L’UE a besoin d’un ambitieux Pacte industriel vert

Jean Pisani-Ferry, Simone Tagliapietra et Laurence Tubiana

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Ce qui avait débuté comme un agenda climatique peut désormais aider l’UE à surmonter ses défis existentiels.

 

En lançant il y a cinq ans le Pacte vert pour l’Europe, l’Union européenne s’est imposée comme le chef de file mondial de l’action climatique. Les effets et les coûts du réchauffement climatique ne cessant néanmoins d’augmenter, la nécessité de bâtir une économie durable est encore plus importante aujourd’hui. Par ailleurs, la crise du gaz naturel qui a suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie souligne les impératifs d’accélération de la décarbonation pour sécuriser les approvisionnements énergétiques du bloc, de réduction des coûts de son électricité, ainsi que de renforcement de la cohésion sociale. Ce qui avait débuté comme un agenda climatique peut désormais aider l’UE à surmonter ses défis existentiels.

Pour atteindre ces objectifs, l’UE doit mettre en œuvre le paquet législatif Ajustement à l’objectif 55, qui prévoit de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) d’au moins 55% d’ici 2030, et elle doit adopter rapidement l’objectif proposé consistant à réduire ces émissions de 90% d’ici 2040. Le retour en arrière n’est pas une option, car il exposerait le bloc à des chocs climatiques plus graves encore, tout en mettant davantage à mal sa compétitivité, sa sécurité et sa crédibilité mondiale.

Le chemin à parcourir en direction de la neutralité carbone ne sera évidemment pas facile. À mesure de l’accélération de la transition énergétique, un certain nombre de questions d’équité se poseront, notamment celle de savoir qui supportera les coûts de la décarbonation des secteurs du bâtiment, des transports et de l’agriculture. Cette transition mettra peut-être également à l’épreuve la cohésion de l’UE, l’émergence d’industries vertes dans ses régions périphériques étant susceptibles de reconfigurer les rapports de forces au sein du bloc. Au niveau mondial, elle suscitera des inquiétudes quant à la préservation d’un terrain équitable vis-à-vis des États extérieurs à l’UE dont la décarbonation ne suivra pas la même cadence.

L’accomplissement d’une transition propre, juste et compétitive nécessite un nouveau Pacte industriel vert, qui promeuve à la fois la décarbonation et une croissance ainsi qu’un développement industriel durables. Un tel ensemble intégré de politiques, que la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen s’est engagée à promouvoir durant les 100 premiers jours de son second mandat, renforcerait le soutien à l’appui de la transition écologique, en la rendant politiquement acceptable.

Une stratégie industrielle européenne doit créer les conditions propices à l’investissement. Cela signifie premièrement rendre les énergies renouvelables plus abordables, et favoriser leur déploiement en mettant en place des crédits d’impôt, en réformant les marchés des matières premières, et plus encore. Il sera également nécessaire de réduire les lourdeurs bureaucratiques (sans compromettre la politique climatique), par exemple en accélérant les autorisations ainsi qu’en améliorant l’accès aux financements et aux marchés, afin de mobiliser les ressources dont les fabricants de technologies propres ont besoin pour se développer, et les industries énergivores pour se moderniser.

Il existe fort heureusement de nombreux moyens de stimuler les investissements verts, notamment l’intégration d’une règle d’investissement public dans le nouveau cadre budgétaire de l’UE, ainsi que l’augmentation des financements de la Banque européenne d’investissement, afin qu’elle puisse maximiser sa capacité à réduire les risques liés aux investissements dans les énergies propres. L’UE pourrait également mieux utiliser son budget commun en créant un nouveau fonds européen pour la compétitivité – que von der Leyen a également promis de créer – afin de stimuler l’innovation, ainsi qu’en conditionnant les décaissements à la mise en œuvre de plans énergétiques et nationaux par les États membres. Par ailleurs, une union de l’épargne et des investissements contribuerait à un marché financier européen plus solide.

Cette stratégie pourrait utiliser les marchés publics pour créer un marché intérieur des technologies propres et des produits innovants fabriqués en Europe. Bien entendu, la gestion des ressources telles que l’eau devenant de plus en plus importante, les mesures en faveur de l’économie circulaire et de la protection de l’environnement devraient également jouer un rôle majeur.

