Introduction
La semaine dernière a marqué un nouveau tournant historique: la fusée New Shepard de Blue Origin a transporté dans l’espace suborbital le tout premier équipage entièrement féminin. Pendant environ onze minutes, six femmes d’exception, la chanteuse Katy Perry, la journaliste Gayle King, l’ingénieure aérospatiale Aisha Bowe, la militante des droits civiques Amanda Nguyen, la productrice Kerianne Flynn, et la cheffe de mission Lauren Sánchez, ont survolé la Terre, observé sa courbure, flotté en apesanteur, et même été bercées par la voix de Katy Perry interprétant «What a Wonderful World». Entièrement autonome, sans pilote à bord, cette mission illustre les progrès fulgurants réalisés dans le domaine des vols spatiaux commerciaux en quelques années à peine. Mais le tourisme spatial est-il réellement sur le point de devenir une réalité commerciale?
Les acteurs majeurs du secteur
L’idée de permettre à des civils, et non uniquement à des astronautes, de voyager dans l’espace remonte à plusieurs décennies. Le rêve devient réalité en avril 2001, lorsque Dennis Tito, entrepreneur et ingénieur américain, devient le tout premier touriste spatial. Son vol est organisé par Space Adventures, une société américaine, en partenariat avec la société russe MirCorp. Initialement prévu vers la station spatiale Mir (désormais hors service), le voyage est redirigé vers la Station spatiale internationale (ISS). Dennis Tito débourse alors près de 20 millions de dollars pour embarquer à bord du vaisseau Soyuz TM-32 et séjourner sept jours en orbite, inscrivant son nom dans l’histoire comme le premier touriste spatial. Plus de vingt ans plus tard, le secteur connaît une accélération significative. Plusieurs entreprises se disputent désormais le leadership dans cette nouvelle course vers l’espace.
La semaine dernière, Blue Origin a de nouveau fait la une avec le lancement de son tout premier équipage entièrement féminin. Fondée en 2000 par Jeff Bezos, le créateur d’Amazon, Blue Origin s’est fixé pour objectif à long terme de permettre à des millions de personnes de vivre et de travailler dans l’espace. L’idée : développer des fusées à faible coût capables, un jour, de transférer les activités industrielles lourdes hors de la Terre. Restée longtemps discrète, l’entreprise n’a effectué son premier vol d’essai (non habité) qu’en 2015 avec la fusée suborbitale New Shepard. En juillet 2021, Jeff Bezos lui-même a participé au premier vol habité de l’appareil, devenant le premier milliardaire à franchir la ligne de Kármán, frontière conventionnelle de l’espace. Depuis, New Shepard, entièrement réutilisable, a déjà réalisé onze missions habitées, transportant 58 civils dans l’espace.
En matière de nombre de vols commerciaux, Virgin Galactic est en tête. Fondée en 2004 par Richard Branson, l’entreprise a connu de nombreuses années de tests et de retards avant d’effectuer son premier vol habité en 2021. Depuis, son avion spatial VSS Unity a transporté plus de 65 personnes à la frontière de l’espace, dont environ deux tiers de passagers ayant payé leurs sièges.
Leader mondial en matière de lancements de fusées, SpaceX, fondée par Elon Musk, PDG de Tesla, et valorisée à 350 milliards de dollars, se distingue par ses prouesses technologiques. Contrairement à ses concurrents qui misent sur de courts vols suborbitaux, SpaceX conçoit des fusées capables de missions orbitales complètes, capables de voyager beaucoup plus loin et de rester dans l’espace pour des voyages plus longs.
Source: CHARTR.
Space Perspective propose une approche différente du tourisme spatial. Au lieu de fusées, elle prévoit d’emmener des passagers aux confins de l’espace à l’aide d’un ballon à haute altitude et d’une capsule pressurisée. L’expérience est plus lente et plus douce, idéale pour ceux qui recherchent des vues panoramiques plutôt que de sensations fortes. Les premiers vols sont annoncés pour 2025, au tarif de 125'000 dollars par siège.
