Panta rhei – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

«Rien n’est aussi constant que le changement», comme l’a exprimé le philosophe Héraclite d’Éphèse. La version brève en est la suivante: «panta rhei».

Les grands développements projettent souvent leur ombre loin devant eux. La redécouverte de l’État en tant qu’acteur actif de la politique économique doté d’un agenda aux facettes multiples n’est pas uniquement attribuable à la pandémie. Comme l’évolution des préférences politiques sur les plans socio-économique et démographique se profilait depuis longtemps déjà, la levée des mesures de confinement pourrait induire non pas un retrait de l’État mais son expansion. Le maintien de la prospérité des économies riches et vieillissantes ainsi que le développement des infrastructures mondiales menacées par le changement climatique induisent un accroissement de la dette publique, de la densité réglementaire et de la répression fiscale par le biais de taux d’intérêt réels négatifs. Le Japon montre la voie à certains égards. Les conséquences sont importantes pour les politiques d’investissement. Nous exposons cette évolution ainsi que les prises de position les plus récentes du Comité de placement du Credit Suisse.

1. La constance du changement

J’ai passé les vacances d’été en famille dans les Cyclades. Actuellement, nous associons tous la Grèce au sort de ses habitants frappés par des incendies dévastateurs. Je souhaite néanmoins faire une petite incursion dans le patrimoine de ce berceau de la culture européenne. À son apogée, l’île de Délos, aujourd’hui inhabitée, était par exemple un haut lieu du cosmopolitisme dans le bassin méditerranéen autour de 160 av. J.-C. Ses mosaïques bien conservées témoignent de l’existence d’une société fortunée et ouverte au monde, qui y profitait de la fraîcheur estivale. Jusqu’à 25'000 personnes ont vécu sur cette petite île favorisée par sa situation géographique, franche de droits de douane et de taxes. Bien sûr, les splendides bâtiments de l’époque sont aujourd’hui des ruines, mais le site est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Le reste appartient à l’histoire, dans laquelle, nous le savons bien, «rien n’est aussi constant que le changement», comme l’a exprimé le philosophe Héraclite (535 - 475 av. J.-C.) d’Éphèse (aujourd’hui en Turquie). La version brève en est la suivante: «panta rhei» (c.-à-d. «toutes les choses coulent» ou «tout passe»).

Visiter un tel patrimoine culturel fait du bien, car il présente souvent le cours de l’histoire à notre regard intérieur et il relativise l’agitation du présent. Il ressort alors clairement que les modèles de comportement humain, en particulier, survivent à la fuite du temps (contrairement aux événements historiques): le désir de «voir et d’être vu» par exemple, mais aussi la soif de succès et la proximité sociale se perçoivent d’une manière frappante sur Délos, de même que la force négative de la rancune et de la recherche du conflit. Il en ressort également que la persévérance et la résilience ont toujours constitué des facteurs déterminants de réussite. Bien entendu, ce principe s’applique également aux investisseurs.

Nous avons donc mis de côté l’actualité financière pendant les vacances pour nous interroger plutôt sur les principales forces qui façonnent notre époque, parmi lesquelles figure probablement le changement de paradigme affiché par la politique économique et amorcé bien avant la pandémie. Cela explique pourquoi il n’y aura pas de «retour à la case départ» ou encore pourquoi le climat exercera un impact mondial sur l’économie, la société et l’innovation avec ou sans mesures politiques pour inverser son évolution. C’est là que se trouvent les clés stratégiques du succès à long terme de notre prévoyance et de nos investissements.

Du «consensus de Washington» au «consensus de Buenos Aires»?

Dans son livre intitulé Geopolitical Alpha1, le célèbre stratège de Wall Street, Marko Papic, introduit la notion de «consensus de Buenos Aires», qu’il développe en opérant une inversion métaphorique incisive du «consensus de Washington». Je souhaite exposer ici sa pensée, qui s’apparente à notre Supertrend «Sociétés anxieuses»2. Il s’agit en effet d’une tendance internationale de politique économique qui est importante pour les investisseurs, car elle peut avoir un impact sur le coût du capital, les devises et les stratégies des entreprises au cours de la présente décennie.

Après la crise de la dette latino-américaine dans les années 1980, le Fonds monétaire international (FMI), les États-Unis et d’autres pays créanciers occidentaux ont exigé, en contrepartie de la restructuration de la dette, des réformes de la politique économique, lesquelles ont été qualifiées de «consensus de Washington» et même de politique du «laissez-faire» par les critiques.

