Le manque d’imagination de la Chine

Stephen S. Roach, Université de Yale

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La prédilection ancienne et affirmée de la direction chinoise pour les mesures contracycliques est en décalage avec les risques déflationnistes croissants.

©Keystone

 

La Chine est à un moment critique. Son économie consommatrice de dette et encline à la déflation fait moins bien – et c’est peu dire – qu’elle le devrait. Son gouvernement est désormais empêtré dans une crise majeure de rivalité entre superpuissances, en l’occurrence avec les Etats-Unis. Qui pis est, les autorités chinoises, pour répondre à ces défis, préfèrent mobiliser l’idéologie et des tactiques usées copiées du passé, plutôt que d’engager des réformes décisives. Les solutions imaginatives aux problèmes difficiles se font rares.

Pendant l’essentiel des vingt-cinq dernières années, j’ai vu la Chine avec les yeux d’un optimiste invétéré; je ne formule donc pas à la légère ces conclusions. Mon cours à Yale, «La Chine d’après», défendait la perspective d’une transformation complète du modèle de croissance chinois, et de son passage d’une économie conduite par l’investissement et les exportations à une économie tirée par la consommation intérieure.

Certes, je m’inquiétais de la porosité du filet de protection sociale – pour ce qui concernait tant les retraites que les soins de santé – et de la possibilité qu’elle n’entraînât une hausse de l’épargne de précaution, boostée par la crainte de l’avenir, qui inhiberait la demande et la consommation. Mais si ces inquiétudes témoignaient de difficultés, elles ne me semblaient pas présager de risques réels, et je continuais de penser que la Chine parviendrait à rééquilibrer son économie.

La réaction chinoise au fléchissement de l’économie est rétrograde.

C’est en 2021 qu’ont surgi mes premiers doutes, lorsque les régulateurs chinois s’en sont pris aux sociétés de plateforme sur internet. Cet assaut ciblé contre des entrepreneurs me semblait présager d’une «carence de vitalité». Dans mon dernier livre, Accidental Conflict, j’ai fait part d’autres inquiétudes, sur les conséquences de la compagne dite de «prospérité commune» menée par Xi Jinping, qui visait la création de richesse par les preneurs de risques chinois. Puis, voici un an, j’ai jeté l’éponge, comme on dit; dans «L’Enthousiasme anéanti d’un optimiste chinois», je me suis alarmé de la nouvelle fixation du gouvernement sur les questions de sécurité nationale, propre à diminuer le potentiel chinois de dynamisation de l’économie.

Ce revirement m’a valu force critiques, notamment de personnalités politiques aux Etats-Unis dont la vision est depuis longtemps biaisée, et de leurs amis dans les médias. Curieusement, les Chinois se sont montrés plus ouverts au débat, en particulier sur l’hypothèse d’une Chine d’après qui ressemblerait de plus en plus au Japon d’après. J’en ai discuté avec un éventail assez large de hauts fonctionnaires, de dirigeants d’entreprises, d’enseignants et de chercheurs, d’anciens étudiants et d’amis, lors d’une série de visites en Chine au cours des derniers mois, et trois conclusions se dessinent.

Premièrement, la réaction chinoise au fléchissement de l’économie est rétrograde. Le gouvernement s’appuie sur des mesures de «relance budgétaire proactive [couplée à une] une politique monétaire prudente», selon l’expression consacrée, afin de soutenir une croissance économique aux alentours de 5% en 2024 (la cible sera officiellement annoncée par le premier ministre Li Qiang en mars, devant l’Assemblée nationale populaire). Comme ce fut le cas aux lendemains de la crise financière asiatique de 1997-1998, la Chine recourt une fois encore à force brute de puissantes injections de liquidités pour répondre aux grands bouleversements qui surviennent aujourd’hui sur le marché immobilier, dans les véhicules de financement locaux et sur les marchés d’actions.