En Chine, la start-up Deep Blue Aerospace ambitionne d’entrer sur le marché du tourisme spatial suborbital. Elle développe actuellement une fusée réutilisable (Nebula-1 VTVL) ainsi qu’une capsule pour passagers. En octobre dernier, elle a présenté une feuille de route visant des vols suborbitaux de passagers d’ici 2027. Le prix d’un billet est estimé à 1,5 million de yuans (environ 210'000 dollars). Fait notable, deux places ont déjà été vendues à prix réduit via un livestream sur la plateforme Taobao, à un million de yuans chacune.
Modèle économique
Le tourisme spatial est un segment de niche de l’industrie aéronautique. Il se définit comme l’activité commerciale consistant à voyager dans l’espace à des fins de loisirs plutôt qu’à des fins scientifiques ou professionnelles. Contrairement aux compagnies aériennes traditionnelles ou aux bateaux de croisière, il s’agit d’une industrie naissante qui n’a pas de modèle de profit établi ni de décennies d’expérience opérationnelle pour la guider. Il existe actuellement deux grands types de tourisme spatial : les vols suborbitaux, qui franchissent brièvement la ligne de Kármán (100 km d’altitude) et offrent quelques minutes d’apesanteur, et les missions orbitales, qui impliquent des séjours plus longs et comprennent souvent un amarrage à l’ISS ou à des stations privées. Le tourisme lunaire, qui implique des missions privées autour ou vers la Lune, en est encore à ses débuts, avec des projets comme DearMoon de SpaceX (prévu pour 2025) et Blue Moon de Blue Origin.
Le modèle de revenus repose pour l’instant sur des tarifs astronomiques. Les vols suborbitaux coûtent entre 250 000 et 450'000 dollars par personne, tandis que les missions orbitales, comme celles effectuées à bord de la capsule Crew Dragon de SpaceX, atteignent environ 55 millions de dollars par passager. Le tourisme spatial demeure ainsi réservé à une infime minorité ultra-fortunée.
Le développement des technologies nécessaires à ces expériences exige des investissements massifs en recherche et en infrastructures. Le financement initial repose presque exclusivement sur des investisseurs privés, voire sur les fondateurs eux-mêmes. Jeff Bezos, Elon Musk et Richard Branson ont chacun investi des fortunes personnelles pour alimenter leurs ambitions spatiales. Bezos a même admis en 2017 vendre régulièrement des actions Amazon pour financer Blue Origin.
L’objectif à long terme est de réduire les coûts grâce à la réutilisabilité des lanceurs. Lors de la mission Apollo 11, seule la capsule de commande était revenue sur Terre, le reste du vaisseau ayant été abandonné dans l’espace. Des entreprises comme Blue Origin entendent changer cette logique. Leur système est conçu pour une réutilisation maximale: près de 99% de la masse à vide du véhicule, y compris le propulseur, la capsule, le moteur, le train d’atterrissage, l’anneau stabilisateur et les parachutes, peut être utilisé à nouveau après chaque vol. En réutilisant plusieurs fois les mêmes éléments, les entreprises espèrent amortir les coûts et rendre le tourisme spatial progressivement plus accessible.
Source: Dailymail.
Les obstacles ne sont pas uniquement d’ordre financier ou technologique. Le secteur fait également face à des contraintes réglementaires complexes et à des exigences d’assurance rigoureuses. Chaque vol avec passagers doit faire l’objet d’évaluations strictes en matière de sécurité, d’études d’impact environnemental, et répondre à des obligations de couverture en responsabilité civile très élevées, les primes d’assurance peuvent à elles seules s’élever à plusieurs dizaines de millions de dollars par lancement. La législation américaine impose également à tous les participants de suivre un programme d’entraînement adapté à leur profil de mission. Par exemple, les passagers de New Shepard chez Blue Origin ont suivi une formation de deux jours incluant préparation physique, protocoles d’urgence, apprentissage des systèmes de sécurité et familiarisation avec l’état d’apesanteur. Les entreprises doivent par ailleurs anticiper les retards, annulations voire les échecs de mission, qui exigent des plans de secours détaillés ainsi qu’une stricte conformité avec les autorités aériennes et spatiales.
