La coopération mondiale à l’ère Trump

George Papaconstantinou & Jean Pisani-Ferry

4 minutes de lecture

L’Amérique s’étant lassée de son rôle de longue date à la tête de la communauté internationale, le monde est arrivé à une croisée des chemins.

A l’approche de l’investiture de Donald Trump, l’ambiance à Bruxelles et dans les capitales européennes oscille entre panique et résignation. Beaucoup espèrent pouvoir trouver une forme de modus vivendi transactionnel avec le président américain. La conclusion d’accords ponctuels ne répondra cependant pas à la principale question en suspens: que signifiera une nouvelle présidence Trump pour la coopération mondiale? Quels sont les espoirs que puissent être menés des efforts collectifs de sauvegarde des biens publics mondiaux tels que le climat et la santé publique, ainsi que de préservation de la prospérité à travers le maintien de l’interdépendance économique?

L’élection de Trump constitue sans aucun doute une mauvaise nouvelle pour ceux qui estiment que nous avons tous le devoir de préserver les biens communs mondiaux, et que l’interdépendance doit être régie par des règles claires, stables et cohérentes. Nationaliste pur et dur, Trump considère fondamentalement la gouvernance mondiale comme un obstacle à la suprématie américaine. Indifférente aux principes et aux règles, son approche est entièrement transactionnelle. Le président élu menace d’ores et déjà le Canada et le Mexique de leur imposer des droits de douane s’ils ne stoppent pas l’entrée de fentanyl et de migrants aux Etats-Unis; il a averti les neuf pays des BRICS sur le fait que toute tentative de création d’une monnaie rivale du dollar donnerait lieu à de sérieuses représailles; enfin, il enjoint à l’Europe d’acheter davantage de pétrole et de gaz américain, sous peine de droits de douane une fois de plus.

S’agissant du commerce international, les droits de douane appliqués par Trump pourraient constituer le dernier clou planté dans le cercueil du système multilatéral fondé sur des règles.

Plus problématique encore, tout porte à croire que Trump ne constitue pas une aberration passagère, comme l’avait exprimé le président américain Joe Biden en 2020, mais plutôt l’expression aberrante d’un changement fondamental dans l’attitude des Etats-Unis s’agissant du leadership mondial. L’Amérique s’étant lassée de son rôle de longue date à la tête de la communauté internationale, le monde est arrivé à une croisée des chemins. N’oublions pas l’analyse formulée par l’historien économique Charles Kindleberger concernant la Grande Dépression: cette crise reflétait non seulement la perte relative de puissance de la Grande-Bretagne, mais également le refus des Etats-Unis d’assumer la charge du leadership mondial.

Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont toutefois pleinement joué ce rôle, qui allie privilèges exorbitants et devoirs considérables. L’Amérique bénéficie immensément de la suprématie planétaire du dollar – qui lui procure notamment des revenus de seigneuriage – tout en assumant la responsabilité de la stabilité monétaire et financière mondiale. Cela signifie fournir des liquidités en dollar aux banques centrales partenaires en périodes de tension monétaire (comme en 2008-2010), et maintenir ouvert le marché américain des biens lorsque la demande mondiale est faible.

Seulement voilà, les Etats-Unis n’acceptent plus ce contrat implicite, et le monde d’aujourd’hui est trop fragmenté, trop diversifié, pour qu’un seul pays puisse jouir d’un statut dominant. Bien que l’Amérique demeure l’unique superpuissance financière (forte d’une capitalisation boursière d’environ 60’000 milliards de dollars, contre 9500 milliards pour la Chine, l’avance américaine étant encore plus importante sur les segments de marché de l’innovation), elle ne veut plus des obligations qui accompagnent le leadership. En situation de déclin démographique et économique, l’Europe n’est pas en capacité de prendre le relais. Quant à la Chine, elle est trop repliée sur elle-même pour pouvoir devenir la nouvelle puissance dominante. Le pays a beau se distinguer comme la première puissance manufacturière de la planète (représentant 35% de la production mondiale), il est encore loin de pouvoir assumer des responsabilités mondiales.