La politique économique nationale et internationale a sans aucun doute été marquée par cet esprit dans les années 1990. La fin de la guerre froide et la dislocation de l’Union soviétique ont nourri chez beaucoup l’espoir d’assister à l’émergence d’un libre-échange fondé sur des règles, qui procurerait des avantages réciproques aux pays pauvres et aux pays riches. En 1995, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a succédé à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). La Chine, qui était alors une économie émergente pauvre, y a adhéré en 2001. Ce fut une époque de libéralisation, de mondialisation, de plafonnage de la dette publique et d’intensification de l’activité d’investissement. En maints endroits régnait l’opinion politique selon laquelle une croissance flanquée d’une faible inflation avait les meilleures chances de se déployer dans des économies de marché libres, dotées d’institutions stables fondées sur l’État de droit, ainsi que dans des pays peu endettés. Ce concept véhiculé par le consensus de Washington a entraîné des libéralisations et un glissement de la politique économique vers le centre-droit. C’est ainsi que Bill Clinton a encouragé la limitation de l’endettement public et le libre-échange, il a simplifié la fiscalité et libéralisé les marchés du travail et des capitaux. Des réformes similaires ont été introduites par Tony Blair au Royaume-Uni, Gerhard Schröder en Allemagne, Paul Keating en Australie, Jean Chrétien au Canada ou encore Romano Prodi en Italie. Deng Xiaoping s’est également inspiré de cet esprit libéral pour ouvrir la politique économique chinoise, tout comme l’ont fait les «dragons» asiatiques. Aujourd’hui, il n’est toutefois plus possible de gagner une élection en adoptant une attitude calquée sur le consensus de Washington. Les conditions socio-économiques et démographiques à travers le monde ont trop changé.

Pas de retour en arrière

Certains observateurs affirment que les confinements, les mesures de relance et la monnaie hélicoptère ont mis fin à la prudence politico-économique dans les nations dominantes. Dans le monde entier, les conflits commerciaux s’intensifient, la dette souveraine augmente et les planches à billets tournent à plein régime. Mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit que le «nouvel» engouement pour les interventions de l’État n’a rien de très «nouveau» ou qu’il n’est pas entièrement imputable à la pandémie. Il reflète plutôt une tendance en place depuis un certain temps.

En l’an 2000 déjà, l’éclatement de la bulle Internet a brisé de nombreux espoirs suscités par les promesses d’une déréglementation de l’économie de marché. À la perspective d’une liberté économique créative a succédé le tableau d’un capitalisme financier déchaîné et polarisant. En outre, des évolutions socio-économiques ont changé la donne en maints endroits: en Europe, aux États-Unis et au Japon, le départ à la retraite des baby-boomers, l’augmentation de l’espérance de vie et le recul des taux de natalité ont modifié les préférences politiques. Après son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce en 2001, la Chine a connu un miracle économique, qui a été particulièrement bénéfique aux florissantes régions côtières du pays. Les stratégies ont évolué en matière de politique économique: le «laissez-faire» entrepreneurial a été abandonné au profit d’un accroissement de la prospérité et des privilèges sociaux.

Sept ans plus tard, lorsque la crise financière a déclenché une nouvelle récession mondiale, le secteur financier et le consensus de Washington qui lui est associé sont définitivement tombés en disgrâce. De nouvelles majorités politiques ont demandé un durcissement de la réglementation et des mesures de protection contre les crises futures, imputées par beaucoup au système financier mondial. Papic parle du remplacement du «consensus de Washington» par un «consensus de Buenos Aires» populiste. Le Supertrend «Sociétés anxieuses», que nous avons analysé en profondeur, pointe également dans cette direction. Il s’agit en définitive d’un changement d’orientation de la politique (économique) vers une approche fiscale, monétaire et économique plus dynamique.

Le creusement du fossé entre les riches et les pauvres ainsi que l’inquiétude de nombreuses personnes quant à la perte de leur emploi et de leur sécurité personnelle alimentent ces évolutions. Donald Trump, par exemple, en a tiré profit. Et le Japon pourrait se profiler involontairement en modèle à certains égards, du moins en ce qui concerne la dette publique, les taux d’intérêt nuls et la planche à billets. La pandémie a accentué la redécouverte de l’État fort, mais elle ne l’a pas justifié. Pourquoi cette précision est-elle importante?

Premièrement, parce qu’elle explique pourquoi l’espoir de nombreux épargnants d’assister au retour d’une politique économique restrictive et d’une époque, sans doute révolue, de taux d’intérêt réels positifs risque de n’être qu’un voeu pieux.

Deuxièmement, parce qu’elle montre l’utilité d’appliquer un «prisme thématique» aux stratégies de placement. Le Supertrend «Sociétés anxieuses» a mis en évidence, bien avant la pandémie, quel était le prix d’une répression financière par le biais de taux d’intérêt réels négatifs. Peu de choses devraient changer à cet égard au cours de la présente décennie.

Voici quelques graphiques à titre d’illustration:

Le graphique 1 montre que la montée en puissance de l’État expansif a commencé avant la pandémie, même si elle a consolidé le rôle de celui-ci dans une certaine mesure.

La dette publique a progressé de 71 à 170% du PIB national depuis 2001 aux États-Unis, de 50 à 235% depuis 1993 au Japon et de 35 à 105% depuis 2001 en Grande-Bretagne. Ce n’est qu’en Allemagne qu’elle a diminué après la crise financière, de 83 à 60%, grâce à la politique d’austérité du gouvernement Merkel, très critiquée par la communauté internationale. Une époque révolue.

