revêtent une importance historique. Bien entendu, ils ont été lancés par le conflit en cours en Ukraine et par les prises de décisions de l’administration américaine actuelle. Washington a fait comprendre que les États-Unis n’étaient plus disposés à assumer ce qu’ils considèrent comme un fardeau injuste - assurer à la fois la sécurité économique mondiale en fonctionnant comme consommateur de dernier recours, et jouer le rôle de gardien de la paix mondiale en fournissant une sécurité et une aide militaire illimitées par le biais du financement de l’OTAN.
Changement d’hypothèses
Tout cela bouleverse le commerce mondial et les relations politiques, et crée de l’incertitude sur les marchés ainsi que dans les cercles diplomatiques. Les répercussions sur le monde de l’investissement sont claires, la plus évidente étant que le mode employé par Trump dans l’élaboration de sa ligne politique est générateur d’incertitude, ce qui se traduit par une volatilité accrue sur les marchés financiers. Il existe un risque prononcé de perturbation des échanges commerciaux et des flux de capitaux, avec un impact conséquent sur les décisions de consommation et d’investissement, ainsi que sur la politique économique. Les hypothèses précédemment émises à propos de la croissance, de l’inflation, de la politique monétaire et des coûts d’emprunt à long terme sont toutes remises en question. Ce qui était censé être dans la ligne des affaires conduites de manière trumpienne («Trump trade») - les rendements obligataires américains et les actions en hausse - ce retrouve sens dessus dessous. Parallèlement, le discours européen est désormais axé sur les dépenses budgétaires, de même que sur les initiatives de croissance visant à «rendre à l’Europe sa grandeur» et les occasions offertes aux actions européennes de continuer à surperformer. Même si la Banque centrale européenne (BCE) a procédé à un nouvel abaissement de son taux de dépôt, le 6 mars, en le portant à 2,50%, il est beaucoup moins certain qu’elle puisse continuer sur cette voie et cette année encore, abaisser ses taux au-dessous de la barre des 2,0%. Comme l’a expliqué Christine Lagarde, la présidente de la BCE, lors de la conférence de presse qui a suivi la prise de décision sur les taux, «il y a de l’incertitude partout». Il se pourrait qu’il faille revoir à la hausse les hypothèses émises en matière de croissance et de taux d’intérêt neutre. Cette situation, ainsi que la perspective d’une augmentation considérable de l’offre d’obligations d’État européennes, explique pourquoi les rendements sont actuellement en hausse.
«L’art de commercer» à la manière de Trump se retrouve à l’envers
L’économie américaine ne dispose pas d’importantes capacités de réserve, même si l’on perçoit des signes timides de ralentissement au niveau des données chiffrées. Le tapage entourant les nouveaux droits de douane, le ‘DOGE’ et diverses initiatives budgétaires plus vastes indique que les convictions nourries à l’égard de la croissance, de l’inflation et de l’évolution des taux d’intérêt sont en train de s’effriter. Si l’activité économique est déstabilisée, il devient plus difficile d’évaluer les revenus et les flux de trésorerie des entreprises. Cela devrait résulter en une augmentation des primes de risque sur les actions et le crédit américains. Le multiple cours/bénéfice de l’indice S&P 500 à pondération égale est d’environ 20 fois, selon Bloomberg. Le risque est que le multiple se contracte et que les prévisions de progression des bénéfices soient revues à la baisse. Pour le crédit, les écarts se situent dans le dernier décile de leur fourchette des dix dernières années. Compte tenu de la toile de fond macroéconomique favorable de ces dernières années, les marchés américains ont un prix parfaitement adéquat. Cette perfection semble toutefois quelque peu insaisissable. Le taux de croissance à 12 mois du bénéfice par action, tel qu’il a été prévu par le consensus pour le S&P 500, a atteint un sommet en décembre et depuis, il n’a cessé de baisser. Le marché s’attend maintenant à ce que cette année, la Réserve fédérale (Fed) procède à trois abaissements de ses taux.
