Un ralentissement propice aux expérimentations

Robert Skidelsky, Université de Warwick

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On peut considérer le bitcoin comme une tentative d’utiliser les nouvelles technologies pour éviter une mauvaise gestion de la monnaie.

 

En matière monétaire, les périodes de ralentissement économique sont toujours des moments propices à des expérimentations, et la crise de 2008-2009 ne fait pas exception. Cela s’explique au moins en partie par l’idée instinctive selon laquelle les crises économiques sont dues à des facteurs monétaires, et qu’il y faut donc une solution monétaire. Soit il y a trop de liquidité, ce qui entraîne l’inflation, soit il y en a trop peu, ce qui entraîne la dépression. C’est pourquoi les acteurs des réformes monétaires (parmi lesquels on compte un grand nombre de charlatans) veulent éviter tout désordre monétaire susceptible de nuire à «l’économie réelle», autrement dit la production et le commerce.

«Il suffit de veiller à ce que la quantité de liquidités
sur le marché réponde aux besoins de l’économie.»

Mais ils veulent aussi éviter une remise en question bien plus radicale de l’ordre établi. Dans la mesure où les fluctuations monétaires sont la principale cause des fluctuations économiques, il suffit de veiller à ce que la quantité de liquidités sur le marché réponde aux besoins de l’économie et l’Etat n’a plus besoin d’intervenir. C’est la principale thèse des économistes libéraux.

On oublie souvent que le «New Deal» du président américain Franklin D. Roosevelt a commencé par une phase de relâchement monétaire. A l’époque de l’étalon-or, le Trésor américain achetait de l’or pour pousser les prix à la hausse et augmenter ainsi le pouvoir d’achat des agriculteurs très endettés. Qualifiée par Keynes d’ivresse de l’étalon-or, la frénésie d’achat de métal jaune suscitée par Roosevelt a souvent été jugée inefficace. Mais pour contrer les effets de la crise de 2008, Ben Bernanke, le président très monétariste de la Réserve fédérale américaine, et d’autres responsables des banques centrales ont fait de même en achetant en grande quantité des titres publics pour relancer l’économie. Keynes aurait sûrement qualifié d’ivresse des banques centrales cette politique monétaire non orthodoxe. Bien que la plus grande partie des liquidités ainsi créées ait été thésaurisée ou utilisée à des fins spéculatives, le relâchement monétaire a évité de céder aux pressions en faveur d’une politique budgétaire expansionniste.

La crise de 1933 et celle de 2008 ont suscité des appels forts à réformer le système bancaire. En 1933, aux USA la loi Glass-Steagall interdisait aux propriétaires des banques commerciales d’utiliser les dépôts de leurs clients pour spéculer. Après 2008, la loi Dodd-Frank aux USA, le rapport Vickers au Royaume-Uni et le rapport Liikanen en ce qui concerne l’UE préconisaient de rendre le système bancaire plus «résilient» aux «chocs». Alors que ces chocs étaient la conséquence de la crise économique, on a fait comme s’ils en étaient la cause: «Restaurons l’ordre monétaire et bancaire et il n’y aura plus de crise».

«Les détails techniques de ces nouveaux systèmes de liquidité
sont difficiles à appréhender, mais pas ce qui les inspire.»

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’apparition des cryptomonnaies, la dernière mode en matière monétaire. Ces «systèmes de liquidités électroniques entre pairs» visent à résoudre les problèmes économiques par des mesures monétaires, mais en court-circuitant les banques. «Pourquoi utiliser ces intermédiaires souffreteux», demandent les créateurs de cryptomonnaies, alors qu’il est possible de créer des systèmes de transaction et de dépôts électroniques sécurisés et inaccessibles à des contrôleurs potentiels?

Les détails techniques de ces nouveaux systèmes de liquidité sont difficiles à appréhender, mais pas ce qui les inspire. Le début du bitcoin en janvier 2009 coïncide avec la crise bancaire. Les banques faisaient faillite ou l’évitaient grâce à l’argent des contribuables. Des gens ont donc cherché à mettre leur argent hors de portée des services fiscaux, à éviter de le déposer dans les banques et à effectuer leurs transactions sans passer par elles. La nouvelle cryptomonnaie offrait la solution.

Le bitcoin peut aussi attirer en raison des possibilités de spéculation qu’il offre et de blanchiment d’argent issu de divers trafics. Mais au-delà de sordides motivations, se trouve également le rêve d’une liberté totale de création de la monnaie, ainsi que l’a proposée l’économiste Friedrich Hayek. Il a émis l’idée d’autoriser la création de monnaies privées en concurrence les unes avec les autres au milieu des années 1970, en pleine période inflationniste qu’il attribuait à de trop grandes facilités de crédit de la part des banques centrales. Il écrivait en substance ceci: Si nous voulons conserver la liberté d’entreprendre, nous n’avons d’autre choix que de remplacer le monopole de l’Etat sur la monnaie et le système de monnaies nationales par des monnaies privées en concurrence entre elles. Selon Hayek, l’Etat ne peut assurer une bonne gestion de la monnaie. «L’Etat a échoué, il est condamné à échouer et continuera à échouer à fournir une monnaie de qualité», écrivait-il.

«L’offre totale de bitcoins est fixée.
Il n'offre pas la possibilité de créer de la monnaie.»

On peut considérer le bitcoin comme une tentative d’utiliser les nouvelles technologies pour éviter une mauvaise gestion de la monnaie. A titre d’exemple, l’offre totale de bitcoins est fixée, ainsi que ce serait le cas dans une certaine mesure pour une devise reposant sur l’or. Paradoxalement, bien que créé à partir de rien, le bitcoin n’offre pas la possibilité de créer de la monnaie. Il sera extrait de sa «mine» en quantité de plus en plus faibles, jusqu’à ce que la mine soit épuisée en 2040 après extraction de 21 millions de pièces digitales. Autrement dit cette monnaie n’offre aucune élasticité. Bien avant que la mine ne soit épuisée, le bitcoin rencontrera le même problème que l’étalon-or: une offre de monnaie insuffisante par rapport à la croissance économique et démographique. Et la tendance à thésauriser les bitcoins ne fera qu’exacerber ce phénomène.

Par ailleurs les cryptomonnaies ne protégent pas contre l’inflation. Hayek pensait qu’un systéme monétaire efficace conduirait au monopole de la monnaie qui parviendrait le mieux à maintenir sa valeur. Mais tout au cours de l’Histoire on a évidemment cherché à éliminer les devises inflationnistes, ce qui a abouti à la création des banques centrales. Il est étonnant que ce rappel soit nécessaire pour s’en rendre compte. Les sociétés humaines n’ont pas découvert de meilleur moyen pour maintenir à un niveau relativement constant la valeur d’une monnaie que de confier aux banques centrales le contrôle de l’émission monétaire et celui du volume du crédit des banques commerciales.

Si l’on s’en réfère à la pensée de Hayek, la dernière crise est due à une offre de crédit trop importante de la part des banques, et ce diagnostic paraît exact. Mais il suffit de se demander pourquoi cela c’est passé ainsi pour comprendre qu’il n’y a ni réponse mécanique à cette question, ni solution mécanique au problème. Le slogan «Occupons-nous de l’économie et la monnaie s’autorégulera d’elle-même» est loin d’être satisfaisant, mais il est encore préférable à la croyance selon laquelle une réforme du système monétaire suffira à résoudre les problèmes d’une économie malade.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz.

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