Il est par ailleurs nécessaire de réfléchir à la manière d’intégrer la transition énergétique et la transition numérique, ainsi que de surmonter les compromis entre les deux : les centres de données nécessitent par exemple beaucoup d’énergie, mais les technologies numériques seront essentielles à la gestion efficiente du futur système énergétique.

Enfin, il est essentiel que les travailleurs soient formés aux emplois de demain, afin de réduire l’impact social de la transition énergétique, en particulier dans les régions abritant des industries à forte intensité de carbone.

Pour répondre aux problématiques spécifiques à chaque secteur, il serait nécessaire que le nouveau Pacte industriel subventionne les chaînes d'approvisionnement stratégiques au sein de domaines technologiques dans lesquels l’UE jouit d’un avantage comparatif, tout en tenant compte des compromis entre décarbonation, compétitivité et sécurité. Un degré maximum d’«européanisation» serait pour cela nécessaire.

En phase avec les recommandations du récent rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne, il sera crucial de canaliser les financements publics vers d’importants projets d’intérêt européen commun (PIIEC), et de développer l’utilisation d’instruments tels que le Fonds pour l’innovation. Les initiatives pionnières de la Banque européenne de l’hydrogène – notamment sa proposition d’enchères en tant que service, permettant aux États membres de compléter les allocations du Fonds de l’UE pour l’innovation afin de soutenir davantage de projets, ou encore les «contrats carbone pour la différence», permettant aux entreprises de se protéger contre les fluctuations futures des prix – pourraient ici faire office de modèle.

Pour veiller à ce que les rares ressources soient allouées à des PIIEC, le fonds européen pour la compétitivité devrait être conçu de manière à combiner des instruments financiers nouveaux et existants. Par ailleurs, le nouveau cadre budgétaire de l’UE devrait accorder un traitement préférentiel au soutien national pour les projets, et des efforts devraient être fournis pour trouver des financements issus des recettes générées par le système européen d’échange de quotas d’émission ainsi que par les contrats carbone pour la différence des États membres. Un plan de décarbonation industrielle à grande échelle ne pourra être crédible que s’il inclut des mesures concrètes consistant à réduire le coût du capital ainsi qu’à fournir les ressources suffisantes.

À l’instar du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE ainsi que de sa législation sur la déforestation, le Pacte industriel vert aura des répercussions planétaires. Afin d’apaiser les tensions géopolitiques et de diversifier ses sources de matières premières ainsi que de composants critiques, le bloc pourrait développer des partenariats commerciaux et d’investissement verts avec des pays tiers stratégiques. Une collaboration avec des gouvernements extérieurs à l’UE, autour d’objectifs d’énergie verte, constituerait un grand pas dans le renforcement de la compétitivité et de la sécurité européennes.

Ces partenariats commerciaux et d’investissement verts ne pourront toutefois exister que si deux conditions sont remplies. Premièrement, l’«approche Team Europe», dans le cadre de laquelle les États membres unissent leurs forces en matière d’action extérieure, doit être développée à plus grande échelle afin de renforcer l’influence de l’UE dans les pays tiers. Deuxièmement, il est nécessaire que ces partenariats soient coordonnés au niveau des vice-présidents exécutifs, pour assurer dans l’ensemble la cohérence et l’impact des politiques.

La viabilité politique du Pacte vert européen dépend de la mise en œuvre par l’UE d’un ensemble de politiques combinant les efforts de décarbonation avec des mesures visant à renforcer la compétitivité et la cohésion sociale. La mise en œuvre d’un ambitieux Pacte industriel vert doit par conséquent constituer la principale tâche de la nouvelle Commission européenne.

Jean Pisani-Ferry, membre principal du think tank bruxellois Bruegel, et membre principal non permanent du Peterson Institute for International Economics, est professeur à Sciences Po. Simone Tagliapietra, membre principal du think tank bruxellois Bruegel, est professeur à la School of Transnational Governance de l’Institut universitaire européen. Laurence Tubiana, ancienne ambassadrice de la France dans les négociations relatives à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, est PDG de la Fondation européenne pour le climat, et professeure à l’École normale supérieure.

 

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