2. Bonnes dettes, mauvaises dettes: le Japon montre-t-il la voie?

L’exemple japonais est-il vraiment pertinent pour l’Europe et les États-Unis? De nombreux éléments le laissent penser, surtout en ce qui concerne l’Europe. Cette dernière et le Japon sont des économies développées et démocratiques dotées d’institutions solides et d’entreprises prospères, qui affichent régulièrement des excédents commerciaux. Les deux régions ont un secteur public très endetté qui, à la différence des États-Unis, est financé principalement par ses propres institutions de prévoyance et par le secteur financier. Elles ne connaissent pratiquement pas d’inflation depuis des années et les taux d’intérêt y sont extrêmement bas. Sur le plan démographique, le Japon a probablement une longueur d’avance sur de nombreux pays, mais il est loin d’être le seul. Son taux de natalité stagne depuis plusieurs années à 1,4 enfant par femme. Rien de surprenant donc à ce que sa population ait diminué de 2,4 millions de personnes depuis 2007. À titre de comparaison, le taux de natalité dans le monde est passé de 5 à 2,5 enfants par femme depuis 1950 selon les Nations Unies (ONU). Il s’établit encore à 4,4 en moyenne en Afrique et à 2,2 en Asie, mais il n’est plus suffisant pour assurer une évolution démographique stable dans différents pays: France (1,9), États-Unis (1,8), Grande-Bretagne (1,8), Russie (1,8), Chine (1,7), Allemagne (1,6), Italie (1,3).

Le marché du travail japonais est toujours aussi important qu’il y a trente ans. La part des plus de 65 ans est passée de 25 à 30% depuis 2013. Mais grâce à la politique de taux d’intérêt zéro qu’il pratique depuis 1999, le Japon peut toujours créer de nouvelles dettes afin de stimuler artificiellement son économie. Bien que les personnes âgées soient moins mobiles que les jeunes, l’État expansif ne cesse de construire des routes, des ponts et des voies ferrées pour donner l’apparence d’une économie florissante.

En d’autres termes, le Japon a été le premier pays industrialisé riche à mettre en oeuvre la «théorie monétaire moderne» en 1999 déjà. Son succès semble lui donner raison. Suivrons-nous son exemple? C’est bien possible.

Voici quelques graphiques à titre d’illustration.

Certains se demandent pourquoi, en dépit de la pénurie persistante de placements affichée par le Japon, les marchés boursiers de celui-ci ont pris tant de retard sur les places américaines et même européennes? Probablement pour des questions de «gouvernance», ce qui nous ramène à la tendance des «investissements ESG». Le Japon est la seule économie riche dans laquelle les dirigeants d’une entreprise peuvent procéder à des augmentations de capital sans le consentement des actionnaires, entraînant ainsi une possible dilution pour ces derniers. Ce phénomène a probablement de profondes origines culturelles. Au Japon, un emploi à vie au sein de la même entreprise revêt depuis longtemps une plus grande importance qu’aux États-Unis ou en Europe, de sorte que les intérêts des actionnaires sont évalués d’une manière différente par rapport à ceux des employés et même des membres de la direction. Il n’est donc pas surprenant que les marchés boursiers reflètent ces différences.

3. Quid des investisseurs? Décisions du Comité de placement

Voici brièvement trois conclusions, également tirées des récentes prises de position du Comité de placement du Credit Suisse.

  1. Au vu des perspectives économiques et de l’orientation des politiques monétaire et budgétaire, les actions semblent demeurer la classe d’actifs la plus attrayante à moyen terme. Leur prime de risque et leur rendement sont élevés. Les corrections estivales et les rebonds ultérieurs montrent de manière continue que les marchés boursiers sont soutenus par une demande refoulée en matière de placements. Et rien ne devrait changer à cet égard tant que les taux d’intérêt réels resteront négatifs, que la demande d’investissements et l’excédent de liquidités demeureront conséquents (voir le graphique 5) et que les perspectives conjoncturelles seront favorables.
  2. Les grandes rotations opérées par les marchés boursiers mondiaux restent stimulées par des Supertrends tels le changement climatique, les infrastructures, la démographie, les «sociétés anxieuses» et la technologie. Les récentes corrections des actions chinoises ont mis en évidence les avantages des fonds de placement à gestion active, un constat qui peut être généralisé, en particulier dans les secteurs disruptifs. En effet, les Supertrends commencent souvent à petite échelle puis défient de manière croissante les entreprises bien établies. Les gestionnaires de fortune qui investissent de manière active et diversifiée dans des sociétés de niche non cotées et fortement spécialisées tirent profit à cet égard du facteur de réussite que constitue la résilience mentionnée au début de la présente lettre.
  3. À long terme, les marchés boursiers évoluent en fonction des bénéfices des entreprises. Mais à court terme, ils prennent tantôt du retard, tantôt de l’avance sur eux. Un regard à l’historique des bénéfices par action au sein du S&P 500 et à l’évolution de cet indice (voir le graphique 6) rassure. Dans la phase actuelle, les marchés boursiers n’ont pas pris une avance exagérée sur les bénéfices, un facteur supplémentaire suggérant que la hausse n’a pas encore atteint son terme.

 

1 Marko Papic, «Geopolitical Alpha – An Investment Framework for Predicting the Future», Wiley, 2020, ISBN 978-1119740216

A lire aussi...