La productivité chinoise est particulièrement inquiétante, surtout compte tenu du vieillissement de la population, qui prélève son tribut sur la population active.

Deuxièmement, ces tactiques contracycliques centrées sur le court terme ne répondent pas efficacement aux problèmes structurels de la Chine sur le long terme. Selon les estimations des Nations unies, la population active chinoise, qui a culminé en 2015, va perdre environ 220 millions d’ici 2049. Une rapide analyse économique nous indique que pour maintenir une croissance stable du PIB avec une main-d’œuvre qui diminue, il faut extraire de chaque travailleur plus de valeur ajoutée, ce qui signifie que la croissance de la productivité devient essentielle. Mais avec une Chine qui compte de plus en plus, désormais, sur les entreprises publiques à faible productivité et qui maintient sur le secteur privé à forte productivité une intense pression réglementaire, les perspectives d’une accélération de la productivité semblent compromises.

Enfin, le gouvernement continue de se préoccuper, plus que jamais, de sécurité intérieure. Pour preuve les récentes initiatives anticorruption ayant pris pour cible l’armée et les assauts réglementaires intermittents mais tenaces contre le secteur privé. Ainsi l’industrie des jeux vidéo est-elle une fois de plus l’objet d’attentions scrupuleuses, comme le sont plusieurs cadres supérieurs ou patrons étrangers en vue. En outre la troisième session plénière de la Commission centrale de contrôle de la discipline du parti a souligné l’importance de la discipline idéologique élevée au rang de valeur fondamentale. A cette fin, le parti communiste a effectivement pris le contrôle de certaines des institutions d’enseignement supérieur les plus prestigieuses du pays, comme l’université Tsinghua à Pékin, l’université Jiao-tong de Shanghai, et les universités de Nankin et de Fuzhou.  

C’est la productivité chinoise qui m’inquiète le plus, surtout compte tenu du vieillissement de la population, qui prélève son tribut sur la population active. La productivité est tout aussi importante pour le système socialiste de marché chinois que pour une économie capitaliste. Les chercheurs ont attiré l’attention sur certaines des sources principales de la croissance de la productivité – la technologie, l’investissement en capital humain, la recherche et le développement, et les rééquilibrages industriels dans le mix de la production nationale. C’est le regretté Robert Solow, concepteur de la théorie moderne de la croissance, qui l’a le mieux approchée, considérant la productivité comme une variable «résiduelle» du progrès technologique, déduction faite des contributions physiques en travail et en capital à la production.

Paul Krugman, dans un article important publié en 1994 par la revue Foreign Affairs, a traduit le modèle de Solow de la croissance économique dans l’économie du développement. La performance tant vantée des Tigres asiatiques et leur croissance rapide tiennent, affirme Krugman, au «rattrapage» de croissance qu’ont permis la construction de nouvelles capacités et l’apport de main-d’œuvre depuis les zones rurales où la productivité est faible aux villes où elle est élevée. Pressentant la crise financière asiatique, Krugman soulignait que ces économies ne parviendraient pas, au bout du compte, à capter l’énergie du bon génie tapi dans le résidu de Solow – par manque, disait-il, d’imagination.

Mes trois derniers séjours en Chine m'ont conduit aux mêmes conclusions. La direction chinoise souffre d’un déficit d’imagination de plus en plus inquiétant. Sa prédilection ancienne et affirmée pour les mesures contracycliques est en décalage avec les risques déflationnistes croissants, exacerbés par les interactions mortifères entre le vieillissement de la population et les graves problèmes de productivité rencontrés par l’économie chinoise. Dans le même temps, le gouvernement étouffe l’innovation sous les réglementations, cherchant dans l’idéologie sa source d’inspiration. Faute d’une approche plus imaginative de la direction de l’économie, la Chine pourrait demeurer encalminée, incapable de trouver les forces qu’ont si bien su convoquer, par le passé, ses réformateurs.

 


Traduit de l’anglais par François Boisivon

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