Vertiges & hallucinations

Jacques-Aurélien Marcireau, Edmond de Rothschild Asset Management

2 minutes de lecture

Tout repose sur la croyance qu’une progression exponentielle de la puissance de calcul va améliorer les modèles et favoriser certaines de leurs propriétés émergentes.

Pas besoin d’aller marcher sur un fil entre deux flancs de montagnes pour être pris de vertiges: il suffit d’abord de regarder le parcours boursier des fers de lance de l’Intelligence Artificielle (IA) générative emmenés par Nvidia ou simplement d’écouter une intervention de Sam Altman, Dario ou d’autres entrepreneurs de la technologie puis d’envisager les conséquences des progrès de l’IA sur nos sociétés humaines.

Les chiffres aussi sont vertigineux: 3'000 milliards de capitalisation boursière1 atteints par Nvidia, des volumes échangés dantesques à faire pâlir les indices européens. C’est également probablement plus de 120 milliards de dollars qui seront déployés cette année pour mettre en réseau des centaines de milliers de processeurs graphiques de Nvidia dédiés à l’IA générative, entre les mains des géants de la Tech pour près de la moitié.

La raison tient en trois expressions «scaling laws»2, «emerging properties»3 et «agentic workflows»4. Pour le résumer brutalement, tout repose sur la croyance qu’une progression exponentielle de la puissance de calcul qui va améliorer les modèles et favoriser ce qu’on appelle les propriétés émergentes de certains modèles, lesquels semblent capables d’accomplir des tâches toujours plus complexes que les premiers Large Learnings Models (LLMs)5, jusqu’à atteindre des mécanismes proches du raisonnement. Ces modèles en retour, avec progressivement des capacités de raisonnement et d’actions, auraient un potentiel multiplicateur sur nos économies, notre productivité et nos découvertes. S’il deviendra possible en quelques clics de déployer un million de doctorants en biologie moléculaire sur une tâche d’ici à la fin de la décennie, une nouvelle ère s’ouvre, une ère de transformation où la question de l’identité au travail et de la méritocratie se posera.

Voilà pour les vertiges et les raisons qui feraient que les semi-conducteurs dédiés à l’intelligence artificielle pourraient être en pénurie pendant des années. Et leur parcours boursier en début d’ascension plutôt que sur un point haut.

Maintenant, le vertige se conjugue mal avec les hallucinations. Nombre d’entre vous avez fait l’expérience d’un résultat totalement erroné fourni par une intelligence artificielle générative. Ceci est largement corroboré par les données de recherche du Stanford Human Institute ou les observations empiriques de Google – qui a considérablement réduit la proportion de réponses sur son moteur de recherche fournies par l’IA générative suite à des erreurs – ou encore Bloomberg pour ne citer qu’eux. C’est indéniable: la fiabilité reste un sujet important et même ces entreprises richement dotées n’en viennent pas à bout. Est-ce une affaire de mois ou d’une décennie?

Par ailleurs, les défis restent nombreux: prouver les «scaling laws» et les «emerging properties» ne sera pas trivial. Il ne s’agit pas juste d’un défi technique: rendre ces modèles économiquement et écologiquement viables ainsi que socialement acceptables ne sera pas une formalité. Autant d’éléments qui laissent certains observateurs inquiets du niveau des marchés financiers tirés par les espoirs de l’IA. Et s’il s’agissait d’une hallucination collective portée par les esprits parmi les plus brillants mais surtout les plus puissants financièrement de la planète?

Aujourd’hui plus que jamais, le clivage est majeur entre les croyants et les non-croyants. Pour les premiers, c’est la fin du début sur les marchés financiers et la redistribution des cartes ne fait que commencer. Pour les seconds, c’est le début de la fin d’une bulle technologique comme il y en a eu par le passé.

Quel que soit votre camp, dans tous les cas, hallucinations ou pas, les marchés financiers vont s’élancer sur une pente vertigineuse. Reste à savoir dans quelle direction.

 

1Source: Bloomberg, 28.06.2024.
2Définition de «Scaling laws»: Lois d’échelle. Dans le domaine de l’IA, les lois d’échelle décrivent l’évolution de la perte en fonction de la taille du modèle et de l’ensemble de données.
3Définition de «Emerging properties»: Propriétés émergentes. Les propriétés émergentes font référence à ces capacités inattendues qui apparaissent à mesure que le système se complexifie.
4Définition de «Agentic workflows»: Flux de travail agentique. Il s’agit d’un système dans lequel plusieurs agents d’intelligence artificielle collaborent afin d’accomplir des tâches tout en tirant parti du traitement du langage naturel (NLP) et des grands modèles de langage (LLM). 
5Définition de «Large Learnings Models (LLMs)»: Grand modèle de langage.

A lire aussi...