Euroboost
Pour l’Europe, c’est l’augmentation des coûts d’emprunt qui change la donne. La hausse des rendements est en effet impressionnante. Seule l’Allemagne dispose d’une réelle marge de manœuvre budgétaire pour accroître sa dette, de sorte que les autres pays compteront sur l’UE pour faire des concessions sur le traitement des dépenses liées à la défense. Mais les emprunts se renforceront et il faudra sans doute trouver des économies à réaliser dans d’autres secteurs de dépenses. Il est donc difficile de prédire quel effet net cela aura sur la croissance. D’aucuns avancent que les dépenses de défense pure ont des effets multiplicateurs limités. Or, nous devons voir où se trouve le point d’équilibre entre la défense pure et les dépenses d’infrastructure dans un sens plus large, car les guerres d’aujourd’hui dépendent de la technologie, des communications, de la logistique, ainsi que de la fabrication du matériel. Mais le fait de supporter une plus grande part du fardeau de la défense, et de devoir éventuellement s’adapter aux tarifs douaniers américains, ou d’y riposter, pourrait s’avérer positif en termes de perspectives de croissance pour l’Europe. Voilà la façon dont les investisseurs européens en actions voient les choses.
Des Bunds à 3,5%?
Le renforcement des emprunts soutenus a pour conséquence que les taux d’intérêt réels devront augmenter et qu’il y aura un taux neutre structurellement plus élevé à long terme. Je pense que les marchés de taux intégreront cette nouvelle réalité plus rapidement que ceux du crédit ou des actions. Difficile de dire où se situera le taux réel requis : au début des années 1990, les taux réels allemands étaient d’environ 5%. Nul besoin qu’ils se situent au même niveau, cette fois-ci, compte tenu de la relativement faible ampleur de la dette publique et du volume important de l’épargne des ménages en Allemagne. Si l’on examine l’une des classiques obligations allemandes indexées sur l’inflation (à savoir le ‘Bund’, obligation d’État), on constate que son rendement réel a certes augmenté progressivement depuis que les banques centrales ont commencé à relever leurs taux, mais qu’il reste néanmoins faible. Avant cette semaine, il se montait à 0,5%. Dans d’autres pays, les rendements réels ont été plus élevés (environ 1,2% pour les obligations françaises, britanniques et américaines indexées sur l’inflation). En supposant que les rendements réels allemands atteignent un tel niveau, cela signifierait un rendement obligataire nominal avoisinant les 3,5% (le rendement actuel à 10 ans étant de 2,9%). Or, les rendements allemands n’ont pas atteint, et encore moins dépassé, la barre des 3,5% depuis la période qui a précédé la crise financière mondiale de 2008.
La BCE poursuit son assouplissement
L’évolution future des taux et des rendements dépend également de la BCE. L’écart entre le rendement du Bund allemand à 10 ans et le taux de dépôt de la BCE a déjà été supérieur à 3,0% par le passé, de sorte que même avec un nouvel assouplissement d’environ 50 pb, faisant suite à l’abaissement des taux de 25 pb opéré en mars, les rendements du Bund pourraient encore se retrouver dans une fourchette de 3,5% à 5,0%. Il ne s’agit là aucunement d’une prévision, mais les investisseurs doivent réfléchir à ce qui pourrait se produire. Il serait difficile d’obtenir un tel résultat dans d’autres pays européens, dont les soldes budgétaires sont plus faibles. Au cours de l’année dernière, les écarts entre les obligations souveraines européennes et les obligations allemandes ont eu tendance à se resserrer. Il en va de même pour les écarts de crédit des entreprises. L’augmentation des rendements des Bunds entraînera une hausse des rendements des autres dettes publiques, ce qui suscitera de nouvelles inquiétudes quant à la viabilité des finances publiques de certains pays, notamment s’ils doivent par ailleurs accroître leur budget consacré à la défense. Jusqu’à présent, les spreads des obligations d’entreprises de la zone euro sont restés stables, mais les analystes du crédit devront tenir compte de l’augmentation des coûts d’emprunt globaux que connaît cette nouvelle ère.