Selon une étude publiée par Research and Markets, le marché mondial du tourisme spatial était évalué à 1,23 milliard de dollars en 2024 et devrait connaître une croissance annuelle moyenne (CAGR) de 31,6% entre 2024 et 2030. Cette expansion rapide s’explique par l’engouement croissant du public pour les voyages spatiaux commerciaux, la montée en puissance des investissements privés, notamment de la part de particuliers fortunés, ainsi que par les progrès technologiques dans la conception de lanceurs réutilisables et de capsules habitées. Les innovations en matière de protection contre les radiations, de systèmes de survie, de simulations immersives en réalité virtuelle ou augmentée, ainsi que les améliorations en matière de sécurité et de confort des passagers, contribuent à renforcer la viabilité commerciale à long terme du secteur.
Réticences
Aussi passionnant que puisse paraître le tourisme spatial, nombreux sont ceux qui affirment qu’il s’agit d’une expérience ultra-exclusive, davantage un terrain de jeu pour milliardaires qu’un pas en avant vers des voyages spatiaux réellement accessibles. D’autres s’interrogent sur sa finalité, soulignant que, contrairement aux missions de recherche menées par la NASA ou l’ESA, la plupart des vols touristiques ne contribuent pas beaucoup, voire pas du tout, à la science.
L’impact environnemental constitue également un sujet d’inquiétude croissante. Les fusées libèrent des gaz et particules à très haute altitude, dans des couches de l’atmosphère où leurs effets peuvent être plus persistants et plus néfastes que les émissions générées au sol. On estime, par exemple, que Virgin Galactic émet environ 12 kg de CO2 par passager et par mile, contre 0,2 kg de CO2 pour un vol commercial classique. Blue Origin affirme que sa fusée New Shepard ne produit que de la vapeur d’eau, sans émissions de carbone. Mais cette affirmation reste sujette à controverse. La professeure Eloise Marais, spécialiste de la chimie atmosphérique à l’University College de Londres, rappelle que la vapeur d’eau est elle-même un gaz à effet de serre. À ces altitudes, elle peut altérer la couche d’ozone et former des nuages stratosphériques qui retiennent la chaleur. Par ailleurs, d’autres émissions non carbonées, comme les oxydes d’azote, contribuent également au réchauffement climatique.
Source: Financial Times.
Vient ensuite la question de la sécurité. Contrairement aux agences spatiales établies, fortes de plusieurs décennies d’expérience, les entreprises privées évoluent dans un environnement hautement concurrentiel, où la pression de performance peut conduire à des délais raccourcis, des protocoles de test réduits et donc à des niveaux de risque accrus. Les experts soulignent que même les vols de courte durée peuvent avoir un impact sur l’organisme humain, en exposant les passagers aux radiations et à divers effets physiologiques encore mal maîtrisés.
Conclusion
Le tourisme spatial en est encore à ses balbutiements. Il s’agit davantage d’un symbole d’ambition technologique et d’aventure élitiste que d’un mode de transport accessible au plus grand nombre. Chaque vol réussi constitue toutefois une étape importante vers la démonstration que des missions commerciales, même brèves, peuvent être menées en toute sécurité. Si les technologies réutilisables continuent de progresser, que le cadre réglementaire s’adapte et que les coûts diminuent, une ouverture progressive au grand public pourrait devenir envisageable.
Pour les rares privilégiés ayant déjà fait le voyage, contempler la Terre depuis l’espace s’apparente à une expérience bouleversante : une sphère bleue fragile, flottant dans l’obscurité, sans frontières ni divisions. Cette perception, connue sous le nom d’“overview effect”, nous rappelle à quel point notre planète est précieuse et vulnérable.