Vieux parasites

Martin Neff, Raiffeisen

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Si nous voulons retrouver la croissance, il ne faut pas que ce soit à tout prix et surtout pas à la charge de la jeunesse.

Pourquoi la jeunesse actuelle se contente-t-elle de si peu? Elle ne semble pas avoir besoin de beaucoup plus qu’un réseau sans fil performant et une petite fête de temps à autre. Michele Serra l’a plus ou moins décrit ainsi dans son ouvrage hautement recommandable «Les affalés». Le titre est une allusion à son fils de 18 ans qui vit pour ainsi dire sur son canapé, un casque sur les oreilles, le téléphone mobile dans une main et la télécommande de la télévision dans l’autre. Ce jeune homme est en lien avec la terre entière, sauf avec son père. Je n’en dirais pas plus, sachez juste que j’ai vécu quelque chose de similaire il n’y a pas si longtemps.

Entre-temps, mon aîné a son propre domicile. Depuis, notre lien est essentiellement numérique. Récemment, nous nous sommes revus à l’occasion d’un repas. Le repas de midi fut compliqué et on peut le résumer ainsi, de nos deux points de vue: «le vieux recommence à m’énerver» et «ce gamin ne sera jamais raisonnable». Nous ne sommes tous les deux pas faciles et il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement pour moi que pour mon père. Il a également eu droit à son lot de réflexions quand j’étais dans la vingtaine, mais il n’était pas en reste. Et pourtant, ce que je décris ici n’est pas un chapitre connu du conflit récurrent et sans doute nécessaire entre les générations. Car aujourd’hui, tout ou presque est différent. Nous sommes beaucoup plus aisés que nos parents, pour ne pas dire blasés. Mon père avait une espérance de vie (moyenne) inférieure de dix ans à la mienne. Les voyages en avion étaient un luxe, aujourd’hui le monde est accessible à tous pour peu d’argent, etc. De nombreuses personnes plus âgées considèrent que ce monde «meilleur» est le fruit de leur travail et de leurs sacrifices.

Tu parles d’une zone de confort 

Et voici qu’arrive une génération de jeunes parasites qui ont prétendument des valeurs différentes de celles des «vieux» et qui relativisent tout cela? Il n’en est pas question! Mais attendez, ce n’est pas si simple. Les «affalés» sont loin d’être des égocentriques égoïstes et accros au téléphone. Leurs valeurs ne diffèrent pas tant que cela de celles des anciens, comme le montrent les enquêtes. La famille (importante pour 92%), la santé (86%) et les amis (78%) jouent un rôle à peu près aussi important pour les adolescents et sans doute aussi les ad que pour nous à l’époque. Il n’y a qu’une chose qui ne compte plus autant à leurs yeux: l’argent (46%). Cela laisse un peu à penser à une zone de confort, mais il faut l’interpréter autrement. La protection de l’environnement (71%) est aujourd’hui beaucoup plus importante pour les jeunes que pour nous ou qu’un niveau de vie élevé (63%). J’ai toujours cru que mon aîné (né dans la zone de confort) prenait les choses trop à la légère et avait une vie trop facile. Mais je dois aujourd’hui fortement relativiser cet avis. Car lorsque j’étais jeune, les retraites étaient réputées garanties, l’épargne générait encore des intérêts, il n’était pratiquement pas encore question de réchauffement climatique et il n’y avait pas non plus de coronavirus.

Un manque de compréhension 

Le COVID-19 divise non seulement notre société et nous montre les limites du fédéralisme, voire de la démocratie directe, il creuse aussi progressivement un fossé entre les générations. Et notre «jeunesse», le capital humain économique de notre avenir est la première victime, si nous faisons abstraction des ménages modestes qui sont également particulièrement touchés par la pandémie. L’insouciante légèreté de l’être de la jeunesse mise à part, notre relève risque de se perdre. Et ceux qui en avaient encore conservé un soupçon après que l’été nous ait au moins accordé un peu de répit vont définitivement la perdre à présent. De nouveau confinée ou du moins fortement restreinte, peut-être même durant tout l’hiver, une génération grandit en étant privée de ce qui fait la maturité. Sortir, voir des amis, faire quelques excès de temps en temps; soyons honnêtes, ne sommesnous pas nombreux à en avoir eu besoin nous aussi pour devenir ce que nous sommes aujourd’hui? J’ai prêché le renoncement et la patience à mon fils, mais peut-on vraiment l’exiger de la jeunesse? Le remède de cheval que l’économie subit actuellement est dur, mais il est surtout mesurable, la souffrance de la jeunesse ne l’est en revanche pas. Elle n’a aucun avocat qui la défend, bien au contraire. Les «fêtards» ont été dépeints, voire diabolisés comme un cluster à risque, pour lequel nous n’avons aucune compréhension.