Tous les problèmes ne nécessitent heureusement pas le leadership d’un seul pays dominant. En cette troisième décennie du XXIe siècle, le monde va devoir s’orienter vers de nouveaux arrangements, et les responsabilités être plus largement réparties à l’échelle du globe. Dans notre livre New World New Rules : Global Cooperation in a World of Geopolitical Rivalries, nous analysons les accords de gouvernance dans divers domaines politiques – des biens communs mondiaux jusqu’à l’interdépendance économique traditionnelle, en passant par ce que nous appelons les questions d’«intégration par-delà les frontières». Dans chacun de ces cas, l’objectif consiste à préserver l’action collective dans un monde caractérisé par la fragmentation et les préférences divergentes.

En ce qui concerne le climat, bien commun mondial le plus emblématique – tout simplement existentiel – il faut s’attendre à ce que les Etats-Unis se retirent à nouveau de l’accord de Paris 2015 (que l’administration Biden avait rejoint). L’Amérique est toutefois un acteur secondaire en la matière, représentant seulement 13% des émissions mondiales, sachant par ailleurs que de nombreux efforts de réduction des émissions au niveau des États américains se poursuivront. D’autre part, l’Union européenne et la Chine pourraient assurer conjointement le leadership nécessaire pour rallier les grandes économies émergentes, pour mobiliser des financements privés à l’appui des objectifs zéro émission nette, ainsi que pour galvaniser la société civile.

S’agissant du commerce international, principal vecteur de l’interdépendance économique, les droits de douane appliqués par Trump pourraient constituer le dernier clou planté dans le cercueil du système multilatéral fondé sur des règles. Le président élu tentera de diviser les pays européens en imposant des droits de douane de manière différenciée afin de sanctionner ou de contraindre par la menace les Etats dans leur individualité. A condition de faire front dans l’unité (aux côtés du Royaume-Uni), l’Europe pourra toutefois résister, ce qui lui permettrait de proposer à Trump un accord prévoyant des achats en matière énergétique et de défense, de pouvoir riposter efficacement, ou encore de former des coalitions avec des pays tiers (d’où l’importance du récent accord commercial conclu par l’UE avec les pays latino-américains du Mercosur).

Quoi qu’il en soit, il devient évident que les règles commerciales multilatérales en vigueur sont trop exigeantes pour un monde fragmenté. L’UE doit se concerter avec ses principaux partenaires pour établir une distinction entre les comportements réellement inacceptables et les comportements simplement peu souhaitables.

Sur le plan de la macrofinance, autre grand vecteur de l’interdépendance économique internationale, la tendance à la démondialisation a débuté il y a déjà un certain temps. Bien que les institutions au cœur du système (Fonds monétaire international et Banque mondiale) demeurent solides, Trump pourrait user du droit de veto des Etats-Unis pour modifier leurs politiques sur toute une série de questions, dont l’atténuation et l’adaptation au changement climatique – qui ont représenté 44% des prêts de la Banque mondiale l’an dernier.

Afin de préserver le filet de sécurité financière international, il est nécessaire que l’Europe se concentre sur les complémentarités entre institutions régionales. Pour favoriser une coopération constructive, elle devra toutefois accepter que son rôle dans les principales organisations mondiales soit dilué, afin de tenir compte de l’ascension de la Chine et de diverses puissances intermédiaires.

Au-delà de ces domaines politiques essentiels, un certain nombre de questions interviennent concernant l’intégration par-delà les frontières, telles que la concurrence, la banque et la gouvernance fiscale, où l’acceptation généralisée de l’extraterritorialité et des réseaux informels peut produire des résultats souhaitables même en l’absence de règles strictes. Il semble peu probable que la coopération fiscale survive à une nouvelle administration Trump, du moins en ce qui concerne les multinationales; certaines discussions et certains processus techniques pourraient néanmoins se poursuivre sous les radars. Une approche plus progressive et plus segmentée pourrait constituer le meilleur moyen de préserver les avancées réalisées jusqu’à présent.

Sur toutes ces questions et bien d’autres, les dirigeants politiques devront s’adapter à un monde dans lequel aucune puissance n’est seule aux commandes. Cela signifiera définir pour chaque domaine quelles formes de gouvernance mondiale seront les plus appropriées dans un paysage inéluctablement plus diversifié et plus fragmenté.

 

Copyright: Project Syndicate, 2025.
www.project-syndicate.org

A lire aussi...