Les titres à revenu fixe sont désormais moins ennuyeux
Il existe une probabilité accrue que le marché anticipe un taux à long terme qui ne risquerait pas de provoquer une nouvelle crise de la dette souveraine européenne. La mutualisation et le choix judicieux du moment peuvent contribuer à atténuer l’impact sur le marché. Pour les Bunds allemands, des rendements supérieurs à 3,0%, et certainement ceux supérieurs à 3,5%, peuvent être considérés comme suffisamment élevés. Les marchés des titres à revenu fixe sont en mesure de rapidement réajuster leurs prix. À court terme, cela signifie que l’exposition à la duration peut entraîner des rendements négatifs, tandis que les échéances plus courtes du marché obligataire sont susceptibles d’être moins affectées. Si les marchés du crédit restent stables, les stratégies de crédit à durée courte devraient obtenir de meilleurs résultats que les indices et les portefeuilles d’obligations, et ce, pour toutes les échéances. Lorsque le marché estimera que toutes les mesures nécessaires auront été engagées, les titres à revenu fixe retrouveront leur attrait. En 1990, les rendements des obligations allemandes avaient gagné 170 points de base. En 1991, ils chutaient de 100 pb et perdaient encore 70 pb l’année suivante. Les rendements obligataires plus élevés ne favorisent pas les actions, ni la croissance économique (ou un mécanisme de taux de change fixe), mais en fin de compte, ils peuvent être attrayants pour les titres à revenu fixe.
Une croissance plus incertaine pour les actions
J’ai un peu plus de mal à cerner les perspectives concernant les actions. La perturbation des revenus, provoquée par le changement radical des relations commerciales et politiques, dont les entreprises américaines (et mondiales) subissent les retombées, devrait conduire à une baisse des multiples de valorisation des actions. Il est évidemment facile de l’affirmer, une fois que le S&P 500 s’est défait de ses gains réalisés juste après la victoire de Trump. Le niveau de l’indice du marché reste cependant encore supérieur de 13 à 15% à son niveau d’il y a un an. Mais il serait naïf de s’attendre à ce que le risque politique disparaisse et que se poursuive la reprise observée précédemment. Trump va demeurer une source d’incertitude : des risques planent désormais sur l’Ukraine, sur les relations avec l’UE, la Chine et la Russie, et son attitude discutable envers le Canada, le Groenland et le Panama a créé autant de nouvelles menaces. Le risque politique persiste donc, de même que la volatilité des marchés.
Le monde de Trump chamboule tout
Malgré les commentaires affirmant le contraire, je soupçonne le président Trump d’avoir un œil sur le marché boursier. La manière de faire du «commerce à la Trump» est censée produire une hausse des cours des actions et des rendements obligataires, car son action politique a engendré une toile de fond plus inflationniste. Le rétropédalage effectué dans le domaine des droits de douane imposés aux constructeurs automobiles montre toutefois que les nouveaux tarifs douaniers ont un effet fortement perturbateur sur les chaînes d’approvisionnement, ce qui, à terme, pourrait également affecter la production et l’emploi. Dans le même temps, les importations anticipées ont entraîné une augmentation massive du déficit commercial en janvier. Le chamboulement des données économiques sera peut-être de courte durée, mais chez les traders insuffisamment aguerris et les commentateurs des marchés financiers, l’humeur est en train de changer rapidement. À l’heure qu’il est, le marché a intégré par anticipation trois paliers d’abaissement des taux de la Fed pour cette année, et il table sur un taux final tombé désormais à 3,3%. Je pense que les rendements obligataires passeront tôt ou tard sous la barre des 4,0%, de sorte que l’écart entre les bons du Trésor américain et les rendements obligataires européens se réduira encore un peu plus. Il s’agit également d’un signal indiquant une prochaine dépréciation du dollar.
Le monde de Trump fournira à des gens comme moi une profusion inépuisable de sujets à commenter. L’astuce consistera à essayer d’y voir clair et de se forger une opinion solide sur les marchés. Pas facile. Pour l’instant, l’aversion au risque est probablement la meilleure attitude à adopter jusqu’à ce que la lumière se fasse sur certains des événements géopolitiques les plus importants. Aux États-Unis, les perspectives de croissance sont remises en question, ce qui profite aux bons du Trésor américain et dessert le S&P 500. En Europe, les perspectives de croissance pourraient être revues à la hausse, ce qui serait une mauvaise nouvelle pour les Bunds et une bonne chose pour l’Euro Stoxx. Ah, si c’était vraiment si simple que ça. En tous les cas, restez branchés!
(Données de performance/sources de données: LSEG Workspace Datastream, Bloomberg, AXA IM, état du 6 mars 2025, sauf mention contraire). Les performances passées ne doivent pas être considérées comme un indicateur de performances futures.