Faites que tout redevienne comme avant 

Après tout, nous devons tous faire des sacrifices. C’est ainsi que fonctionne la solidarité sociétale dans des situations exceptionnelles comme celle que nous traversons aujourd’hui. Et une nouvelle fois, c’est nous, les «vieux», qui exigeons cette solidarité sans ménagement. Nous hochons juste la tête quand c’est précisément la jeunesse qui occupe la place fédérale pour attirer l’attention avec véhémence sur des questions que nous différons depuis des décennies et que nous venons une nouvelle fois de reporter, pour raison de crise, cela va de soi, sans alternative comme le dirait Madame Merkel. Au lieu de profiter des inconvénients de la situation pour nous interroger sur ce que nous léguerons à notre jeunesse, nous nous querellons et nous crispons pour retrouver notre normalité. Une normalité qui considère la croissance économique comme remède miracle pour tout et lui accorde même plus d’importance qu’à la santé de tous et à l’environnement.

Une courbe d’apprentissage plate 

Tout cela me rappelle en quelque sorte les dernières crises financières. Déjà à l’époque, beaucoup de choses allaient mal. Mais au lieu d’attaquer le mal à la racine, nous avons commencé par sauver ceux qui avaient provoqué le désastre jugé impossible: les créanciers et le secteur financier. Autrefois fortement courtisés, les débiteurs privés se sont retrouvés à la rue, devenant des NINJA’s (no Income, no job, no assets). Dans un premier temps, les Etats périphériques de l’UE ont été inondés de crédits puis, lorsqu’ils se sont retrouvés fauchés, on les a dédaigneusement qualifiés de PIIGS (rappelle le mot cochon en anglais) ou GIPSI (gypsy = gitan). Ils ont par ailleurs été soumis à une cure d’austérité rigoureuse. Mais nous n’avons guère tiré les leçons de la crise financière et de l’euro. Notre jeunesse est à présent acculée dans les cordes, un peu comme les débiteurs à l’époque. Elle supporte pourtant l’essentiel de la charge de la pandémie, à savoir: la perte de l’insouciance au niveau émotionnel et l’explosion de la charge de la dette au niveau économique rationnel, que la jeunesse va devoir supporter, mais qu’elle ne pourra jamais rembourser. 71% des adolescents ont indiqué avoir extrêmement ou beaucoup souffert de la crise du coronavirus. 54% étaient tendus et 44% ont souffert de problèmes d’endormissement. Selon une enquête de l’institut Ifo, pendant la fermeture des écoles, 28% des parents se sont davantage disputés avec leurs enfants qu’avant. Malgré tout, encore plus de la moitié des jeunes ont une vision optimiste de l’avenir. Cela semble presque miraculeux.

Les enseignements de la nature 

Nous devrions non seulement être plus indulgents, mais aussi donner l’exemple et prendre au sérieux les préoccupations de ceux qui payent ou paieront bientôt nos retraites. Nous n’avons même pas réussi à «stocker définitivement» nos déchets nucléaires. Nous laisserons également cette charge à notre relève. Si nous voulons retrouver la croissance, il ne faut pas que ce soit à tout prix et surtout pas à la charge de la jeunesse. Il vaut mieux une chaîne du bonheur en faveur de la jeunesse nationale que des tentatives de solidarité internationales qui partent d’un bon sentiment. Il ne s’agit pas de les remettre en cause, mais tout est question de priorités. Il vaut également mieux investir dans l’environnement que dans la garantie de la surabondance. Un nouveau et véritable pacte entre les générations doit se focaliser sur l’avenir et non sur le présent. Ne penser qu’à aujourd’hui correspond au parasitisme du vieil establishment, dont l’hôte est la jeunesse. Dans la nature, un parasite n’irait cependant jamais jusqu’à saigner son hôte au point qu’il ne puisse plus le nourrir. C’est de la biologie et celle-ci est supérieure à l’économie (mainstream). 

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