Incohérence et danger de la politique commerciale américaine

Stephen S. Roach, Université de Yale

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Le libre-échange et la mondialisation ont été bénéfiques. Cette conclusion généralement partagée dans la période de l'après-guerre est maintenant considérée comme une hérésie.

La politique commerciale des USA n'est pas cohérente. Plutôt que visant à faciliter les échanges, elle ressemble à un outil dirigé contre la Chine. Il n'est pas surprenant que l'Empire du milieu ait régi en faisant de même. Les deux superpuissances appelant leurs alliés à la rescousse (le G7 en ce qui concerne les USA, le Sud global en ce qui concerne la Chine), le découplage économique n'est qu'un problème parmi tant d'autres.

Il est facile de critiquer les présidents Trump et Biden pour cette évolution malheureuse - Trump pour avoir déclanché la guerre commerciale sino-américaine, et Biden pour continuer sur la voie du protectionnisme. Mais des problèmes existaient avant eux - des problèmes qui s'enracinent depuis une décennie dans une incompréhension du rôle du commerce extérieur dans une économie ouverte.

Les dirigeants politiques voient souvent la balance commerciale de manière binaire: il est bon qu'elle soit excédentaire, mauvais qu'elle soit déficitaire. La balance commerciale des USA en matière de biens est déficitaire depuis 1970 (à l'exception de 2 années). Aussi considèrent-ils le commerce comme un facteur négatif dans le cadre d'une économie puissante comme la leur: il aurait une influence défavorable sur l'emploi, les entreprises, la population et les revenus.

Dans cette perspective, ils se voient comme la victime impuissante de fauteurs de trouble - toujours les autres. Dans les années 1980, ils pointaient du doigt le Japon, aujourd'hui, c'est la Chine. Ils critiquent également l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qu'ils ont réussi à neutraliser en bloquant depuis 5 ans les nominations à l'organe d'appel de l'OMC.

Leurs critiques relèvent de la politique et non de l'économie. Au tout début de leurs études, on apprend aux étudiants en économie à respecter un principe de base de la comptabilité nationale: la balance commerciale d'un pays est la différence entre investissement et épargne. Autrement dit, un pays à court d'épargne qui souhaite investir et se développer doit emprunter un excédent d'épargne à l'étranger, ce qui passe par un déficit de sa balance des paiements et de sa balance commerciale.

Ce cadre conceptuel s'applique parfaitement à l'épargne nette des USA (la somme corrigée de la dépréciation de l'épargne des particuliers, des entreprises et du secteur public). En 2023, leur taux d'épargne intérieure nette était négatif, -0,3% du revenu national, alors que sa moyenne était de +6,4% après la Deuxième Guerre mondiale. Un taux négatif n'avait été enregistré qu'une seule fois auparavant, pendant et immédiatement après la crise financière mondiale de 2008-2009.

Malgré les efforts des dirigeants américains pour convaincre les électeurs qu'ils sont en train de résoudre les problèmes commerciaux du pays, la notion même de «solution chinoise» sonne faux. 

Cela conduit à une conclusion politiquement gênante pour le commerce: à court d'épargne, les USA enregistrent des déficits extérieurs massifs. En 2023, celui des comptes courants représentait 3% du PIB, et celui du commerce des biens 3,9% du PIB - en moyenne plus du double de ces mêmes déficits durant l'après-guerre, ils étaient respectivement de 1,3% et de 1,7%.

Il est illusoire d'accuser autrui. Sans déficit de l'épargne intérieure, il n'y aurait pas de déficit commercial. Ce déficit est en grande partie réalisé au niveau national en raison du déficit massif du budget fédéral qui est comptabilisé comme une épargne négative. Après avoir explosé pendant la récession due à la pandémie pour atteindre 13,3% du PIB en 2020-2021, le déficit budgétaire est resté à 5,8% du PIB en 2022-2023, soit près du double de la moyenne de 3,2% durant la période 1962-2019. En outre, à examiner les prévisions du Bureau du budget du Congrès, ce taux de déficit pourrait rester sensiblement à son niveau actuel au cours de la prochaine décennie.

Cet état de choses n'est pas imputable à la Chine, il résulte de décisions délibérées de la part des dirigeants américains. Pourtant lors de la campagne présidentielle de 2016, Trump a fait porter sur la Chine la responsabilité de l'aggravation du déficit commercial des USA en soulignant que sa part dans le déficit américain a fait un bond de 20% à près de 50% entre 1999 et 2015. Les droits de douane ont rapidement suivi la victoire de Trump.

D'un certain point de vue, cette stratégie a semblé fonctionner. Entre 2018 et 2023, les droits de douane ont réduit la part de la Chine dans le déficit commercial américain de 138,8 milliards de dollars. Toutefois au cours de la même période, leur déficit total s'est creusé de 181 milliards de dollars - exactement ce à quoi l'on peut s'attendre de la part d'un pays dont le taux d'épargne est en baisse. Si l'on met la Chine de coté, du fait de l'augmentation des importations nettes en provenance du Mexique, du Vietnam, du Canada, de la Corée du Sud, de Taïwan, de l'Inde, de l'Irlande et de l'Allemagne, le déficit commercial des USA s'est creusé de 319 milliards de dollars durant la période considérée.

En d'autres termes, malgré les efforts des dirigeants américains pour convaincre les électeurs qu'ils sont en train de résoudre les problèmes commerciaux du pays, la notion même de «solution chinoise» sonne faux. En ciblant la Chine, les USA ne font que détourner les échanges d'un pays producteur à faible coût vers des pays où les coûts sont plus élevés. Pour les consommateurs américains, cela se traduit par une hausse des prix qui équivaut à une taxe supplémentaire qui s'ajoute à celle due à l'augmentation des droits de douane sur les produits chinois. Or Washington se satisfait du déficit massif du budget fédéral qui va réduire encore l'épargne nationale, ce qui entraînera un détournement accru des échanges.

Si seulement l'histoire s'arrêtait là. Le conflit commercial permet à Washington de lancer une attaque politique tout azimut contre la Chine. Les préoccupations de sécurité nationale ont donné naissance non seulement à une guerre technologique, mais à une flambée de sinophobie qui augmente le risque de guerre cybernétique.

Par ailleurs, les USA viennent d'annoncer un nouveau recours à l'article 301 de la loi sur le commerce de 1974 pour viser les véhicules électriques, les batteries et les panneaux solaires chinois, des secteurs dans lesquels les USA ne disposent guère d'avantage concurrentiel. Cela va compromettre leurs objectifs en matière d'énergie verte au moment où les effets du réchauffement climatique se font de plus en plus ressentir. Cela sent aussi l'hypocrisie, car ils se plaignent des subventions inéquitables de la Chine en faveur des énergies vertes tout en ignorant les subventions généreuses qu'ils ont versé à des entreprises comme Tesla.

Le libre-échange et la mondialisation ont été bénéfiques. Cette conclusion généralement partagée dans la période de l'après-guerre est maintenant considérée comme une hérésie. Cela a conduit aux incohérences de la politique commerciale américaine - inquiétude face au déficit commercial lié à l'épargne, paranoïa autour de la sécurité nationale et crainte de devoir compter sur la capacité productive de la Chine pour combattre le réchauffement climatique - une situation lourde de menaces pour la planète. On est à l'opposé d'une gouvernance mondiale, et le risque d'un conflit entre les superpuissances est un rappel douloureux des années 1930.

 

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

 

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